Près de six ans après sa mort, il semblait tout naturel que la Cinémathèque française rende hommage à Chris Marker à l’occasion du cinquantième anniversaire des événements de Mai 68. C’est désormais chose faite avec le lancement, ces jours-ci, d’une grande exposition et d’une rétrospective intégrale des films de celui qu’on appelle fréquemment “le plus célèbre des cinéastes inconnus”. Cette double-reconnaissance, qui se déroule du 3 mai au 29 juillet, met en valeur la densité inouïe du travail de Marker à la fois cinéaste, photographe, poète, écrivain mais surtout créateur moderne et infatigable.

L’exposition, dont les commissaires sont Jean-Michel Frodon, Raymond Bellour et Christine Van Assche, recontextualise les mille et une vies d’artiste de Marker dont la densité et la profusion n’ont jamais paru aussi abordables. Connu avant tout pour quelques titres comme La Jetée (photo-roman dont Terry Gilliam fera le remake avec L’armée des 12 singes), Sans Soleil (sublime journal filmé entre le Japon et la Guinée) ou encore La Sixième face du Pentagone (co-réalisé avec François Reichenbach), Marker était un passionné de voyage. Il a trimballé sa caméra sur tous les continents au sein de superbes projets collectifs comme Les Statues meurent aussi avec Alain Resnais (sur la nécessaire réhabilitation de l’art Africain) ou Loin du Viet-Nam dont les séquences sont filmées, entre autres, par Jean-Luc Godard, Agnès Varda, William Klein ou Joris Ivens.

Cet aspect touche-à-tout et sa curiosité se ressentent aussi à travers sa complicité avec de nombreux artistes (Alain Resnais, Jean Cocteau, Costa-Gavras, etc.) et comme en témoignent également ses nombreux écrits pour la collection Microcosme des Editions du Seuil, sa passion pour les jeux-vidéos ou pour la photographie.
Ses films, d’une modernité technique épatante (de la caméra légère jusqu’à la DV en passant par l’image de synthèse et ses montages surréalistes) au service d’une histoire poétique et politique du XXème siècle, sont à découvrir à travers les salles thématiques allant de jeu-vidéo Second Life (réseau-social virtuel dans lequel son avatar était le fameux chat Guillaume-en-Egypte) à son engagement idéologique (le groupe Medvedkine au sein duquel il tourne les ciné-tracts de Mai 68 en est l’exemple le plus évident).

La scénographie de l’exposition invite à se balader dans les différents espaces comme si l’on se perdait dans le fantasque esprit créateur de Marker, c’est-à-dire un dédale d’idées allant de l’intime (la douceur du quotidien comme cet amour des chats et des chouettes) à l’échelle macroscopique (ses idéaux politiques d’extrême gauche qu’il a couverts de la Corée du Nord à Cuba en passant par l’URSS). Les deux sont intimement liés car le chat, plus qu’un animal totem, est un véritable témoin ou observateur du monde qui l’entoure. C’est d’ailleurs toute la variété de ses films qu’il est possible de découvrir au sein de l’exposition puisque La Jetée (30min), Level Five (1h40) et Le Fond de l’air est Rouge (3h) y sont projetés en continu. Nous comptons près d’une dizaine d’heures d’images en mouvement, des tas de babioles en tout genre (Marker était un accumulateur compulsif) ainsi que de nombreux tirages préparatoires à des films ou relatifs à des souvenirs. Cette abondance rejaillit aussi dans les vitrines, un peu surchargées… Mais il fallait au moins ça pour approcher a minima la galaxie Marker qui n’a cessé de multiplier les projets, les supports et les identités, étant partout et nulle part à la fois.

De même, la programmation qui accompagne cette exposition permet d’appréhender une œuvre qui peut paraître intimidante mais dans laquelle chacun trouve son compte. On y retrouve des fresques politiques comme la série des On vous parle de… ou Le Joli Mai (chef-d’œuvre du cinéma-direct à mettre en regard avec la Chronique d’un été de Jean Rouch et Edgar Morin), preuves de la curiosité sans limite de Marker et de son caractère précurseur. Celles-ci cohabitent avec des œuvres plus intimes comme le magnifique Chats Perchés (documentaire félin et ultra-ludique sur le post-11 septembre vu de France) ou encore Lettre de Sibérie (digression aussi bien poétique qu’ethnologique sur le territoire).

L’exposition met également en lumière de nombreux films auxquels Chris Marker a participé comme Les Deux Mémoires de Jorge Semprun, La Première Année de Patricio Guzmán, Les Astronautes de Walerian Borowzcyk ou encore Agnès de-ci de-là Varda d’Agnès Varda. Et, puisqu’il s’agit là d’un amoureux de cinéma, ses trois portraits de réalisateurs sont évidemment immanquables : A.K (Akira Kurosawa), Une Journée d’Andreï Arsenevitch (Andreï Tarkovski) ainsi que Le Tombeau d’Alexandre sur Medvedkine (inventeur du ciné-train et de la bataille ouvrière par le cinéma dont Marker a distribué et fait découvrir en France son film Le Bonheur).

Cinéaste passionnant, sans frontières, touche à tout et profondément révolutionnaire (dans tous les sens du terme), cette actualité Chris Marker à la Cinémathèque française tombe à pic, compte tenu des événements actuels, et remet cet éternel jeune iconoclaste à sa place : tout en haut des barricades.

Crédits photo : Xavier Jamet/La Cinémathèque française