For Whom The Bell Tolls
Réalisé par Sam Wood
Avec Gary Cooper, Ingrid Bergman, Katina Paxinou
États-Unis – 1943
On a cette image des grandes productions hollywoodiennes des années 40 à l’ampleur homérique, aux couleurs rutilantes et saturées. Avec son cadre de guerre civile espagnole, adapté d’Hemingway, Pour qui sonne le glas fait office de remarquable démonstration d’un visuel moderne, réaliste, et encore aujourd’hui épatant.
Le temps de mourir
C’était le temps des grandes fresques. Le producteur démiurge David O. Selznick, qui ressortait des tournages d’Autant en emporte le vent et de Rebecca, était intéressé par l’adaptation de Pour qui sonne le glas, d’Ernest Hemingway, publié en 1940., mais ne se sentait plus de porter un tel projet – aussi compliqué pour des raisons politiques. Il revendit alors les droits à Paramount et à Sam Wood, tout en gardant un oeil sur la production. Hemingway, avait fait partie des brigades internationales lors de la guerre civile espagnole. De cette expérience, il en tira son célèbre roman. Comment Hollywood pouvait-il passer à côté d’un tel sujet ? La relation entre Hemingway et le cinéma était compliquée, ce depuis L’Adieu aux Armes de Frank Borzage, sorti en 1932, que l’écrivain conspuait. Malgré cela, grâce à cette adaptation de Pour qui sonne le glas, Hemingway retrouvait son ami Gary Cooper. En résulte une fresque inévitablement romancée, où la guerre d’Espagne n’est qu’une toile de fond, parfois abstraite – jamais le nom de Franco n’est prononcé – laissant surtout la part belle à une tragédie amoureuse entre Roberto, le monolithe Cooper, et Maria, sublime Ingrid Bergman, tout en gros plans et cheveux courts, elle qui ressortait du tournage de Casablanca [1].
Ce qui est remarquable, dans Pour qui sonne le glas, c’est cette signature par deux « techniciens » d’Hollywood : William Cameron Menzies et Natalie Kalmus. Le premier, grand chef décorateur et directeur artistique (il a opéré notamment sur Autant en emporte le vent, mais aussi sur le flamboyant Voleur de Bagdad, version muette), contrôlait en amont le tournage face au faiseur efficace (et néanmoins producteur) Sam Wood. « Menzies concevait les décors et dessinait les plans ; il précisait l’emplacement et la hauteur de la caméra. Il spécifiait même le type de focale qu’il voulait pour tel plan. […] Menzies créait tout l’aspect visuel du film, je suivais ses directives. Sam Wood dirigeait seulement les acteurs, il ne connaissait rien à l’image » précisait auparavant le directeur de la photographie James Wong Howe à propos du tournage de Crimes sans châtiment, l’un des précédents films de Wood. L’emprise esthétique de William Cameron Menzies sur le tournage de Pour qui sonne le glas était énorme, autant dans toute la partie tournée en studio que dans les extérieurs, tournés dans la Sierra Nevada californienne – où il faisait même repeindre, pour certains plans, les ombres des falaises et montagnes en arrière-plan.
La seconde, ex-femme du docteur Herbert Kalmus, inventeur du Technicolor, était justement superviseuse des Technicolor advisers qui ponctuaient les tournages en couleur. Or, Natalie Kalmus avait une conception précise de la couleur (voir à ce sujet son essai La Conscience de la couleur), orientée vers des teintes relativement réalistes, à tendances monochromes (brun, gris, rouge foncé) ponctuées çà et là d’un élément unique coloré – à contrario d’une autre conception de la couleur, rutilante, voulue par certains producteurs dont Selznick. Pour qui sonne le glas en est une illustration parfaite de cette conception selon Nathalie Kalmus, avec son esthétique désaturée, ses plans sciemment sous-exposés et ses cadrages serrés qui évitent, autant que possible, un épique trop déplacé. Il est de la sorte la matrice de toutes les recherches autour d’une esthétique désaturée qui suivront (de L’Armée des ombres à Il faut sauver le soldat Ryan). Preuve de la richesse de traitements permis par le Technicolor trichrome [2] – notamment en vogue depuis Blanche Neige et les sept nains, sorti en 1936, qui travaillait déjà une esthétique colorimétrique réaliste [3].
Loin de tout désir de glorification, le film est étonnement trouble dans sa caractérisation des personnages. Le chef de la guérilla, Pablo (Akim Tamiroff, acteur d’origine arménienne dont la carrière traverse à-peu-près celle de tous les grands réalisateurs hollywoodiens) est un personnage brisé, qui n’a de cesse d’alterner entre moments de lucidité et tentative de trahison, mais la résistance est bien trop faible et nécessiteuse pour se passer de lui. Ses confrontations avec le personnage de Gary Cooper sont ambiguës, interminables et pourtant fascinantes – dont une scène intrigante où Pablo se fait frapper à répétition par un de ses hommes. Sa femme, Pilar (la grecque Katína Paxinoú, par ailleurs lauréate de l’Oscar du meilleur second rôle) est quant à elle un personnage épris de courage et de force, véritable leader, pourtant mélancolique. Autant de signaux préfaçant l’issue tragique et inéluctable du conflit, comme si le Hemingway de 1940 confrontait celui de 1936.
Bien qu’il ne soit pas un chef d’œuvre, qu’il n’ait pas la maestria d’Autant en emporte le vent ou l’ampleur dramaturgique de Duel au Soleil, Pour qui sonne le glas est un représentant fascinant d’une certaine approche du classicisme, de la tragédie à grande échelle, tantôt très moderne, tantôt très désuète. Et aussi intrigant dans sa vision de la guerre civile, peut-être timide mais surtout anti-manichéenne, car Hemingway et Dudley Nichols, le scénariste, n’oublient pas de mentionner (et montrer) la terreur rouge, ou les exactions barbares commises par les Républicains. Aucun protagoniste n’échappe à ce revers de la médaille. Pas même les héros vertueux, pas même Gary Cooper qui, dans la séquence d’ouverture, assassine l’un des siens pour qu’il ne tombe pas aux mains des nationalistes. Et lorsque Cooper, avec sa mitrailleuse, tire à la fin du film face à la caméra, c’est peut-être aussi sur nous, spectateurs, qu’il fait feu. Étrange effet, mais intrigante manière de rappeler que personne n’est à l’abri du fascisme et de son ombre mortifère.
[1] Auparavant, son rôle était d’ailleurs attribué à l’actrice Vera Zorina, finalement virée après trois semaines de tournages. C’est Selznick, jamais bien loin, qui proposa Ingrid Bergman.
[2] Le Technicolor trichrome fonctionne sur la synthèse des couleurs. Sur le tournage, la caméra trichrome sépare, avec un prisme, les couleurs rouge, vert et bleu, chacune impressionnée sur une bobine différente (l’appareil était énorme). La synthèse additive des trois bobines recréé la couleur.
[3] En dépit des restaurations effectuées par Disney, notamment depuis le DVD, où l’image a été lissée et les couleurs de nouveau saturées. Les 35mm d’origine ont des teintes beaucoup moins chaleureuses, plus automnales, parfois même grisâtres, comme l’imagerie d’un conte plus ténébreux qu’il n’y paraît.
Pour qui sonne le glas est présenté par Elephant Films dans ses deux versions, dont la version intégrale avec ouverture musicale et entracte.
En complément, deux entretiens. Un, fort peu palpitant d’Eddy Moine, à propos du film en lui-même ; un autre, cette fois-ci passionnant, de l’électrique et enthousiasmant Frédéric Mercier, à propos du contexte de la guerre civile espagnole.
Combo DVD/Blu-ray
Elephant Films
11 décembre 2018