Alors que s’ouvre à la Cinémathèque française (ainsi qu’à la Cinémathèque de Grenoble) une rétrospective Marco Ferreri jusqu’au 28 février 2022, nous avons rencontré Gabriela Trujilo, directrice de la cinémathèque de Grenoble et autrice d’un essai paru en 2020 sur le cinéaste italien, Marco Ferreri, le cinéma ne sert à rien. Raisons du purgatoire dont est l’objet le réalisateur de La Grande bouffe, aspect visionnaire de son cinéma, particularités de son style, vision des relations hommes-femmes, ses acteurs fétiches : Gabriela Trujilo confirme la nécessité de redécouvrir l’œuvre de ce cinéaste iconoclaste.
Marco Ferreri est un cinéaste peu étudié. Quel a été le déclic pour enclencher votre travail sur le cinéaste ?
Mon amour pour le cinéma italien bien sûr ! J’ai découvert trois films de Ferreri à la Cinémathèque française, dans des contextes très différents : Le Mari de la femme à barbe, Rêve de singe, Dillinger est mort. Trois films splendides, intrigants. À chaque fois, j’ai été impressionnée. Ma cinéphilie s’était construite avant cela sur des objets qui ne ressemblaient pas du tout à ce que je découvrais là. Ensuite, de manière plus anecdotique, je suis restée longtemps alitée, le pied dans le plâtre. Au début de ma convalescence, un ami cher m’a offert El Cochecito, en disant « tiens, ça devrait te plaire ». Ce film un rien picaresque m’a également éblouie, par son humour, son âpreté et son émotion. C’est là que je me suis dit qu’il fallait que je travaille sur Marco Ferreri. Il n’y avait pratiquement aucune publication exhaustive en français depuis sa mort. J’ai donc lancé ce projet de livre avec les éditions Capricci, avec lesquelles j’avais travaillé auparavant sur Mizoguchi.
Comment l’expliquez-vous ?
Marco Ferreri n’est pas un cinéaste à la mode. Sa réputation sulfureuse a occulté l’ensemble de son œuvre. C’est un cinéaste qui va à l’encontre de l’idée que l’on se fait de nos jours du goût de la cinéphilie, peut-être. Des auteurs comme Fellini, Antonioni ou Visconti sont devenus des icônes. Or Ferreri est là pour dynamiter toutes les icônes. C’est ce qui a empêché qu’il le devienne à son tour. Il faut reconnaître aussi que ses derniers films ont été moins vus, notamment en France. Sa renommée a fini par s’étioler, à part les stéréotypes concernant La Grande Bouffe. Ce cinéma parfois difficilement aimable a également eu du mal à franchir le cap des années et des générations. Seuls les cinéphiles et critiques qui lui étaient contemporains – Jean Gili, Michel Ciment, Noël Simsolo, Serge Toubiana – l’ont bien connu, et il est devenu un objet privé d’adoration. Il ne fait pas partie des idoles populaires du cinéma, surtout à notre époque où les images de l’industrie culturelle – telles Audrey Hepburn, Anita Ekberg ou Monica Vitti – sont des icônes qui ont franchi le cap des années. Les figures italiennes sont bien délimitées et définies. Ferreri n’entre pas du tout dans ce cadre-là, et tant mieux : on ne verrait pas son portrait dans un restaurant italien.

Peut-être est-ce en raison de sa supposée misogynie ?
Oh, si on snobait les réalisateurs misogynes, l’histoire officielle du cinéma serait bien différente ! Et puis c’est presque le contraire. Je ne vois pas ce qu’il y a de misogyne dans les films de Ferreri, d’ailleurs on lui a même reproché d’être féministe ! La représentation de la femme chez Ferreri est heureusement complexe. Quand Marco Ferreri montre un personnage féminin, il y a plusieurs possibilités : en général, un personnage masculin veut la séduire, puis il prend peur ou trouve la femme (ou toutes les femmes) monstrueuse. Mais ce n’est bien sûr pas du tout une généralité ; et puis, l’essentiel est de montrer le malaise des hommes face aux femmes. Dire de Marco Ferreri qu’il est misogyne, c’est confondre le personnage avec une prétendue intention morale, et c’est une erreur. Ce n’est pas parce que ses personnages féminins peuvent apparaître comme soumis ou effrayants que cela reflète sa pensée. Le malaise de Gérard Depardieu face aux féministes dans Rêve de singe ne permet pas de conclure qu’il s’agit d’un film anti-féministe. C’est un film qui cherche juste à montrer à quel point un personnage masculin a du mal à comprendre que le monde change et qu’il doit changer sa perception des femmes. C’est pour cela que je ne suis pas du tout d’accord avec le reproche qu’on a pu faire à Ferreri d’être misogyne. Par exemple, dans Dillinger est mort, on aurait pu s’attendre à ce que Natalia Ginzburg, autrice, philosophe et femme politique italienne, critique de cinéma à ses heures, lui reproche sa misogynie, vu comment sont traités les personnages féminins, du point de vue du personnage de Michel Piccoli. Or pas du tout ! Ginzburg est claire : elle a détesté le film car elle s’est profondément ennuyée, c’est tout.
Il a d’ailleurs offert des rôles marquants à de grandes actrices : Marina Vlady, Annie Girardot, Catherine Deneuve, Ornella Muti, etc…
Oui, absolument. Et puis il faut faire confiance aux actrices, aussi ! Revoyez Le Lit conjugal et dites-moi si Marina Vlady n’a pas là l’un de ses plus grands rôles… Et personnellement, j’aime tellement Catherine Deneuve dans Liza – un film pas commode ! C’est l’histoire d’une femme qui tombe amoureuse d’un homme et souhaite remplacer le chien de cet homme. Mais ce n’est pas du tout méprisant envers la femme. L’homme est un misanthrope pour lequel le plus haut degré de l’amour qu’il peut offrir est celui qu’il donne à son chien ! C’est pour cela que Deneuve veut remplacer le fameux chien, qui donne son nom au roman d’origine (« Melampo »). Vouloir devenir un chien, c’est juste vouloir devenir l’objet de l’amour d’un homme qu’on veut aimer. Les images de Catherine Deneuve léchant la main de Marcello Mastroianni vont continuer de troubler. Mais du point de vue du scénario et du film (signé par Jean-Claude Carrière), il n’y est pas question de haine de la femme. En effet, Ferreri a offert des rôles très importants à ses actrices. Même quand elles apparaissent comme de simples objets de fantasmes, elles ne sont jamais rabaissées. Dans La Chair, un de ses films que je préfère, Francesca Dellera est fantastique, par sa carnation, sa manière de parler. Elle est ensorcelante ! Pareil pour Annie Girardot : pourquoi parle-t-on d’elle dans Rocco et ses frères, et si peu d’elle dans Le Mari de la femme à barbe ? Parce qu’elle est sous une épaisse couche de poils et que cela va contre la représentation d’une star ! Pourtant Girardot est l’actrice qui a le plus souvent tourné pour Marco Ferreri, si l’on compte ses apparitions, comme dans La Semence de l’homme.

Côté masculin, Marco Ferreri a souvent tourné avec trois acteurs fétiches : Ugo Tognazzi, Marcello Mastroianni et Michel Piccoli. Quels archétypes représentent-ils ?
Ferreri est né en 1928, Tognazzi en 22 et Mastroianni en 24. Ils appartiennent à une génération dont la masculinité a été forgée à la fin du fascisme : un corps viril, puissant et seul au sommet – une image martiale imposée par Mussolini. Après la guerre, l’échec de ce modèle masculiniste se retrouve dans les personnages ferreriens. Marco Ferreri commence sa carrière en Italie en compagnie d’Ugo Tognazzi dans Le Lit conjugal. Tognazzi incarne le prototype du mâle de l’après-guerre. Issu de la comédie populaire, il possède un côté malin : drôle, horrible, vieux garçon nostalgique du fascisme, fêtard impénitent. Mais Marco Ferreri l’a rendu plus complexe qu’un personnage de comédie italienne, sans le rendre tragique pour autant. Le vrai personnage tragique, c’est Marcello Mastroianni, qui représente une autre dimension de la masculinité, d’un point de vue sexuel et de son adéquation au monde moderne. Il incarne le versant philosophique et tragique de la masculinité telle que la perçoit le réalisateur, à l’instar du richissime industriel qui possède la plus belle fiancée, mais reste très malheureux, dans Break Up, film somptueux, malheureusement trop peu connu en France.
Michel Piccoli appartient également à cette veine ?
Oui. Dillinger est mort c’est l’absurde contemporain. Ils sont dans le même registre. Le sex appeal de Mastroianni est différent de celui de Piccoli mais ils incarnent tous deux des stéréotypes masculins sur le déclin. Puis arrivent des personnages masculins aux contours moins affirmés. Marco Ferreri travaille alors avec des acteurs italiens très connus de la télévision italienne : Roberto Benigni, Sergio Castellito ou Jerry Calà. Avec ce dernier, dans Journal d’un vice, Ferreri balaye tout le spectre de la décadence masculine. Il s’appelle Benito, et vit le déclin de toutes ses facultés symboliques – pauvre, pas de travail, pas de maison, quasi-fou – mais aussi sexuelles. C’est pour cela qu’il est obsédé par la décadence de son propre corps..

Qu’est-ce qui vous intéresse chez tous ces acteurs ?
Je trouve intéressant de voir que Ferreri, à l’instar d’autres réalisateurs comme Dino Risi, Alberto Lattuada, Lina Wertmüller et même Federico Fellini, montre comment les stéréotypes masculins issus du fascisme ont été brisés après la guerre. Cette faille est représentée dans le cinéma de Ferreri à travers l’échec sexuel et existentiel de certaines figures. Gérard Depardieu représente l’une des impasses masculines les plus fortes du cinéma de Ferreri. Il ne comprend pas l’arrivée des revendications féministes. Sa splendide figure fait écran à des rapports de couple ou sociaux harmonieux. Il ne se rend pas compte que l’obstacle, c’est lui ! Il ne pense qu’au sexe, au sens où, il pense qu’en se coupant le sexe, il pourra tout résoudre. Or c’est l’inverse qui se produit. Il n’a rien compris. C’est là tout le désespoir d’Ornella Muti dans La Dernière Femme. Depardieu fait deux films avec Marco Ferreri, qui sont parmi ses plus tragiques et tristes. La Dernière Femme marque l’échec absolu des relations hommes-femmes. Rêve de singe a une portée encore plus existentielle. Tous les hommes finissent par s’y suicider. Seules les femmes survivent.
Dans la série des suicidés, il faut également citer Christophe Lambert.
À l’époque où il tourne avec Marco Ferreri I love you en 1986, c’est une véritable star : il sort de Greystoke, Highlander et Subway. Le génie de Ferreri est de l’avoir pris à contre-emploi dans la figure complètement hermétique de ce beau gosse qui suscite beaucoup de désirs, mais ne s’implique nulle part. Cela montre le désaccord entre l’homme et son époque. Et la solitude qui finit par avoir raison de son personnage. Le personnage de Christophe Lambert arrive à une époque où l’évasion et le rêve ne sont plus possibles. Rappelez-vous qu’à l’époque de Dillinger est mort, le personnage de Michel Piccoli s’en sort, certes de manière complètement fantasmée et improbable. Tout l’inverse de I love you : il vit dans un quartier horrible, il n’a même plus les rapports sexuels occasionnels que pouvait avoir Piccoli avec son employée de maison ! Il n’a donc plus la possibilité de s’évader. C’est un personnage qui entre dans une période plus tragique et désenchantée, et tellement plus laide.
Quand on regarde ses films, on ne peut qu’être frappé par leur beauté formelle, et leurs scènes finales océaniques, comme dans Conte de la folie ordinaire ou Pipicacadodo. Cela va à l’encontre de sa réputation de cinéaste foutraque. À quoi tient cette différence de perception ?
Dans Contes de la folie ordinaire, on est à Los Angeles, en pleine Mecque du cinéma. Sous la caméra de Marco Ferreri, elle devient le lieu non plus du fantasme (la désillusion a commencé avec l’Amérique fantoche de Touche pas à la femme blanche et s’est poursuivie par le New York gris de Rêve de singe) mais de l’aliénation, un lieu de perte de repères, anonyme, où même le talent se noie. C’est ce qui est terrible. Pourtant, il ne montre pas la ville de manière laide. Ce film est très troublant, parce qu’il montre un monde profondément marqué par la désillusion et la perte de créativité. Et pourtant la lumière y est magnifique, le cadrage extraordinaire, Ornella Muti y est inhumaine de beauté, ainsi que Ben Gazzara, malgré son côté bukowskien. Il y a une vraie alchimie entre la beauté de l’image, la supposée laideur des lieux, et la puissance de ce désenchantement qui fait qu’on en sort bouleversé. Que ce soit pour des intérieurs ou des extérieurs, Marco Ferreri avait le souci de bien décrire les lieux en détail – que ce soit le modeste appartement de El Pisito ou El Cochecito, celui plus luxueux de Dillinger est mort, le faste du Vatican dans L’Audience, ou la maison abandonnée dans La Semence de l’homme, par exemple. Il faudrait aussi évoquer l’extraordinaire maison de La Grande bouffe, dont on parle trop peu ! Chaque détail y est travaillé. Ce souci, c’est pour mieux s’en évader.

D’ailleurs, la plupart de ses films s’achèvent sur des bords de mer. Pourquoi ?
C’est quasiment la même plage qui revient de film en film. On peut imaginer qu’il s’agit, dans le système ferrerien, de l’unique issue pour l’homme moderne, une forme de retour au paysage. Car les lieux de la modernité y apparaissent comme aliénants – la boîte de nuit de Le Futur est femme ou le centre commercial Créteil-Soleil dans La Dernière Femme. À l’époque, ces lieux étaient considérés comme l’avenir de la civilisation. Marco Ferreri, de ce point de vue, n’est pas réactionnaire : il est juste visionnaire. À la manière d’un Flaubert, il a vu par avance l’échec anticipé de ces modèles de développement industriel, architectural et civilisationnel vantés par la modernité, parce qu’en complète déconnexion avec l’individu.
Son cinéma résonne donc avec notre époque ?
Je le pense pleinement. Il est incroyable d’observer comment résonne la question écologique, la question de l’apocalypse, la question animale, la question de l’égalité hommes-femmes. Marco Ferreri avait déjà posé ces questions dès la fin des années 60. Comment les hommes se sentent menacés par l’avènement de la modernité que constitue la libération sexuelle des femmes : voilà un sujet qui revient de nos jours et qui est essentiel et urgent. Cela résonne aussi quant à l’échec de la modernité et de la post-modernité. Mais acceptera-t-on de se confronter à cinéma qui parle de manière extrêmement crue, qui annonce de manière aussi cruelle et sans fioritures nos travers contemporains ? Qui dévoile tant de laideur ? I love you, de ce point de vue, est un film essentiel. Il montre non seulement la catastrophe des modèles architecturaux et industriels de l’époque des années 80, mais aussi l’échec des modèles affectifs. L’amour de cet homme pour un porte-clé qui lui répond qu’il l’aime quand il le siffle, est la parabole de notre égoïsme dans le modèle amoureux. On ne veut plus tolérer l’autre avec ses défauts et sa présence : il faut siffler et dire qu’on nous aime. C’est à la fois le comble de l’égoïsme, de la détresse et de la solitude.
C’est aussi la métaphore de notre rapport avec les portables… !
Totalement ! Je rapproche I love you de Her, de Spike Jonze. Tous les deux parlent exactement de la même chose. Sauf que Ferreri ne considère pas encore l’intelligence artificielle. Mais c’était pire : c’est un truc mécanique, on siffle et on a un mot d’amour. C’est encore plus cruel. La folie de ces hommes qui se parlent entre eux de leurs porte-clés respectifs, c’est incroyable. Un autre film inédit en France, évoque la même chose : La Marche nuptiale, un film à sketches tous écrits pour Ugo Tognazzi. Il décrit les différentes étapes de la vie affective d’un homme à différentes époques. Le dernier sketch se passe en l’an 3000, mais cela pourrait se passer en 2021. Tout le monde est heureux, car tout le monde a une poupée gonflable. Y est décrit un écosystème affectif sur une plage dans laquelle cohabitent des couples mixtes, constitués d’humains et de poupées gonflables. Une image terrible !
Voyez-vous des héritiers à Marco Ferreri ?
Il est très difficile de reproduire un modèle ferrerien. Les enjeux sont tellement multiples. Beaucoup de gens ont aimé et cité Ferreri. Mais son cinéma reste lié à une époque, une alchimie entre contexte historique, économique et intellectuel. Si on faisait un portrait composite de Ferreri, il faudrait prendre des éléments chez Carmelo Bene, Pasolini, Godard, Glauber Rocha. Mais de là à parler d’héritier…. Est-ce que Yórgos Lánthimos a vu les films de Ferreri ? Je préfère ne pas m’aventurer sur ce terrain !
En même temps, c’est cohérent avec son discours sur la peur de l’avenir et la finitude de l’homme….
Exactement. On connaît très peu de choses sur la vie privée de Ferreri. Je suis allée dans ses archives à Turin, entre autres. Pour lui, sa vie privée n’avait pas d’importance. L’important, c’était les films. Je suis donc partie de ce postulat : l’important, c’est de voir ses films. Il est sans héritier, au sens biologique du terme. Il a été cohérent jusqu’au bout : il annonçait une telle hécatombe écologique, qu’il n’allait pas faire d’enfants. Son postulat, c’est celui de la fin de l’espèce humaine. Ses personnages sont eux-mêmes à l’origine de la fin de l’espèce qu’ils incarnent. Je vois mal Ferreri faire école, reconduire cette vision. Il y aurait un travail à faire pour rechercher des héritières. Pour Ferreri, l’homme va s’auto-détruire, il faudrait donc voir du côté des femmes cinéastes pour voir si certaines ont pris le relais du discours de Ferreri, si on a pu continuer de rechercher la femme oracle qu’il prônait. Mais par ailleurs je me demande, qu’aurait-il pensé de Miranda July, de Julia Ducournau, d’Athina Rachel Tsangari ?
Dans son œuvre, La Grande bouffe occupe une place particulièrement importante. C’est son film le plus connu. Quel est votre regard sur ce film ?
Au moment où j’ai entrepris le projet de livre, je faisais partie de ces gens qui n’avaient jamais vu La Grande bouffe. J’ai fait un pari avec un ami, fin connaisseur de l’œuvre ferrerienne : voir tous les films, et terminer par La Grande bouffe. Ça nous faisait beaucoup rire. Ce film, c’est l’arbre qui cache la forêt. C’est l’un des plus grands scandales de son époque, et du Festival de Cannes. C’est le film de toutes les exceptions : c’est celui qui a le mieux marché, qui a été le plus censuré et le plus conspué. Un phénomène unique en son genre ! En voyant tous ses films et en laissant son plus connu pour la fin, je l’ai vu autrement : c’est un film émouvant qui m’a fait pleurer. Il y a quelque chose de l’amitié entre les hommes qui s’y dit, vraiment important. Il est magnifique, et il faut le voir. Mais je ne crois pas qu’il faille commencer par lui. Beaucoup de jeunes me disent d’ailleurs qu’ils ont peur de voir La Grande Bouffe. Vous imaginez, avoir peur de ce film que Piccoli considérait comme un film d’amour !
Quels sont les films que vous recommanderiez pour le découvrir ?
Un jour, j’en aime certains, et les jours suivants, d’autres films. J’ai un amour profond pour La Chair : un très grand film d’amour qui se termine très mal. J’aime beaucoup Le Mari de la femme à barbe. Un film très émouvant, surtout dans sa version initiale, qui sortira bientôt en salle avec les trois fins différentes – je l’espère ! Dillinger est mort est un chef d’œuvre absolu. Certains films sont devenus hélas inaccessibles : Break up, notamment, restauré par le festival de Bologne. Celui que j’aime en particulier, c’est Liza. Film encore plus rare. Tourné avec beaucoup de moyens, son intrigue se réduit à celle d’un couple, inspiré d’un roman d’un auteur que j’aime énormément, Ennio Flaiano, l’un des papes du désenchantement italien de la fin des années 50, scénariste de La Dolce vita, La Notte et Huit et demi, entre autres. Le lien entre les paysages, le soleil, les paysages, l’homme et la femme fonctionne admirablement. Autre film : Le Harem raconte l’histoire d’une femme – Caroll Baker – qui veut se constituer un harem. Elle convoque tous ses amants qui lui ont juré un amour éternel. Par une mécanique implacable, le film montre l’échec de l’idée d’un harem pour une femme. C’est une démonstration quasi-mathématique et absurde. Le film est très beau. Il avait été très décrié à sa sortie en France en 1975.

« Le cinéma ne sert à rien » : pourquoi cette citation comme sous-titre à votre livre ?
C’est un sous-titre en forme de provocation, faut-il le dire. Quand Ferreri dit cela, « le cinéma, vous savez, ne sert à rien », on est à la fin des années 60. Il faut comprendre ces propos de deux manières : d’une manière politique, qui me semble d’une honnêteté intellectuelle admirable. À la fin des années 60, le monde politique et artistique est en train de se polariser. Dans ce contexte, pour lui, le cinéma ne va pas changer le monde, ni remplacer l’action politique. Il fait preuve d’une véritable lucidité. C’était sa réponse au cinéma militant. Ferreri était un homme situé à gauche, compagnon de route de la gauche italienne, mais qui ne se fait aucune illusion. Sa question était : pourquoi faire des films à thèse ? Il faut d’abord bousculer les gens pour provoquer une forme d’action. Son idée, c’est que le film n’est ni une arme, ni un moyen de consolation, ni un instrument de changement du monde. Mais la seule chose à faire pour que le monde reste vivable c’est justement de regarder des films. Un très beau geste d’une immense générosité de la part d’un artiste. Par ailleurs, juste après ces propos, il ajoute : « c’est la seule chose que je sais faire ». C’est de sa part un éloge du cinéma, comme une nécessité, même si cette beauté ne va pas servir ou ne sera pas utile. Ses films ne sont pas exemplaires ou moraux. C’est ce qui en fait tout le prix. Et toute leur postérité. On ne peut toujours pas être indifférent aux films de Marco Ferreri.

Marco Ferreri, le cinéma ne sert à rien
de Gabriela Trujilo, éditions Capricci (décembre 2020)
Rétrospectives Marco Ferreri
– du 26 janvier au 28 février 2022 à la Cinémathèque Française
– “Rendez-nous Marco Ferreri” à la Cinémathèque de Grenoble
Quatre films en versions restaurées – combo DVD/BR – Tamasa
- Le Lit Conjugal (1963)
- Le Mari de la femme à barbe (1964)
- Dillinger est mort (1969)
- La Petite voiture (1960)