Largement invisible jusqu’alors, L’Inondation, réalisé par le cinéaste ukrainien Igor Minaiev, est ressorti en salles. Le film de 1993, portrait de femme intime et sanglant, est porté par une Isabelle Huppert russophone, à l’origine de la production

Un film qui pleut. C’est le sentiment premier qui saute aux yeux, et qui demeure. Le titre de cette adaptation d’un court roman de Ievgueni Zamiatine (L’Inondation, publié en 1929) n’est pas trompeur : il bruine, pleuvine, tempête sur chaque plan de cette œuvre rare, méconnue et ressuscitée en salles par les Films du Camélia. Igor Minaiev, cinéaste ukrainien, réalise L’Inondation deux ans à peine après l’effondrement soviétique. C’est une commande d’Isabelle Huppert, entre deux sommets chabroliens : Madame Bovary (1991) et La Cérémonie (1993). Sur les plateaux branlants, presque en ruines de la Mosfilm, Huppert domine la production et inspire la mise en scène, qui traque sur son visage d’actrice, les infimes oscillations d’un jeu tout en retenue et en contrepoints, qui constitue sans nul doute le principal événement formel du film.

L'Inondation (1993) © Les Films du Camélia

E la Neva va

Dans une Petrograd fantomatique, piégée par un hiver sans fin que n’égayent ni les parades du premier Mai, ni les chœurs des passants qui entonnent l’Internationale, Sophia (Isabelle Huppert) tente de sauver son mariage qui bat de l’aile. Son mari (Boris Nevzorov) souhaite un enfant qu’elle ne peut lui donner. Alors que le régime se verrouille et achève sa plongée vers la nuit du totalitarisme stalinien, montent les eaux de la Neva, et s’abat sur la ville un véritable déluge. Sophia accueille chez elle une jeune voisine orpheline (Svetlana Krioutchkova), qui ne laisse pas Boris indifférent.

Le ciel du film épouse les mouvements météorologiques de l’âme de Sophia ; ses humeurs, au sens antique du terme : l’eau du fleuve déborde, comme s’écoulent les larmes, les menstrues ou le liquide amniotique entre les jambes de l’héroïne. Elle pleut. Huppert pleut. Et la tempête lui fait écho. L’Inondation fait courir la métaphore, sur un fil, sans tomber dans le travers douteux d’un cliché bien connu, reconduit par des fictions hollywoodiennes telles que La Mousson (Clarence Brown, 1939) ou son impressionnant remake de 1955 par Jean Negulesco. Ces films figuraient le déluge qui s’abattait sur une bourgade de l’Inde coloniale comme le miroir des pulsions déchaînées de leurs protagoniste, châtiées d’avoir failli à refréner leur désir ; coupables de s’être trop répandues, trahissant en creux la bonne morale masculine qui s’en tirait, elle, à bon compte — car un homme, on le sait, ça s’empêche. Ce n’est pas l’objet de Minaiev. L’eau qui s’infiltre et suinte partout ne punit ni ne régénère rien ni personne : la Neva déborde de tout autre chose. En témoigne cette récurrence, presque aussi constante dans le film que la pluie, de plans de vapeur ou de brouillard. L’eau monte et avec elle se multiplient les figures, corollaires, de son évaporation.

C’est ce qui menace le personnage d’Huppert : partir en fumée. Se volatiliser. Un plan montre Sophia comme avalée par les draps blancs du lit conjugal, alors que s’étend à ses côtés, la silhouette gargantuesque de son mari. Incapable d’enfanter, elle cesse d’exister aux yeux de celui qui ne tarde pas à la remplacer dans sa couche, sans formuler un remord. Elle disparaît. Contre cette invisibilisation, Sophia choisit l’orage et le sang : ce qui mouille, ce qui tache. Ce qui tue. C’est tout au bout de cette tempête qu’elle osera enfin tenir tête à son mari et lui crier « Tais-toi ! », dans cette langue russe qu’Huppert dit avoir appris dès l’adolescence, et que l’on semble entendre alors nettement, de sa bouche, pour la première fois. Sophia se libère (mais à quel prix ?) de son devenir fantôme ; aux vapeurs, au gaz, aux nuées, elle préfère la crue.

[1] En présentant le film aux Écoles Cinéma Club, Isabelle Huppert se souvient des studios de la Mosfilm comme d’un « Titanic en train de couler », évoquant avec Igor Minaiev, des planchers troués comme des passoires, et des rats traversant le plateau de tournage.
[2] Myrna Loy pour le film de 1939, Lana Turner en 1955
[3]
On pourrait sans doute rattacher ce film au « Gaslighting », concept forgé par Hélène Frappat dans un livre récent (Le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes, éd. De l’Observatoire, 2023) à partir du film de George Cukor, Gaslight (1944).

 

L’INONDATION
(NAVODNENIE)
Igor Minaiev, 1993, France – Russie

Les Films du Camélia
Au cinéma le 28 février 2024

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