L’INTRIGUE
Riga, dans les années 1960. Technicien des services téléphoniques, poète et compositeur amateur, Cēzars Kalniņš joue avec des amis dans un groupe. D’après Anita Sondore, une fonctionnaire de la culture entre deux âges, les textes des chansons qu’il a composées vont contre la morale. Elle fait obstacle à la présentation de ces chansons au public. La commission publique qui discute les créations du jeune auteur se transforme en allégorie d’une opinion silencieuse mais très influente et dont l’action dévastatrice ne peut être enrayée.
Lettonie – 1967
avec Uldis Pūcītis, Līga Lepiņa, Dina Kuple
Scan 4K et restauration numérique 3K à partir de l’internégatif original 35mm et d’un marron afin d’obtenir un master 2K.
– Sélection Cannes Classics –
Un vent de liberté
Une belle revanche offerte au réalisateur Rolands Kalniņš, âgé aujourd’hui de 96 ans. Réalisé en 1967, ce film est son quatrième long-métrage. Aussitôt terminé, il fut « mis au placard », comme on disait alors des films qu’on ne distribuait pas, sans prendre une décision formelle de censure. Le film passa près de 40 ans sur les étagères d’un sombre bureau du Comité de Culture et sa délicate critique du régime soviétique, son esthétique avant-gardiste et colorée de la mise en scène, ne purent être appréciées du public letton qu’à partir de 1986, puis, enfin, des spectateurs venus du monde entier au cours de cette 71ème édition du festival de Cannes.
Quatre chemises blanches nous transporte dans le Riga des années 60. Cēzars Kalniņš, jeune poète et compositeur, technicien des services téléphoniques à ses heures perdues, doit convaincre Anita Sondore, fonctionnaire de la culture, que ses textes peuvent être diffusés, alors qu’elle en désapprouve fortement certains passages qu’elle estime équivoques et leur double-sens omniprésent. L’une des scènes finales constitue a posteriori, au vu du destin du film, une mise en abime extraordinairement émouvante. Cēzars Kalniņš comparaît devant la Commission de Culture qui discute devant lui de ses textes. À l’issue d’une fastidieuse conversation, où chaque mot subit une analyse critique, elle ne les autorise que s’il concède des modifications. Ses amis et son producteur l’encouragent à accepter ce compromis. Cèdera-t-il ?
Il serait difficile de ne pas voir un parallèle entre le héros du film et son réalisateur, qui portent tous deux les mêmes patronymes et la même ambition d’une mise en scène poétique du réel ; tant l’un par ses textes que l’autre par ce film proposant un exemple de résistance par la création à un système aseptisé et moralisateur qui n’accepte aucun chemin de traverse.
Rolands Kalniņš est un des grands réalisateurs de l’époque soviétique en Lettonie. Il a régulièrement choisi de mettre en scène des questions d’ordre historique ou social (avec Pierre et Éclat, 1966, en particulier) qui lui valut de nombreux heurts avec le Comité de Culture. Cependant seuls deux de ses films ont été frappés d’une interdiction totale : Quatre chemises blanches et Climat maritime, dont le tournage initié en 1974 ne put jamais être achevé. L’attitude rigoureuse du Comité de Culture envers ces deux films peut s’expliquer par leur style et leur ambition. Quatre chemises blanches et les rushes de Climat maritime se caractérisent par une poétisation du réel, permettant au réalisateur de suggérer au spectateur plusieurs niveaux de lecture. En mêlant ainsi cette forme, le réalisateur pouvait en effet démontrer toute l’absurdité de la société où il vivait et en particulier de certains interdits soviétiques. Ce « raisonnement par l’absurde » frappe particulièrement dans les textes qu’il fait écrire à son héros : « Je sais seulement que Napoléon mort a creusé la terre pour que ça ne sente pas mauvais, mais qu’on nourrit les chatons vivants avec du lait chaud. » De « sans aucun sens », ils passent aux yeux de Anita Sondore à « absurde », puis à « devant être interdits ».
Avec ce film, Rolands Kalniņš semble être parvenu à combiner poésie et réalisme social, leitmotiv de toute son œuvre, à proposer une autre forme d’art que celle préconisée par les autorités soviétiques et à magnifier la ténacité d’un artiste face à un gouvernement totalitaire.
Quatre chemises blanches nous propose en filigrane une métaphore filée du processus de création, de l’inventivité et de l’imagination, du nécessaire dépassement du réel. Il déploie à cette fin tout un éventail de contenus symboliques et de traits poétiques dans la description réaliste de la vie d’un groupe de jeunes lettons sous l’occupation soviétique. En dénaturant l’impression de réel, il rend celui-ci plus épais, questionnable, émouvant.
La place accordée à la musique joue un rôle fondamental dans cette distorsion du réel. Tant l’intrigue narrative principale que la bande-son contribuent à installer une impression de temps suspendu, le sentiment d’une beauté fragile oscillant entre vivacité des couleurs et mélancolie profonde. Certaines des mélodies et des textes des chansons reprennent des motifs emblématiques de la culture lettone, soulignés par la mise en scène et l’omniprésence, parfois simplement allusive, de la nature, comme lors de cette scène où les deux chanteurs du groupe interprètent la chanson Ils ont dansé pendant un été, filmés en plan-épaule avec pour fond un simple morceau de bois parcouru de jeux de lumières, où se devinent peu à peu des lacs et des paysages.
Quatre chemises blanches devient dès lors, tout autant que de la culture lettone, emblématique de la période au cours de laquelle il a été réalisé; il propose un langage innovant dans l’histoire du cinéma soviétique. Notons que le réalisateur était dans l’incapacité de voir les films emblématiques des Nouvelles Vagues européennes, en particulier ceux issus de la Nouvelle Vague française ou du néo-réalisme italien, auxquels pourtant ce film semble répondre quand il propose une nouvelle manière d’entendre le réalisme, une forme de réalisme poétique – dans la lignée d’un mouvement qui s’est déployé principalement autour du documentaire des années 60 en Lettonie, appelé « l’école du réalisme poétique ».
Avec ce film Rolands Kalniņš semble être en effet parvenu à combiner poésie et réalisme social, leitmotiv de toute son oeuvre, à proposer une autre forme d’art que celle préconisée par les autorités soviétiques et à magnifier la ténacité d’un artiste face à un gouvernement totalitaire. Ce sont donc les raisons mêmes qui rendent le film si beau, émouvant et rare, qui lui valurent sa « mise au placard ».
Quatre chemises blanches n’est pas le nom sous lequel il fut connu durant la période soviétique. Une phrase prononcée par l’un des héros : « Respirez profondément ! » avait été retenue par les membres du Comité de Culture. Le réalisateur a souhaité reprendre son titre original, pour la part de mystère qu’il suggère. Que sont ces quatre chemises blanches ? Que représentent-elles ? Il souhaitait que son film ne soit pas d’emblée explicable, que son titre permette plusieurs niveaux de compréhension, ainsi que des interrogations. La reprise du titre original pour sa nouvelle présentation à Cannes Classics marque ainsi un retour au respect du réalisateur. Ce titre semble une promesse, celle du mystère, de l’inconnu, comme celle d’une découverte, au même titre que le pays dont ce film est issu.
1 commentaire
L’Heure des Brasiers, de Fernando Solanas (1968) – Revus & Corrigés · 7 juillet 2018 à 15 h 34 min
[…] encore, comme bien d’autre œuvres présentées à Cannes Classics cette année (Coup pour coup, Quatre chemises blanches…). Comme un monde évolué aux problématiques […]
Les commentaires sont fermés.