À partir de janvier 1980, un petit village d’irréductibles bretons s’oppose à l’implantation d’une centrale nucléaire. Une mobilisation victorieuse des habitants, femmes en tête, dont témoigne le documentaire Plogoff, des pierres contre des fusils. Quarante ans après, les images de cette population face aux forces de l’ordre n’ont rien perdu de leur force et résonnent encore plus avec l’actualité. Rencontre avec les époux Le Garrec, Nicole à la réalisation et Félix à la caméra, lors de la présentation du film en version restaurée à Cannes Classics 2019.

Comment est née l’idée de ce documentaire ?

Nicole Le Garrec : Le projet est né sans que je ne m’en rende vraiment compte. Nous étions des gens de terrain. Nous avions couvert plusieurs marées noires, le remembrement rural en Bretagne… Nous avions déjà une certaine conscience écologique et voilà que le nucléaire arrive ! Jusqu’à présent, on ne s’en était pas vraiment préoccupé. Alors on s’est informé sur le sujet comme les autres habitants de la région. Je me suis rendue à une manifestation organisée par le maire de Plogoff juste avant les événements, sur la pointe de Feunten Aod, là où la centrale devait se construire. Personne ne croyait en eux, la presse locale titrait : « Dernière bataille pour un combat perdu ». Les organisateurs avaient prévu que le groupe soit rejoint depuis la mer par des marins-pêcheurs. Je me souviens du moment où les bateaux sont arrivés à l’horizon. Il y avait une grande clameur, une émotion collective face à la beauté de ce paysage. J’aurais aimé filmer ça ! J’ai senti tout de suite la détermination de ces hommes et surtout de ces femmes. C’est vraiment à cet instant que le projet a débuté. Par contre, nous n’avions pas un centime. Certes, nous étions riches d’une certaine expérience de terrain dans la région, avec des diaporamas, des courts-métrages et des films de commande, et nous étions bien équipés avec une caméra, une table de montage et un studio d’enregistrement dans notre ferme. Au départ, Félix ne comprenait pas mon engouement pour cette histoire. Il m’a quand même accompagné sur une autre manifestation et a eu aussi un choc. C’était frappant et émouvant de voir toute cette population, toutes les générations confondues réunies pour un même combat. Et face à eux un débarquement de gardes mobiles dans une quantité que personne n’imaginait. Mon mari a sorti la caméra et ne l’a plus jamais rangée.

La mobilisation a duré six semaines durant lesquelles vous avez suivi au plus près les habitants de Plogoff dans leur combat comme dans leur vie quotidienne. Comment avez-vous procédé ?

NLG : Nous étions trois sur le terrain : un ingénieur du son, Félix à la caméra, et moi à la réalisation. Il y avait un vrai sujet autour des habitants. Nous nous sommes attachés à eux dès le départ. Même si les gens arrivaient d’un peu partout, certains faisaient des dizaines de kilomètres tous les jours pour se rendre à Plogoff, le cœur était là. Je voulais capter ce noyau, car c’est ça qui allait vraiment donner l’identité, l’âme du mouvement. Certains habitants nous ont naturellement ouvert leur porte pour que nous puissions dormir à Plogoff.

« Nous sommes vite devenus gênants pour les forces de l’ordre qui essayaient de nous empêcher de filmer. »

L’une des séquences les plus fortes est celle du « vendredi noir » avec une violente opération des forces de l’ordre, à l’issue de laquelle une dizaine de manifestants sont blessés et onze interpellés. Comment avez vous réussi à filmer au plus près cet évènement ?

Félix Le Garrec : C’était très important d’être sur place. Dès qu’il y avait quelque chose, même au milieu de la nuit, on venait nous prévenir. On ne savait jamais ce qui allait se passer. Quand il y avait des altercations entre gardes mobiles et manifestants, je me mettais toujours derrière les gardes mobiles pour filmer. Je me rapprochais toujours de leur caméraman. Ils filment tout à des fin de formation. Je discutais avec lui pour ne pas trop attirer l’attention sur moi. Je me faisais le plus discret possible.

NLG : Notre caméra était une cible. On avait fait circuler le bruit que des médias étrangers nous achetaient des images de Plogoff. Nous sommes vite devenus gênants pour les forces de l’ordre qui essayaient de nous empêcher de filmer. Il a fallu ruser. Félix mettait par exemple un brassard de presse, ce qui était totalement interdit. Nous avions aussi quelques amis à la préfecture qui nous donnaient des renseignements. Tout le monde savait qu’on faisait un film qui allait témoigner de cette bagarre sur la durée. Nous avions une mission importante. S’il n’y a pas d’images, on peut dire ce qu’on veut. Le gouvernement faisait courir le bruit que les manifestants de Plogoff étaient de dangereux révolutionnaires issu de la bande à Baader. Mais nos images parlent d’elles-mêmes.

Malgré la violence de certaines séquences, le film reste plein de vie et d’optimisme.

NLG : Même si nous parlons de quelque chose qui n’est pas vraiment joyeux à la base , je voulais absolument rester optimiste. Si on regarde les milieux populaires, dont je suis issue, on remarque qu’il y a toujours eu dans le passé une joie de vivre. On travaillait en chantant dans les usines, on dansait dans les champs. L’Homme, malgré les difficultés, ne peut se passer de joie. Je savais qu’à Plogoff elle serait présente. Je pense que dans les luttes, quand on se laisse gagner par la hargne, par quelque chose de radical, ce n’est pas bon pour l’ensemble. Aujourd’hui on a creusé un fossé entre les groupes. Si on ne crée pas du lien entre les gens, on n’ira pas loin. Dans le film, il y a des anciens combattants qui manifestent pour la première fois et qui entament la Marseillaise à côté de soixante-huitards, pour qui ce chant était totalement honni mais qui ont respecté ça, et cela impressionne aussi les gardes mobiles en face. Bref, il faut faire preuve d’ouverture d’esprit.

C’est aussi un film où les femmes sont particulièrement mises en valeur.

NLG : Elles se sont imposées tout de suite ! Elles ont montré leur courage et leur détermination tout au long de la mobilisation, tout en assurant une certaine tranquillité pour leur famille. Il ne fallait surtout pas déstabiliser son foyer. Tous les jours elles étaient sur le terrain et le soir elles rentraient s’occuper de leur famille, car beaucoup de choses dépendent d’elles. L’issue du combat de Plogoff leur doit énormément. J’ai trouvé ça très beau que ces femmes au foyer prennent leur place dans les manifestations. Donc oui, le film parle aussi de la place des femmes dans la société. C’est pour cela que j’ai voulu décrire la vie quotidienne et ordinaire de ces femmes, afin de mieux montrer le bouleversement qu’a été cette mobilisation dans leur vie. Cela les a chamboulé il faut bien le dire.

Vous ouvrez votre film sur le Larzac, pourquoi ce choix ?

NLG : Ceux de la Lutte du Larzac ont beaucoup apporté aux gens de Plogoff. Ils avaient l’antériorité et des liens se sont très vites construits. Je trouvaient qu’il y avait beaucoup de points communs entre les deux combats. Eux aussi défendaient leur terre. Et j’ai adoré l’idée d’ouvrir le film sur les moutons, c’est un beau symbole. À Plogoff aussi nous voulions des moutons à la place d’une centrale nucléaire !

Comment s’est passé l’étape du montage au vu du nombre d’images, de séquences, que vous aviez récoltés au fur et à mesure du tournage ?

NLG : Et encore, à un moment nous n’avions plus assez d’argent pour acheter les pellicules. Félix faisait semblant de tourner pour ne pas démoraliser les manifestants, car notre présence encourageait les habitants à continuer. Comme il nous restait le son, j’ai pensé à utiliser des images fixes. Cet effet que l’on voit avec les photographies dans le film n’était pas volontaire, mais ça a finalement donné de la force au son.

FLG : Je suis incapable de juger le nombre d’images que j’ai pu capturer, mais il y a eu un paquet de bobines 16mm… Cette utilisation d’images fixes permet une réflexion différente sur l’image. On prend le temps de regarder. Notre ingénieur du son, Jacques Bernard, a fait un travail formidable.

NLG : Le montage a débuté dans la foulée du tournage. Nous avons fait appel à Claire Simon, puis Nelly Quitter est venue la rejoindre. Claire n’avait pas vécu les évènements et ne connaissait pas la région, mais elle avait le recul nécessaire pour cette entreprise. J’avais déjà mon idée du film que j’ai affirmé au montage en étant parfois assez ferme, mais cette collaboration a été très enrichissante. Les événements de Plogoff se sont terminés au printemps 1980, notre film était fini en août et les premières projections ont eu lieu en novembre.

« La résistance est un thème qui parle à tous les âges. Et à Plogoff, le combat a été gagné. »

L’engouement pour votre film a-t-il été immédiat, notamment en Bretagne ?

NLG : Quand nous avons lancé ce projet, nous pensions le distribuer, comme nos précédents films, dans des lieux parallèles : des MJC et quelques petits cinémas de la région. La première projection a eu lieu à Douarnenez, une ville proche de Plogoff, durant un festival. Je me souviens le soir de la première, la rue devant le cinéma était noire de monde. Il y a eu une projection, puis deux, puis trois… À chaque fois nous avons dû refuser des gens ! Face à cet engouement, l’exploitant de la salle a créé avec d’autres collègues une société de distribution pour diffuser Plogoff. Pour la première fois nous avions une vraie exploitation en salle avec 25 copies en 35mm. C’était extraordinaire pour nous et, à cette époque, il y avait très peu de documentaires diffusés en salle. Ceux qui avaient cette chance faisaient rarement plus de 4000 entrées… Et nous nous avons atteints très vite les 100 000 tickets ! Le film était projeté partout en France, et en Bretagne ce fut une explosion. On se déplaçait pour organiser des débats, souvent avec les femmes de Plogoff. Les salles étaient pleines et les débats ont été merveilleusement riches.

Quand on voit le contexte des ces derniers mois en France, on constate que votre film est encore d’actualité. Quel regard portez-vous là-dessus ?

NLG : La résistance est un thème qui parle à tous les âges. Et à Plogoff, le combat a été gagné. Cela plaît beaucoup. On sent que le film fonctionne encore, surtout sur les jeunes générations qui n’ont souvent jamais entendu parler de cette histoire. Dans notre région, il y a des gens qui m’ont dit qu’ils attendaient avec impatience la sortie de la version restaurée pour faire découvrir le film à leurs enfants. Les gens se le réapproprient. Nous avons constaté que leur regard est différent selon l’époque ou le combat qu’ils mènent. Aujourd’hui, le combat des écologistes c’est d’agir, de changer les choses pour faire face à de futures pénuries. J’ai été aussi très touchée par les mouvements lycéens, ça me fait plaisir de voir de nouveaux des jeunes qui s’agitent.

Si les événements de Plogoff avaient lieu en 2020, il y aurait des dizaines de caméras, des chaînes d’info en boucle, sans compter les manifestants qui filmeraient avec leurs téléphones en direct via les réseaux sociaux. Cela atténue-t-il la force de l’image selon vous ?

NLG : À l’époque, nous étions les seuls à filmer sur place. C’était nous ou rien. Ça a donné du sens à notre travail, on avait une responsabilité. Aujourd’hui, trop d’info tue l’info. Une image en chasse une autre. On a envie de travailler sur un sujet qui nous interpelle, et le lendemain une autre information attire notre attention. On se sent écartelé et on ne trouve plus le temps, hélas, de creuser l’information.

FLG : Aujourd’hui l’écologie prend une place primordiale et il y a de nombreux mouvements sociaux. On essaie quand même d’encourager les gens à faire comme nous hier, à prendre la caméra ou leur téléphone portable pour filmer les évènements auxquels ils sont confrontés, pour recueillir un témoignage et ne pas être simple spectateur.

Entretien réalisé par Alicia Arpaïa à Cannes en mai 2019.

Plogoff, des pierres contre des fusils
Un film de Nicole Le Garrec
1980 – France
Next Film Distribution
Cinéma
Sortie le 12 février 2020
(Pré-sortie en Bretagne le 5 février)

Crédits images : © 1980 Atelier Bretagne Films, Next Film Distribution
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