Lorsque la passion amoureuse pousse à commettre l’irréparable, le film d’Henri-Georges Clouzot interroge en fond notre société qui ne juge que par ses mœurs établies. Seuls les protagonistes, interprétés par Brigitte Bardot et Sami Frey, connaissent la vérité, insaisissable par les juges, les jurés et les avocats. Une œuvre en avance sur son époque, et toujours d’actualité.

Texte originellement publié dans le n°6 de Revus & Corrigés.


La beauté arrogante de Dominique – une Brigitte Bardot sur le fil du rasoir entre incandescence et gouffre – ainsi que sa vie, considérée comme dissolue par l’accusation, sont disséquées lors de son procès pour le meurtre de son amant Gilbert (Sami Frey). C’est une lutte acharnée pour faire éclater une vérité tant pénale que morale : la vérité d’un corps si diaboliquement beau qu’il ne peut qu’être machiavélique selon l’accusation, la vérité d’un corps féminin manipulé et brimé selon la défense. Situé dans la France du début des années 1960, le récit de Clouzot est autant prétexte à scruter une société majoritairement conservatrice, qui refuse toute liberté de mœurs, qu’à permettre une tirade féministe assez avant-gardiste. Construit sous la forme bien connue du film de procès, La Vérité met en place deux récits parallèles, celui débité par les avocats – vérité d’apparat calculée pour faire mouche devant les jurés – et celui des flashbacks sur la vie de Dominique et les circonstances ayant conduit au drame. Le regard du spectateur est conditionné par deux images dès les premières minutes de La Vérité : d’abord le reflet de Dominique se regardant dans un morceau de miroir brisé puis, quelques minutes plus tard, un insert sur un dessin réalisé par l’un des avocats, représentant une araignée au centre de sa toile. L’avocat de l’accusation prend pour preuve d’un évident penchant vicieux, d’une part le comportement de l’accusée, qui fréquente assidûment des cinémas, ce qui la mène selon lui tout naturellement entre les draps des hommes, et d’autre part ses lectures peu recommandables, en particulier Madame Bovary de Flaubert. Le choix de ce roman comme preuve définitive de la dépravation de Dominique dès son plus jeune âge n’est pas anodin, tant il fut lui-même un point d’orgue dans la représentation d’une doxa morale dont Flaubert fit les frais, mis en examen pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs.

Gilbert (Sami Frey) et Dominique (Brigitte Bardot)

Amorale Emma dont le mariage contente peu la sentimentalité romanesque et qui prend des amants, à la poursuite de ses illusions toujours déçues. Amorale Dominique, qui ne rêve nullement de l’honorabilité supposée qu’offre le mariage, ni de la vie rangée qu’une jeune fille bien devrait espérer. Ces deux héroïnes partagent la recherche d’une autre vie que celle imposée par leur condition de femme, dans une dépression inhérente à leurs existences calfeutrées, ainsi qu’au rapport qu’elles entretiennent avec des hommes, par lesquels elles espèrent être sauvées mais qui les abandonnent sans ménagement dès qu’ils s’en sont lassés. Si, comme dans le roman, la mort hante le film – des premières tentatives de suicide de Dominique adolescente à celle qui suit l’assassinat de Gilbert – elle est également présente sous une autre forme : l’effacement progressif de la liberté et de l’identité de la jeune femme par Gilbert. Inquiété par cette femme qu’il ne parvient pas à contenir, incapable de comprendre sa collection d’amis devenus amants et d’amants devenus amis, il pense au mariage comme remède à la souffrance que provoque en lui cette individualité propre – ce que montre un insert sur des gribouillages, où le prénom et le nom Dominique Marceau sont rayés, remplacés par Dominique Tellier, puis par Madame Gilbert Tellier. De cet effacement méthodique, Clouzot prend le contre-pied en jouant sur des oppositions, notamment celle entre les deux sœurs. L’une sensuelle et perdue, l’autre austère et confiante, Dominique et Annie personnifient la dualité blonde/brune, archétype cinématographique pour caractériser l’opposition féminine dans la rivalité amoureuse.

En promenant ainsi le regard du spectateur, Clouzot semble d’abord lui permettre de construire sa propre vérité. Ce semblant de vérité, cependant, est rapidement invalidé. Le choix des images et du récit en flash-back, qui court-circuite les allégations de l’accusation, est, bien entendu, celui du réalisateur, qui choisit de mettre en scène pour l’essentiel le récit défendu par les avocats de Dominique. L’apparente neutralité du récit est donc bien vite balayée et le regard de Clouzot pose alors question. Il semble, progressivement, ne plus être à la recherche de la vérité pénale ou morale mais, bien plus, et de manière obsessionnelle, de la vérité de l’amour passionnel, dans ses illogismes, ses sentiments enflammés mort-nés, ses hésitations, sa jalousie et sa possessivité – préfigurant son film inachevé, L’Enfer. Alors que tout est disséqué dans les détails parfois les plus sordides, l’unique nuit entre les deux amants que choisit de représenter Clouzot est la première qu’ils passent ensemble. Sitôt mise en scène, elle est cependant évacuée et mise hors de portée du regard du spectateur. Occultant ce moment derrière une porte fermée, tout en le racontant à travers les échanges entre Dominique et sa colocataire, Clouzot manifeste toute son importance, mais il semble en même temps s’avouer vaincu face à sa recherche effrénée de la compréhension – de la vérité – de la passion. La vérité d’un amour se manifesterait alors dans le secret d’une première nuit, une vérité intime après laquelle Clouzot et les avocats courront tout au long du récit, sans jamais parvenir à la saisir.

La Vérité
Un film de Henri-Georges Clouzot
Avec Brigitte Bardot, Marie-José Nat, Charles Vanel, Sami Frey, Paul Meurisse
1960 – France / Italie

Coin de mire cinéma
Digibook Blu-ray / DVD / Livret
18 février 2020

Édité par Coin de Mire cinéma dans la collection « la séance », La Vérité comprend, en plus du film, les bandes d’actualités, bandes-annonces et publicités d’époque – replaçant le film dans un contexte populaire et historique ; à noter également la présence du documentaire Le Scandale Clouzot, diffusé sur Arte en 2017. Au sein du beau coffret, un livret avec des documents d’époque, dix tirages photographiques et une affichette.

À la même date, Coin de Mire édite aussi Les Espions (1957) d’Henri-Georges Clouzot.


Crédits images : © 1960 C.E.I.A.P. – Coin de mire cinéma