Tenancière du blog Movies Silently, Fritzi Kramer est une cinéphile américaine passionnée et experte en cinéma muet. Son site recense des centaines d’articles mettant en valeur toute la diversité de l’ère du muet, son avant-gardisme, sur un ton résolument accessible. La sortie du coffret “Les Pionnières du cinéma” et la programmation de la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé sont, de nouveau, des occasions idéales pour revenir avec elle sur la place de la femme derrière la caméra aux débuts du cinéma, ainsi que les possibilités de médiation autour du muet.

À lire en complément de la chronique du coffret Lobster Films « Les Pionnières du cinéma » et de l’article “Une autre histoire du cinéma” dans Revus & Corrigés n°1 – été 2018.


La découverte de films réalisés par des pionnières du cinéma vous était-elle une surprise, malgré votre connaissance du cinéma muet ? Avez-vous senti que c’était une histoire du cinéma oblitérée ?

J’ai eu la chance de découvrir les films en me procurant le coffret DVD The Origins of Film dès que je me suis intéressée au cinéma muet. Il était produit par la Bibliothèque du Congrès et le Smithsonian Museum, et présentait non seulement le travail de toutes ces réalisatrices, mais aussi des réalisateurs afro-américains de l’époque. J’en suis vraiment reconnaissante, car cette programmation prouvait la diversité des cinéastes du muet. Très tôt, j’ai su que les femmes et les cinéastes non-blancs faisaient partie d’une histoire du cinéma et notamment américain. Mais je pense définitivement que ces cinéastes femmes ont été effacées de cette histoire, justement. Il n’est pas rare de lires des articles dans des médias importants ou des sites, qui débattent des femmes cinéastes mais ne mentionnent pas Lois Weber, Dorothy Arzner ou même Alice Guy. Les femmes ont été doucement chassées de la réalisation, de l’écriture et des autres métiers derrière la caméra après le muet.

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Dorothy Arzner

Peut-on dire que dans les films de ces cinéastes ou scénaristes femmes, il y a un point de vue féminin ou même féministe, dans les personnages ou la réalisation ?

Clairement avec les réalisateurs. Par exemple, l’étude de Germaine Dulac d’une femme sensible et de son mari rustre dans La Souriante Madame Beudet (1923) se focalise pleinement sur la femme, tandis que les comédies autour du mariage, réalisées par des hommes, ont tendance à diviser le point de vue entre les deux époux, même avec les réalisateurs cherchant à opter pour un point de vue féminin. Par exemple, Cecil B. DeMille préférait travailler avec des scénaristes femmes dans de nombreux cas, et il était passé maître dans le genre de la comédie maritale. Une de mes histoires préférées à propos du point de vue féminin est celle de l’auteur James Oliver Curwood, devenu furieux durant la production de Back to God’s Country (1919), lorsque la star et scénariste Neil Shipman ré-écrivit l’histoire pour se concentrer non plus sur le chien, mais sur la femme. Apparemment, il ne pensait pas qu’une femme se défendant face à un harceleur qui a manqué de tuer son mari était une histoire intéressante. Le film a été un franc succès, donc j’imagine que Curwood a fini par comprendre qui avait raison !

Miss-Lulu-Bett-Poster1Pour une perspective féminine, Lulu Cendrillon (Miss Lulu Bett, 1921) est l’un des sommets hollywoodiens du genre. Réalisé par William deMille et écrit par Clara Beranger, d’après le roman et la pièce, primée du Pulitzer, de Zona Gale, le film se concentre sur une « vielle fille » et pose nombre de questions à propos du double standard sexuel. A un moment, le personnage principal s’identifie comme « mademoiselle », par opposition à « Madame », et demande plus tard à un homme s’il est « une Madame, un Monsieur ou une ‘mademoiselle-monsieur’» soulignant l’absurdité du dénominatif, uniquement féminin, qui n’indique pas pour un homme le statut marital. On ressent évidemment, à l’écriture, la patte féminine.

Y a-t-il d’autres films des pionnières du cinéma qui vous ont marquée ?

Oui, comme ceux de Germaine Dulac et Olga Preobrazhenskaia, qui se sont aventurées dans des sujets profond : l’amour et la mort, en optant toutes les deux pour une approche poétique dans les films, avec en plus un humour tordu dans le cas de Dulac. J’ai notamment eu un coup de cœur pour l’animation. Lotte Reiniger commence à avoir enfin une reconnaissance bien méritée ces derniers temps, mais c’est aussi plaisant de revoir le travail de Mary Ellen Bute et Claire Parker. Les deux étaient des innovatrices, et leur animation est absolument unique et spirituelle. L’œuvre de Parker et de son mari Alexandre Alexeieff avec l’écran d’épingle est une véritable gravure prenant vie. Le travail de Parker sur l’abstrait rivalise aisément avec le Fantasia de Disney, qu’elle a anticipé.

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The Nose (Claire Parker et Alexandre Alexeieff, 1963)

Je suis aussi heureuse qu’on s’intéresse de nouveau à Mabel Normand. Trop de gens croient aux dires Charlie Chaplin selon lesquels Normand était inexpérimentée, vite dépassée, mais au fur et à mesure que son travail devient de plus en plus accessible à un regard contemporain, il est clair qu’elle avait une solide maîtrise du slapstick. Évidemment, Lois Weber est depuis longtemps ma favorite. C’était l’une des grandes maîtresses dans sa manière de tisser des intrigues sociales dans le récit d’un film, et The Blot (1921) est un coup de projecteur déchirant sur les éducateurs sous-payés. Suspense est également fantastique, demeurant un des films les plus audacieux et les plus stylisés que j’ai vus de 1913.

A ce propos, l’inventivité du filmage semble être un enjeu majeur de l’ère du muet. Pensez-vous qu’à certains égards, cette course à la nouveauté dépassait le sexisme ? Qu’il était plus important d’avoir des films inventifs, qu’ils soient de réalisateurs ou de réalisatrices ?

Je pense qu’ouvrir des portes à des talents plus divers engendrera toujours davantage d’inventivité. De nouvelles perspectives, de nouvelles cultures et de nouvelles tonalités ne peuvent que modifier le regard et la direction artistique du cinéma. Les cinéastes femmes de l’ère du muet ont contribué à façonner un cinéma tel que nous le connaissons aujourd’hui, et nous ne pouvons que nous demander : que ce serait-il passé si l’industrie ne les avait pas écartées ? À bien des égards, ces femmes furent victime de leur propre succès. Personne ne se préoccupait que des femmes réalisent, du moins tant que les films étaient encore considérés comme un divertissement bon marché. Sitôt que l’impact économique et le gain de prestige furent évidents, cela devint un milieu d’hommes, éjectant ces femmes cinéastes. C’est similaire à ce qu’il s’est passé dans le développement informatique, comme dans de nombreuses autre industries d’ailleurs.

J’ai recensé plus de 100 cinéastes femmes réparties dans 25 pays, des années 1900 aux années 1930. Avec cette force de diversité couplée à l’inventivité constante, diriez-vous que malgré son âge, le cinéma muet demeure l’ère la plus moderne ?

Il y a définitivement quelque chose de frais et d’excitant dans la redécouverte de ce territoire cinématographique encore sauvage. Il n’y avait personne pour dire à ces cinéastes ce qu’elles pouvaient ou ne pouvaient pas faire, donc elles furent partout et firent tout. Par exemple, la vision plutôt audacieuse de la scénariste Gene Gautier dans la vie du Christ dans De la Crèche à la Croix (1912) n’a pas seulement été tourné directement sur place, mais élimine en plus la résurrection. Quand bien même ils n’étaient pas controversés, l’intrigue ou la réalisation pouvaient être à la fois novatrices mais néanmoins étranges. The Beloved Blackmailer (1918), qui a notamment été co-écrit par Clara Beranger, est absolument dingue à ce sujet. C’est l’histoire d’une débutante qui essaye d’endurcir son soi-disant petit ami en le faisant kidnapper par des boxeurs. Comme tout le monde, évidemment !

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De la Crèche à la Croix (1912)

Votre site est consacré uniquement au cinéma muet, qui encore, pour beaucoup de personnes, n’est pas tant vu ou connu. Pourtant, vous avez un succès notable. Comment l’expliquez-vous ?

Mon objectif, dès le départ, était d’émuler le style amusant et débridé des magazines de l’ère du muet. Ces magazines avaient des critiques et interviews, mais proposaient aussi des poupées en papier, recettes, pas de danse, des blagues sur les clichés dans les films, des quizz ou encore des puzzles. Il y avait une variété de contenu pour plaire à tous les lecteurs. Je tâche de suivre cette démarche dans les critiques, les discussions avec les lecteurs, les recettes d’anciennes stars ou aux contenus légers. L’histoire du cinéma n’a pas forcément à être ennuyeuse ! Je souhaite rendre l’ère du muet accessible et ludique pour les néophytes, et, en parallèle, être assez documentée dans mes recherches pour satisfaire les fans de la première heure. L’ingrédient le plus important est l’enthousiasme, je pense. Si les lecteurs ressentent que l’auteur est excité à propos d’un sujet, ils partagent plus facilement ce sentiment. Je pense sincèrement que bien des gens sont susceptibles de s’intéresser au muet, mais ne savent pas par ou commencer ou ne savent pas à quel point il est facile de le regarder de nos jours. Je cherche à créer un point de départ qui n’est pas intimidant.

A ce sujet, c’est justement intéressant de voir comment vous communiquez, notamment avec des GIFs. Le concept semble parfaitement adapté au cinéma muet : que du visuel, pas de son, court mais efficace. C’est un paradoxe amusant que cet outil typiquement moderne soit si utile et adapté pour communiquer à propos de films qui ont parfois plus d’un siècle…

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Geraldine Farrar in Carmen (1915).

En effet. Le GIF est extrêmement précieux dans la communication sur les films muets. De nombreuses stars du muet ne sont jamais aussi fantastiques que lorsqu’elles sont en mouvement, les photographies n’arrivant pas à capturer tout leur charme. Je n’arrive pas à imaginer le charisme de Florence Lawrence [première star de l’histoire du cinéma, ndlr] sans le mouvement, et nous sommes chanceux d’avoir encore des vestiges de son travail.

Quelque part, cela va de paire avec les nouvelles technologies pour la restauration et la diffusion.

Oui, et par ailleurs, le streaming et la fabrication à la demande de DVD et de blu-rays sont des nouvelles technologies accessibles qui ont contribué à rendre les films muets davantage accessibles qu’ils ne l’ont jamais été depuis leur sortie originale. Il est désormais possible de sortir d’obscurs films muets qui auraient été trop onéreux à publier par les voies traditionnelles.  De nombreuses archives dont la Bibliothèque du Congrès ou le Irish Film Institute ont mis en ligne leur catalogue, ce qui est un généreux service public. Et, bien sûr, la technologie pour la restauration et le transfert des films muets est en constant développement. Les films anciens, comme ceux d’Alice Guy, tâchaient de remplir le cadre pour avoir une profondeur de champ importante, avec de nombreux détails dans l’arrière plan. Or, la résolution du blu-ray permet justement de retrouver ces détails importants.

Néanmoins, il y a encore beaucoup à faire pour sauvegarder les films et les diffuser. Une enquête pour le Congrès américain rappelle que seulement 14% des films produits entre 1912 et 1929 existe encore dans leur format négatif 35mm original. En tant que passionnée du cinéma muet, sentez vous parfois ces « manques » dans l’histoire du cinéma, créés par tous les films disparus ?

Être fan de cinéma muet, c’est s’habituer à la déception. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai lu à propos de tel acteur ou réalisateur, pour découvrir finalement que ses films étaient perdus. Par exemple, Margery Wilson est notamment connue pour avoir joué Brunette (Brown eyes) dans Intolérance (1916), mais elle était également productrice, scénariste et réalisatrice. Malheureusement, les quatre films qu’on lui a attribués en tant que réalisatrice sont considérés comme perdus. J’ai fini par découvrir le grand nombre de films préservés en 16mm, 9,5mm et même 28mm. Évidemment, le 35mm l’idéal, mais bien des films n’auraient pas entièrement survécu sans ces formats. Mon anecdote du genre préférée est que tous les papiers déposés à la Bibliothèque du Congrès, uniquement pour des raisons de copyright, sont aujourd’hui un vrai patrimoine et témoignage sur les films, alors que la pellicule nitrate s’est désagrégée ou a brûlé.

DVD-cover-kidnappedVous avez vous-même travaillé à la restauration d’un film, Kidnapped. Pouvez-vous nous parler un peu de votre expérience ?

J’ai découvert que la Bibliothèque du Congrès avait parmi ses collections toutes les parties d’un programme familial sorti par les studios Edison en 1917. Cela incluait un feature film de cinq bobines ainsi que quatre courts métrages sur différents sujets. Alors que de nombreux films muets ont été sortis en vidéo, avec des courts métrages pour les accompagner, c’était une opportunité de sortir cette fois-ci un film avec tous les courts qui le précédaient réellement à l’époque de la sortie – ce que je crois être une première dans la vidéo. J’ai été très excitée par l’idée, et j’ai pu récolter les fonds nécessaires à la conception du DVD grâce à un crowdfunding. Il y a eu une excellente réponse. Les soutiens du projet m’ont dit qu’ils ont regardé le film en famille, comme si c’était en 1917, avec des snacks d’époque et parfois même des séances en extérieur ! Cela me rend heureuse que ces films, qui n’ont pas été vu depuis 100 ans, soient enfin revus tels que les créateurs le souhaitaient, et accessibles pour tous. J’ai bénéficié d’énormément d’aide pour ce projet. Rob Stone, de la Bibliothèque du Congrès, s’est assuré que j’obtienne le meilleur matériel cinématographique possible. Christopher Bird, qui est un monteur et réalisateur londonien, a fait un job formidable dans la restauration des teintes originales et d’autres détails techniques. Ben Model a composé une partition incroyable pour tous les films. J’espère lancer un autre projet du même genre bientôt !

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