L’INTRIGUE
Monsieur Aristide, un personnage bien connu à Belleville, dirige une école spéciale où il enseigne à ses étudiants ténébreux comment devenir de parfaits pickpockets. Arlette, une pauvre jeune fille attirée par une publicité trompeuse dans un journal, se montre un jour dans son bureau.
France – 1939
avec Danielle Darrieux, Claude Dauphin, Julien Carette
Version restaurée 2K en association avec le CNC (Travaux image effectués par Eclair, son restauré par L.E. Diapason en partenariat avec Eclair)
– Sélection Cannes Classics –
Une comédie française, à l’américaine
Sorti sur les écrans en pleine Drôle de guerre, Battement de cœur est le couronnement de l’association Danielle Darrieux/Henri Decoin de la décennie écoulée. C’est une comédie « à l’américaine » au scénario original astucieux et à la mise en scène très enlevée. On attendait depuis longtemps une digne restauration de ce joyau et c’est enfin chose faite, quelques mois après la disparition de la centenaire « DD ».
Gaumont a restauré récemment le grand Darrieux/Decoin des années cinquante, La Vérité sur Bébé Donge, drame très sombre dans lequel l’héroïne incarnée par Darrieux empoisonne son époux tenu par Jean Gabin. Un chef d’œuvre aujourd’hui unanimement reconnu comme tel, mais largement incompris à sa sortie en 1952. Gaumont poursuit la restauration de son catalogue avec Battement de cœur. Une comédie boudée par les Français lors de sa sortie en février 1940, mais qui devient un énorme succès quelques semaines plus tard, sous l’Occupation allemande : le public trouve certainement avec cette comédie étincelante de quoi se changer les idées…
Gérald Duchaussoy, directeur de Cannes Classics, fait remarquer justement qu’il est important pour lui de proposer dans sa programmation des comédies. Un genre parfois dénigré par une cinéphilie institutionnelle, comme si la légèreté était suspecte… Danielle Darrieux eut précisément à souffrir de cette étiquette de « comique » dans les années 30 : ayant compris que, pour gagner ses galons d’actrice de premier plan, il lui fallait jouer le « sérieux ». Elle demande au réalisateur Henri Decoin qui venait de l’épouser en 1935 de la faire jouer dans un drame. Ce fut Le Domino vert. Très peu de temps après, elle impressionne tout le monde dans le poignant Mayerling d’Anatole Litvak (1936). Puis Decoin lui offre encore de beaux mélodrames, Abus de confiance (1937), proche du réalisme poétique d’un Carné, et Retour à l’aube (1938). La sobriété de l’actrice et sa subtilité dans la gravité signent un jeu moderne, sans pathos.
Toutefois, Darrieux à la même époque n’abandonne pas pour autant la comédie et remporte toujours un vif succès dans ses emplois de jeune femme moderne, sexy et loufoque tout à la fois (Mademoiselle ma mère, Decoin, 1937). Un cocktail très proche de ses consœurs hollywoodiennes, telles que Katharine Hepburn ou Carole Lombard, et qui fait dire à ses fans des années trente qu’elle est « la plus américaine des Françaises ». Ainsi, lorsqu’elle signe avec Universal pour tenter l’aventure à Hollywood, les producteurs américains la distribuent-ils dans une trépidante screwball comedy, The Rage of Paris (Henry Koster, 1938). Henri Decoin accompagne pour l’occasion sa star d’épouse et se mue en manager. Il en profite pour hanter les plateaux californiens et observer avec grand intérêt le travail de ses confrères américains. Pourtant, la fantasque Darrieux ne tarde pas à se rebiffer contre les diktats des studios, ne supportant pas qu’on veuille la remodeler à la sauce hollywoodienne. Elle casse son contrat avec Universal et rentre en France dès 1938 avec Henri Decoin.
Le cinéaste décide de solliciter deux Allemands exilés pour cause de persécutions nazies : Max Colpet et Jean Villème. Ceux-ci lui concoctent un scénario aux petits oignons : sur un canevas classique – une orpheline (DD) épouse un jeune homme riche (Claude Dauphin) au termes de diverses péripéties – Colpet et Villème imaginent l’existence d’une drôle école du crime, plus précisément de pickpockets, dans laquelle Arlette, l’orpheline, fait ses classes et excelle ! Michel Duran signe des dialogues brillants sans sacrifier aux mots d’auteur trop voyants. Henri Decoin a fort profité de sa fréquentation des studios hollywoodiens. Lorsque l’on compare sa précédente comédie, Mademoiselle ma mère, avec ce nouvel opus, on constate une plus grande légèreté de touche, une fluidité dans les mouvements de caméra et dans le montage, qui font de Battement de cœur une réussite digne d’un Howard Hawks ou d’un George Cukor.
Les seconds rôles concourent fortement au charme puissant du film. Des « excentriques », selon l’expression de Raymond Chirat, qui ont pour nom Saturnin Fabre (matois et très inquiétant directeur de l’école de pickpocket), Julien Carette (meilleur copain d’Arlette, gouailleur parigot), Jean Tissier (diplomate déclassé à l’allure dégingandée et à la parole trainante), André Luguet (ambassadeur aristo au flegme imperturbable)…
Quant à Danielle Darrieux, elle est au sommet de son art comique dans ce film où elle parle argot, siffle avec ses deux doigts « comme un garçon », sacrifie à sa rituelle crise de nerfs (leitmotiv des années trente, colère comparable à celles de Jean Gabin) en poussant un hurlement qui donne toute la mesure de sa puissance vocale… Débrouillarde, frondeuse, pleine d’esprit de répartie, elle refuse un mariage arrangé qui pourtant la sortirait de ses graves problèmes d’orpheline encore mineure… Moderne, elle n’en oublie pas pour autant d’être sentimentale. Et c’est cette synthèse magique que « DD » sait opérer entre le trublion et l’amoureuse qui remporte à l’époque tous les suffrages des spectateurs. Danielle Darrieux est en somme, en 1940, la jeune femme idéale : moderne, elle conserve la dose de romantisme propre à rassurer le public de l’époque. Un public qui se délecte enfin de « la charade » chantée par l’actrice de sa voix de rossignol sur la musique de Paul Misraki :
« Mon premier c’est un regard tendre
Mon deuxième un sourire moqueur
Mon troisième les mots que j’aime entendre
Et mon tout se trouve dans mon cœur… »
Note : Battement de cœur à fait l’objet d’un immédiat remake italien, Batticuore, réalisé par Mario Camerini et sorti en Italie en janvier 1939, puis d’un remake hollywoodien (plan par plan) en 1946 : Heartbeat, par Sam Wodd, avec Ginger Rogers, Jean-Pierre Aumont, Adolphe Menjou… sur la musique de Paul Misraki.