Un documentaire de Ciné+, Delon-Melville, la solitude de deux samouraïs, explore la relation filiale entre le réalisateur du Cercle Rouge et l’acteur sans lequel il ne serait devenu le mythe qu’il est aujourd’hui. L’auteur du documentaire Laurent Galinon nous raconte leur relation.

Pourquoi revenir sur l’association Melville-Delon ? Tout n’a-t-il pas déjà été dit ou écrit ?

Je pars toujours un principe qu’un sujet n’est jamais épuisé. Il y a des faits, des anecdotes mais une multitude de points de vue. Si tout a été dit, scruté et analysé sur la trilogie Delon-Melville, je trouvais que l’amitié hors normes qui les reliait n’avait été abordée qu’à la marge. Or, je suis persuadé que ces deux hommes étaient moins unis pas leur rapport au cinéma que par un rapport singulier à la vie et à la mort. Cette amitié est si peu spectaculaire, ces deux hommes sont si taciturnes et pudiques sur leurs sentiments que même après la réalisation de ce documentaire, j’ignore moi-même par quel mystère, par quelle magie, ces deux âmes ont fusionné ; et c’est cela qui est fascinant. Braque disait « La seule chose qui vaille, c’est celle que l’on ne peut expliquer ». On aura beau compilé tous les articles, les interviews, les témoignages, personne ne pourra réussir à percer l’épaisseur affective de ces deux monolithes. Reste des actes qui en disent long : qui d’autre que Delon aurait traversé la France au volant de sa voiture en pleine nuit pour se rendre au chevet de Jean-Pierre Melville, la nuit de son troisième infarctus fatal ? Comment expliquer que Delon ait épongé les dettes de Melville – qui se comptent en millions – et ait soutenu sa veuve, Florence, pendant plusieurs mois ? À l’aune de ces gestes d’affection, leur fameux « code d’honneur » prend soudain tout son sens. Les années passant, les témoins disparaissant, mon documentaire n’est qu’une tentative de figer dans l’image et le texte ce qui peut être encore raconté avant le raz-de-marée de la sélection mémorielle – ou plutôt « l’amnésie » devrais-je dire ? – dans laquelle nous engage la révolution numérique. Grâce aux souvenirs de Remy Grumbach, Bernard Stora, Philippe Labro et Jean-François Delon, nous avons pu recoller quelques morceaux de cette mémoire incertaine qu’est celle du cinéma. Mais en vérité, il faut rester extrêmement humble et se poser la question : qui suis-je pour m’emparer d’une amitié de 6 ans et la résumer en 52 minutes ? Pour la raconter, il faut se laisser posséder par ces deux personnalités. Ça ne m’a pas demandé tant d’efforts, je le confesse. Depuis des années, chaque hiver, je ressens le besoin de me fondre dans l’univers de cette trilogie. J’attends impatiemment que les feuilles tombent pour que les rues de Paris et leurs ombres deviennent melvilliennes. Les jours ternes de janvier sur les Champs-Elysées, mon imaginaire se bouche par la vision de la scène finale d’Un Flic. Dans mes déambulations, je traque le noir et l’invisible, la musique d’Éric Demarsan en boucle dans ma tête. Comme un enfant qui s’enferme dans sa chambre pour sortir les jouets de son coffre, j’avais envie de cette collocation mentale avec ces deux hommes une bonne fois pour toutes.

Alain Delon et Jean-Pierre Melville sur le tournage du Cercle Rouge © Jean-Pierre Fizet

Personnellement, que retenez-vous de cette association ? En quoi se différencie-t-elle d’autres complicités qu’a eues Delon avec Deray, Visconti ou Clément ?

On pourrait s’arrêter à la définition classique d’une amitié : une relation d’admiration réciproque, de goûts communs et de d’indignations partagées. Mais en ce qui concerne ces deux caractères, il y a une véritable fusion car ce sont deux solitudes qui se rejoignent. Melville, seul dès 1940, par son choix radical de la Résistance et la création de ses propres studios au sortir de la Guerre. Delon par son rapport contrarié à son époque et ses contemporains. Ensemble, ils vont tracer un itinéraire bis, en parallèle de la voie empruntée par la société française. Le cinéma français prendra le virage de mai 68, eux vont faire demi-tour. Toute la beauté de la tragédie de Delon se situe dans ce décalage : être déjà mélancolique, nostalgique et donc anachronique à 30 ans. Dès lors, comment faire pour survivre, comment supporter cette souffrance ? Se composer le visage de la mort. Melville va s’en charger avec Le Samouraï. Pourquoi y-a-t-il une rencontre avec Melville ? Parce-que ce sont deux marginalités, deux anticonformismes qui se reconnaissent et se réconfortent quelque part. D’un point de vue cinématographique, la différence avec les autres mentors de Delon est radicale. Clément apprend à Delon à poser son regard, Visconti à bouger ; Melville, à se taire. Dans un cinéma français sous la férule des dialoguistes faubouriens, Melville et Delon créent une faille spatio-temporelle : Le Samouraï, une hybridation de cinéma hollywoodien muet et de tragédie grecque matinée de références nippones. Terminé le Delon bondissant et électrique qui traverse l’écran. Delon se fige. Parle peu. Sujet-verbe-complément. Là-dedans réside sa véritable beauté, intemporelle. Comme le sourire mystérieux de Mona Lisa, on n’en finit pas d’être hypnotisé par le regard de Delon sans en saisir le sens. Irrémédiablement, la plupart des interprétations de Delon seront hantées par Jeff Costello. Le Tony Arzenta du Big Guns, Le Hugo du Gitan et même le Roger Sartet du Clan des Siciliens sont des doubles du Samouraï. Des loups solitaires, sans passé, sans famille, inaptes au bonheur et marchant vers la mort. La définition du héros delonien.

Pour paraphraser Montaigne qui à propos de son ami La Boëtie disait « Parce que c’était lui, parce que c’était moi », le couple Delon-Melville est-il leur équivalent dans le cinéma français des années 60-70 ?

Le parallèle est pertinent. Car, à bien regarder le parcours de cette amitié qui commence avec Le Samouraï en 1967 et s’achève brutalement à la mort de Melville en 1973, tous les codes de la passion sont réunis : fusion, exclusivité, isolement, destruction – à partir de leur brouille sur le tournage d’Un Flic. C’est d’ailleurs étonnant de voir qu’une amitié aussi solide que la leur n’ait pas résisté au sort des autres collaborations artistiques de Melville interrompues également par les conflits – Belmondo, Ventura, Vanel. À la différence avec ces derniers, Delon a accepté que Melville extraie de lui sa noirceur. Il lui a révélé l’acteur qu’il pouvait être et l’homme qu’il est, car il lui a révélé sa blessure profonde, ce besoin de solitude inouïe. Le chien fou est soudain domestiqué. Il est intéressant de comparer les interviews d’Alain Delon avant et après sa rencontre avec Melville. Il semble être devenu un autre personnage. Hiératique, glacial, accru d’une majesté noire. Une forteresse. Le Delon solitaire de Douchy se forge à cette époque-là. Melville, est un mentor qui offre un royaume, une armure, un refuge à un jeune homme blessé par les turbulences de la vie. C’est Anakin Skywalker et l’Empereur Palpatine. Delon est en cela une créature de Melville. Le soleil noir du cinéma français.

Alain Delon et Jean-Pierre Melville sur le tournage du Cercle Rouge © DR

Votre documentaire n’est pas seulement un agrégat d’archives, mais aussi un exercice d’admiration, un hommage cinématographique. Quels sont les partis pris de votre mise en scène ?

La trilogie Delon-Melville, c’est la nuit, l’hiver, le silence. Il était donc essentiel de produire une atmosphère feutrée et familière dans laquelle le spectateur pourrait se lover pour retrouver ces deux personnages, comme on boit un bon scotch au moment de lancer un vinyle de Sinatra. Pour faciliter cette communion, il m’était donc impossible d’imaginer un documentaire tourné en plein soleil. La difficulté émanait d’un hasard de calendrier qui nous a contraint de tourner la plupart de nos interviews au début de l’été dans le contexte tendu des émeutes. Alors que je souhaitais m’enfermer dans la nuit melvillienne, on me mettait en plein dans les yeux, le projecteur de la réalité. Pendant quelques jours, je dois avouer avoir ressenti un rapport schizophrénique au temps. Pour nous protéger de la lumière et des turbulences de l’actualité, avec mon chef opérateur Matthieu Moerlen, nous avons donc opéré comme Jean-Pierre Melville : nous avons fermé les volets pour obturer le passage de la lumière lors de nos interviews dans des lieux hors du temps, comme Le Rosebud, un établissement très « jazzy », dans le 14ème arrondissement. Pour chaque interview, Matthieu Moerlen a élaboré une lumière bleutée qui peut rappeler les néons des boîtes de nuit melvilienne. Il était impossible et illégitime de notre part de tenter de reproduire le Bleu de Melville, mais par cette présence bleutée nous voulions rappeler notre appartenance. Pour l’interview de Bernard Stora, assistant sur Le Cercle rouge, nous sommes revenus au château de Monthyon, lieu de la scène finale du film. Patiemment, nous avons attendu que la lumière du jour décline pour filmer le fameux parc entre chien et loup et se rapprocher au maximum du processus de la nuit américaine dans laquelle Melville avait plongé la fin du film. Mais je restais frustré, il me manquait une atmosphère. Quelques mois plus tard, alors que le montage allait débuter, j’ai eu une fulgurance : rouler la nuit, dans Paris, comme Melville le faisait vers Orly pour voir se refléter les lumières de son Amérique. Pour cette déambulation, j’ai fait appel à Àric Neuhoff. Seul un homme de lettres comme Neuhoff par sa sensibilité pouvait apporter le supplément d’âme qui manque souvent, hélas, aux documentaires de cinéma. C’était novembre, soir de pleine lune, il faisait froid, et nous tournions en rond autour du Jardin du Luxembourg à bord d’une DS Pallais grise, identique à celle de Jeff Costello. Le temps s’est suspendu. Nous étions pendus aux mots d’Eric Neuhoff. Je me souviens qu’après avoir parlé pendant deux heures de Melville et Delon, Neuhoff a lâché dans un éclat de rire « C’est comme si on conduisait un corbillard ! ».  Au montage, la continuité melvillienne s’exprime aussi dans le choix des extraits des films. Chacun contient les deux objets symboliques – « mythologiques » dirait Barthes – du XXème siècle, à savoir la cigarette et la voiture ; deux objets en voie d’extinction dans le cinéma et, par conséquent, ancrant encore plus le cinéma de Melville dans une abstraction, un temps inaccessible. Quant à la musique, là encore, hors de question de tomber dans le piège d’un décalque des synthés de François de Roubaix. Pour trouver notre identité musicale, nous avons préféré travailler avec le compositeur Olivier Casassus, sur la base des compositions de Michel Colombier, une musique suggestive et évanescente. 

À qui s’adresse votre film : aux nostalgiques d’un certain cinéma ? Aux fans de Delon et Melville ? Comment attirer un nouveau public vers leur cinéma ?

En faisant ce documentaire, il y a sans doute un geste de conservateur de musée qui m’échappe. Les restaurations récentes permettent de faire découvrir des œuvres, d’en réévaluer certaines mais en envoie d’autres aux oubliettes. Le temps qui passe fait le reste. Demandez à un jeune garçon de vingt ans « qui est Alain Delon ? ». Il vous répondra que c’est un homme riche dont on se dispute le magot. Au mieux, un mannequin Dior placardé sur un abribus. Quand j’étais étudiant, un professeur d’histoire à l’Université m’avait donné un conseil : ne jamais cesser de souligner les évidences. Il ne faut jamais faire l’économie de raconter ce qui nous précède car tout s’efface bien rapidement de nos jours.

Savez-vous si Alain Delon a vu votre film ? Si oui, quelle réaction a-t-il eue ?

J’ai eu le droit à un mot écrit de sa main qui m’a profondément touché. Un seul geste qui veut dire beaucoup de choses qu’il ne peut plus exprimer désormais.

Couverture : Alain Delon dans Le Samouraï (1967) de Jean-Pierre Melville © Camélia Films

DELON-MELVILLE, LA SOLITUDE DE DEUX SAMOURAÏS

Laurent Galinon

Depuis le 24 février sur Ciné +

Catégories : Entretiens

Sylvain Lefort

Co-fondateur Revus & Corrigés (trimestriel consacré à l'actualité du cinéma de patrimoine), journaliste cinéma (Cineblogywood, VanityFair, LCI, Noto Revue), cinéphile et fan des films d'hier et d'aujourd'hui, en quête de pépites et de (re)découvertes

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