Il est la voix qui fait vivre depuis près de 45 ans le Cinéma de minuit sur France Télévisions. Patrick Brion, c’est une vie cinéphile, consacrée à montrer des films, faire renaître les grands auteurs, redécouvrir des talents oubliés. Et à cet égard, toute l’aventure de son émission est aussi une question continue : comment montrer du cinéma ? Ou lorsque l’histoire du cinéma vient se confondre avec l’histoire de la télévision.
Entretien originellement publié dans le n°6 de Revus & Corrigés.
Comment s’est façonnée votre cinéphilie ?
Mes parents étaient des historiens de l’art, spécialistes de la peinture et de la musique. Des gens extrêmement cultivés et sensibles, me faisant vivre dans un monde cultivé. Il était hors de question pour moi d’envisager d’être dans ce secteur-là, je n’aurais jamais pu être à la hauteur. Restait le cinéma. Ils y allaient, certes, mais sans plus, ça n’était pas leur domaine. La porte était ouverte pour moi ! Quand j’ai commencé à aller au cinéma, au milieu des années 1950, il y avait pratiquement deux chefs-d’œuvre par semaine, ou du moins tout ce qu’on considère aujourd’hui comme les grands classiques. Pour quelqu’un qui était jeune et curieux, le cinéma, tout particulièrement américain, était exceptionnel. En parallèle, il y avait alors autour de la cinémathèque de Langlois une pépinière de cinéphiles – Langlois est un homme qui a peu écrit et tourné, mais qui a été un exceptionnel catalyseur de cinéphiles – et aussi de nombreux ciné-clubs, comme le « Nickel-Odéon » de Bertrand Tavernier et Bernard Martinand. C’était une émulation dont on ne peut pas se rendre compte aujourd’hui. Beaucoup de films circulaient, il y avait davantage de salles. On était moins encombré par l’actualité, notamment car les nouveaux films sortaient dans peu de salles – c’était l’époque des films en première exclusivité[1], sortant sur des combinaisons de trois ou quatre salles comme Normandie [actuel UGC Normandie, ndlr], Grand Rex et Moulin Rouge, ou Balzac, Scala [aujourd’hui devenu un théâtre, La Scala Paris, ndlr] et Vivienne [rasé, devenu parking et immeuble d’habitations, ndlr]. Les autres cinémas devaient ainsi compenser en passant des films plus anciens, en attendant d’avoir ces nouveautés. L’essentiel des films étrangers était en version française – en fait je me suis rendu compte assez récemment que toute ma cinéphilie s’est bâtie sur la VF ! Il n’y avait de la version originale qu’au Quartier Latin, et parfois Champs-Élysées – trop cher pour moi ! Avec Bertrand Tavernier, Bernard Eisenschitz, Dominique Rabourdin et Robert Louit, on allait souvent en Belgique, car il y avait là quelque chose de formidable : le double programme, qui hélas n’existait plus en France depuis la guerre. Ce qu’ils appelaient eux « le second film », c’était souvent une série B d’environ 1h15, signée Budd Boetticher, Joseph H. Lewis, Roger Corman… Quand je demandais les horaires au directeur de la salle belge, le type me disait : « N’allez pas voir le petit film, ça n’est pas intéressant ! Voyez l’autre plutôt ! » C’était amusant de se dire qu’on allait dans un autre pays juste pour voir un « petit film »

Avant d’être le programmateur et la célèbre voix du Cinéma de minuit, vous avez été assistant pour l’émission Cinéastes de notre temps d’André S. Labarthe. Quel a été votre parcours pour y arriver ?
J’ai commencé à faire des filmographies pour les Cahiers du cinéma. J’adorais faire des listes. Aujourd’hui, on ne s’en rend pas compte car on a Internet. Mais à l’époque, quand j’ai dressé la liste des films de Raoul Walsh… c’était autre chose ! C’était important de pouvoir réunir les films d’un même cinéaste, ne serait-ce que pour des recherches ultérieures. Alors j’allais à la bibliothèque américaine me taper les index, page après page, pour répertorier tous les films de Walsh. Ensuite, j’ai fait mon service militaire en Allemagne, dans les transmissions. À mon retour, j’ai pu rentrer à l’ORTF sur Cinéastes de notre temps, comme assistant de production : j’allais chercher la bière pour le producteur, je bloquais sa place de parking dans la rue pour qu’il puisse se garer, et en même temps je cherchais à coincer Rossellini pour une émission sur lui, je cherchais des extraits de films de Samuel Fuller… J’ai ensuite été affecté aux séries. C’était le moment où Chapeau melon et bottes de cuir passait en couleur, c’était aussi l’arrivée de Mannix, de Mission: impossible, des Envahisseurs, du Prisonnier… Superbe période pour la télévision ! À ce moment-là, la personne en charge de la programmation des films était mon ami de longue date Claude-Jean Philippe, et je lui prêtais main-forte à l’occasion. Quand il a quitté la programmation pour devenir producteur, je l’ai naturellement remplacé, et ce jusqu’à la fin de l’ORTF. Après la loi scélérate de Giscard d’Estaing[2] et la dissolution de l’ORTF, je suis parti sur FR 3 – pas encore devenue France 3 –, qui était censée être, et qui a été la chaîne du cinéma. Et depuis, je n’en ai pas bougé ! Enfin, presque pas…
Dans une précédente interview, vous disiez que Le Cinéma de minuit a pris racine grâce à Pierre Sabbagh.
Absolument. Pierre Sabbagh était directeur général de la deuxième chaîne couleur de l’ORTF. C’était un visionnaire. J’étais son collaborateur direct, et régulièrement, je lui parlais d’avoir une case de ciné-club. Des films étaient déjà diffusés, certes, parfois en VO, mais dans un désordre complet : le vendredi soir à 23h, le jeudi après-midi… Il finit par être question de la création d’un ciné-club, qui serait hebdomadaire, avec la barre placée « aussi haute que possible », m’a-t-on dit. J’ai demandé si on pourrait passer les films muets de Fritz Lang, Les Trois lumières, Metropolis, Docteur Mabuse… « Ah bon, et c’est intéressant ? », et je répondais que c’était passionnant par rapport à l’histoire du cinéma, car ce sont les dernières années du cinéma muet, un moment tellement exceptionnel que tout le monde croyait que le parlant dévalorisait le cinéma, et en même temps, sur un plan historique et social, ce sont des films qui montraient la pourriture de la république de Weimar, et la fascination à venir pour les forces occultes. « Très bien, on y va ! », m’a dit Pierre Sabbagh. « Vous m’écrirez une page et demie sur chaque film car je veux savoir ce qu’on passe, et puis trouvez quelqu’un pour les présenter, une personne différente à chaque fois. » Sans grand budget, on ne pouvait pas faire grand-chose de ce côté-là. J’ai proposé Claude-Jean Philippe pour la présentation, car il avait cette sorte de force de l’instituteur, parlant avec la même conviction de géographie, de l’Histoire, de mathématiques ou de littérature, comme il parlait de John Ford, Jean Vigo ou Kenji Mizoguchi. C’est devenu le cinéclub de la seconde chaîne couleur de l’ORTF.
Les couples du second générique du Cinéma de minuit : John Gilbert et Greta Garbo dans La Chair et le Diable (1926), Greta Garbo et Robert Taylor dans Le Roman de Marguerite Gautier (1936), Robert Taylor et Vivien Leigh dans La Valse dans l’ombre (1940), Vivien Leigh et Clark Gable dans Autant en emporte le vent (1939), Clark Gable et Ava Gardner dans Mogambo (1953), Ava Gardner et Humphrey Bogart dans La Comtesse aux pieds nus (1954), Humphrey Bogart et Ingrid Bergman dans Casablanca (1942), Ingrid Bergman et Gary
Cooper dans Pour qui sonne le glas (1943).
Pourquoi avoir créé à ce moment-là le Cinéma de minuit ?
Quand je suis passé sur FR 3, on avait quatre cases cinéma à 20h30. C’est ce qui a fait la force de la chaîne – et fait qu’elle existe encore aujourd’hui. Mais évidemment, impossible de passer de la VO ou du cinéma muet sur ce créneau. Il manquait donc quelque chose ! Claude Contamine, le président de la chaîne, et Maurice Cazeneuve, le directeur général, étaient d’accord pour qu’on essaie d’avoir une cinquième case. Nous en avons parlé aux gens du cinéma, au BLIC (Bureau de Liaison de l’Industrie Cinématographique) qui nous a bien évidemment dit que c’était hors de question, puisqu’on avait déjà quatre cases. Il faut bien avoir à l’esprit que c’était une grande période de tension entre la télévision et le cinéma. On achetait des films pour des nèfles, avec trois diffusions sur sept ans. Évidemment que le cinéma français était mécontent – avec raison ! Donc la cinquième case était hors de question. Pour résoudre le problème, on a fait un chantage. Nous télédiffusions à l’époque l’émission Le Masque et la plume. Or, les professionnels de la profession, comme disait Godard, supportaient qu’on dise du mal des films à la radio… mais alors à la télévision, pas du tout ! L’idée qu’on puisse critiquer du cinéma à la télévision, cette dernière leur ayant déjà « volé » leur public, ça leur était intolérable. Ainsi, on a négocié notre cinquième case, à 22h30, en échange de l’arrêt de la télédiffusion du Masque et la plume. Pour ne pas les affoler au début, on a commencé par un cycle Greta Garbo, cinq muets et seulement un parlant, La Reine Christine de Rouben Mamoulian.
Le paradoxe, c’est qu’à l’époque, vous ne pouviez pas proposer de nombreux films dits « classiques », que vous avez programmés depuis, parce qu’ils étaient alors trop récents ou trop connus !
Avant tout, le Cinéma de minuit avait peu d’argent – il en a encore moins aujourd’hui. Il ne fallait pas faire doublon avec la programmation d’Antenne 2, mais je connaissais bien les goûts de Claude-Jean Philippe. Je savais par exemple que si chacun d’entre nous faisait un cycle Renoir, le Cinéma de minuit passerait Nana et Toni, lui passerait La Grande illusion et French Cancan. Il ne fallait pas diffuser des films qui auraient pu passer à 20h30 : malgré le plaisir que j’aurais eu à proposer La Mort aux trousses ou Rio Bravo – en VO –, c’était absurde de bloquer des cases du Cinéma de minuit pour ça, alors qu’on pouvait les passer à 20h30 en VF, avec d’excellents doublages, ce qui permettrait à trente fois plus de gens de les voir ! Et surtout, des enfants, qui ne seraient plus debout à 22h30. Ensuite, tout s’est un peu compliqué. Le noir et blanc est devenu moins à la mode, notamment à cause de TF1 et France 2, ne souhaitant plus diffuser ces films en prime time, et on s’est retrouvés « obligés » de passer au Cinéma de minuit des films comme Les Enfants du paradis, Le Corbeau, La Belle équipe… qui avant passaient sans aucun problème à une heure de grande écoute. Nous avons été les derniers à passer du cinéma en noir et blanc à 20h30 ! Enfin bon… Sic transit gloria mundi [Ainsi passe la gloire du monde, ndlr].
Programmer du cinéma muet à la télévision, ce devait être une aventure. Même ailleurs en Europe, ou aux États-Unis, c’était rare qu’une chaîne propose du muet.
Non, ça ne se faisait pas ! Et d’autant plus que comme nous n’avions pas d’argent, nous passions les films muets… muets ! Sans musique ! Si le distributeur n’avait pas de musique sur son film, nous n’en mettions pas non plus. Et c’est d’ailleurs magnifique. Voir Le Vent de Victor Sjöström sans musique, c’est une véritable expérience.
Programmer ces films, était-ce aussi un acte militant pour leur préservation ? En créant vos propres copies ?
De toute façon, à l’époque, ces films n’existaient pas dans de bonnes copies. Nous avions l’argent – pas énormément mais suffisamment – pour montrer ces films dans une bonne qualité : ils imposent le respect, et le respect c’est de les passer dans le meilleur état possible. Nous pouvions donc obliger les compagnies américaines à restaurer le négatif, tirer les films, à les sous-titrer, et régler les problèmes de droits d’auteur, qui souvent étaient dans le flou. Comme à côté, nous achetions des films pour 20h30 à des prix beaucoup plus importants, il était possible de mener ces négociations pour le Cinéma de minuit. On pouvait enquiquiner les Américains avec leurs propres classiques ! C’était une force de pression qui n’existe plus aujourd’hui.
Il existe un culte autour du Cinéma de minuit, qui tient à la programmation mais aussi au rituel, à l’habillage, à la voix.

À l’origine, je ne devais qu’écrire la voix. C’était notre speakerine, Anne Lefébure qui devait la lire. Au dernier moment, Maurice Cazeneuve m’a dit que ce serait mieux que ce soit moi. Pourtant, la présentation n’est pas vraiment personnalisée. La seule personnalisation, c’est le choix du film. Le reste, ce sont des éléments factuels sur le film, un entretien du cinéaste, ce genre de chose. La musique de Francis Lai a été choisie par la direction de la chaîne. Elle tombait très bien – elle m’émeut toujours d’ailleurs –, c’était déjà la musique de la chaîne pour les films de 20h30, et elle avait, pour le Cinéma de minuit, une variation au violoncelle. En revanche, les deux visuels du générique viennent de moi. Le premier, c’était une photo de plateau des Contrebandiers de Moonfleet [ci-contre]. D’une part car c’était un film majeur, et d’autre part, c’est qu’on pouvait y voir Stewart Granger et Sean McClory en train de se battre, Fritz Lang qui dirige, et toute l’équipe qui regarde : John Greenwood, George Sanders… Tout le cinéma en une photo ! Lorsqu’il a fallu faire un second générique, j’ai eu l’idée de mélanger les couples iconiques de plusieurs films. Cela a été storyboardé puis créé par Gérard Marinelli.
Avez-vous en tête quelques grands moments, des fiertés, des grandes redécouvertes grâce au Cinéma de minuit ?
J’ai été très content d’attirer l’attention sur des cinéastes comme Maurice Tourneur, Tod Browning (et par extension Lon Chaney), Mauro Bolognini, Albert Lewin (dont on a passé les six uniques films) ou Frank Borzage. On connaissait d’ailleurs très mal ce dernier, à l’époque. Même la Cinémathèque française avait très peu de copies. Et aussi Julien Duvivier, qui a été tant décrié et maltraité, notamment face à Jean Renoir.
Ces dernières années, vous avez sorti plusieurs gros livres encyclopédiques. L’un a été sans doute plus important encore : celui consacré au Cinéma de minuit, véritable bible rétrospective. Qui en a eu l’initiative ?
C’est une initiative de Stéphane Watelet, des Éditions Télémaque, avec qui j’avais déjà signé mon Encyclopédie du western – et depuis une Encyclopédie du film noir en deux volumes. Le Cinéma de minuit étant personnel, je ne voulais pas qu’on pense que le livre servirait à me célébrer moi-même, alors que c’est une émission relativement anonyme : mon nom n’apparaît nulle part. Mais comme il y a toujours un danger de voir le Cinéma de minuit s’arrêter, je me suis dit que c’était l’occasion de d’attirer un peu l’attention sur ce qui a été fait depuis 1976. Car c’est un livre de cinéma, mais aussi un livre sur l’histoire de la télévision, ce qu’on pouvait faire à l’époque et qu’on ne peut plus faire aujourd’hui. D’où, aussi, un classement non chronologique des films, mais par date de diffusion. Ça montrait donc ce que la télévision a pu véhiculer à un moment pour développer la culture cinématographique
Ce livre a-t-il éveillé chez vous des souvenirs liés au Cinéma de minuit ?
Ça, il y en a ! Lorsqu’on a passé Breakup, érotisme et ballons rouges, de Marco Ferreri, un film rarissime, la PJ m’a appelé le lendemain. Ils me disaient qu’il y avait eu cette nuit-là un crime, pour lequel ils avaient un suspect, et que son alibi était le film du Cinéma de minuit ! La police souhaitait vérifier le film, sa notoriété, les dates de diffusion… C’était un film quasiment invisible, donc il y avait très peu de chances que leur suspect, qui pouvait le raconter en détail, ait pu le voir en dehors du Cinéma de minuit. Dans un genre différent, ce fut toute une histoire rocambolesque pour passer Bel Ami, d’Albert Lewin. Il y a dans ce film un seul plan en couleur, comme dans Le Portrait de Dorian Gray. C’est un plan sur un tableau, qui dans le roman de Maupassant correspond à La Pêche miraculeuse de Konrad Witz, et dans le film est La Tentation de Saint Antoine de Max Ernst. J’avais programmé le film au Cinéma de minuit et je m’étais assuré que la copie que nous avions reçue avait bien le plan en couleur. À quelques jours de la diffusion, je me rends compte que ce plan a disparu ! Comme on voit des collures sur la bande, j’apprends que le service de sous-titrage l’a coupé, pensant que ce plan en couleur dans un film en noir et blanc était une erreur ! Et ils avaient jeté le plan ! Impossible d’avoir une nouvelle copie dans ces délais. Par bonheur, dans le film, le plan est fixe et muet. Je suis donc allé acheter un livre sur Max Ernst, dont j’ai tiré une diapositive du tableau, puis je suis allé voir les gens de la diffusion de France 3 en leur demandant une folie : envoyer en direct – c’est pas rien ! – la diapo, au début de la troisième bobine du film, pour remettre le plan en place. Et ça a marché ! Il n’y avait pas de DVD à l’époque, il fallait pouvoir bricoler. Sinon, jamais je n’aurais passé le film sans ce plan.
« Même si le Cinéma de minuit ne fait plus une grande audience, il compte pour certaines personnes et est comme entré dans l’inconscient collectif. »
Le Cinéma de minuit semble être une bataille de tous les jours, pour maintenir la programmation. Et récemment, après des menaces d’arrêt de diffusion, on a vu une pétition de soutien circuler et être largement relayée.
Disons que le Cinéma de minuit a rarement été menacé, jusqu’à il y a trois ans environ. Tous les présidents et présidentes de France Télévisions ont trouvé normal de s’intéresser au patrimoine – ou tout du moins, cela ne les dérangeait pas. C’est une case qui ne génère pas de publicité, qui ne coûte pas cher, moi-même je ne coûte pas cher – et je ne suis même pas producteur de l’émission – et l’achat des films en eux-mêmes est raisonnable. Quand le Cinéma de minuit a été remis en question il y a trois ans, qu’il allait s’arrêter, personne n’avait eu la gentillesse de me le dire officiellement. On m’avait simplement coupé mon budget – donc plus d’argent pour acheter les films. De fait, l’émission a été défendue par divers proches et collaborateurs, dont Bertrand Tavernier, un ami depuis bientôt 60 ans, qui est monté au créneau pas tant par amitié que parce qu’il pense réellement que le Cinéma de minuit a une raison d’être. J’ai aussi été défendu par l’intersyndicale de France 3, ce qui m’a fait un grand plaisir. Une lettre ouverte très juste – j’ai le droit de le dire, elle n’est pas de moi ! – avait circulé, de toutes les cantines de France Télévisions jusqu’à la direction. Et finalement on m’a laissé tranquille pour un temps. Là, c’est réapparu : on a commencé par me faire changer de chaîne, je suis passé sur France 5, où l’on a moins d’audience car c’est une chaîne qui fait elle-même moins d’audience que France 3. On a ainsi perdu une partie du public parmi les habitués. Mais c’était ça, ou on l’arrêtait. Et si personne n’est indispensable, il est indispensable de montrer des films anciens ! Et à France Télévisions, si ça n’est pas moi… il n’y aura personne d’autre pour le faire. Je ne me fais aucune illusion. N’étant pas encore passé sous un camion, les cataloguistes de films continuaient à m’envoyer leurs films, et je leur répondais que de toute façon je m’en allais à la fin de l’année. Ils me disaient que ça n’était pas possible ! Et un mouvement que je n’ai pas sollicité a pris la défense du Cinéma de minuit, à travers une pétition signée par tous les grands noms du cinéma français. Ça doit être la plus grande pétition liée au cinéma depuis l’affaire Henri Langlois ! Ça m’a vraiment touché. Et ça a beaucoup étonné France 3. Le Cinéma de minuit a pu être sauvé, même si avec moins de cases, moins d’argent, et un début de programmation en mars. J’ai notamment prévu un cycle de films rares, parmi lesquels Leur dernière nuit de Georges Lacombe, Gibier de potence de Roger Richebé, Un Revenant de Christian-Jacque, Miroir de Raymond Lamy et Dans les faubourgs de la ville, de Carlo Lizzani. Pour 2021, on verra… Mais il me semble que le Cinéma de minuit est l’émission encore en cours de diffusion la plus ancienne de la télévision française, avec Des Chiffres et des lettres. C’est malgré tout miraculeux qu’elle existe encore ! Même si l’émission ne fait plus une grande audience, elle compte pour certaines personnes, elle est comme entrée dans l’inconscient collectif.
Vous semblez attaché à l’idée de la réhabilitation de nombreux films et cinéastes, comme si l’histoire du cinéma est construite sur une somme d’injustices. L’un de vos chevaux de bataille a été la défense de Richard Brooks.
Une somme d’injustices, c’est beaucoup dire ! Disons plutôt de méconnaissances. Sur Brooks, cela me tenait particulièrement à cœur. J’ai été heureux de pouvoir faire un livre sur lui. Et d’ailleurs, j’ai une anecdote amusante sur cet ouvrage. Je m’occupais à cette époque-là d’une collection pour l’éditeur Hervé de la Martinière. On venait de finir un livre sur Greta Garbo, et je devais lui soumettre quelques projets. Après plusieurs propositions refusées, je lui ai parlé de mon projet de livre sur Brooks. À ma grande surprise, il semblait très partant. Je l’ai vendu comme je pouvais, argumentant que, bien que moins connu que d’autres cinéastes, Brooks a aussi dirigé les plus grandes stars. Je lui ai dit que j’avais une documentation considérable à son sujet : des centaines de photos, tous les scripts, énormément d’entretiens… J’étais prêt à faire le livre en huit mois ! En sortant de l’immeuble, très content, j’ai fait quelques pas, puis je me suis dit : « Merde, il a dû croire que je parlais de Mel Brooks ! » Je l’ai tout de suite rappelé depuis une cabine, en lui disant : « Hervé, on est d’accord… le livre… c’est bien sur Richard Brooks… le réalisateur des Professionnels avec Burt Lancaster ? » Heureusement, il m’a dit que oui évidemment, en me demandant pourquoi je posais la question – « Non, non pour rien ! » J’ai pu rencontrer Richard Brooks à Paris. J’ai découvert un cinéaste très fatigué, qui était toutefois encore persuadé qu’il allait tourner une adaptation de La Condition humaine. Je l’ai vu trois fois en trois jours. J’ai d’abord dîné avec lui. Le problème, c’est que j’avais déjà tellement d’entretiens de lui, que j’aurais pu faire les questions et réponses moi-même. Et à mes questions, il bottait en touche, ne répondait rien de très intéressant, voire pas du tout – tout en le faisant très poliment. Le lendemain, nous avons déjeuné ensemble, et ce fut pareil. Il m’a proposé de petit-déjeuner le jour suivant, avant qu’il ne quitte la France. Il m’a dit à ce moment-là avoir des problèmes avec son avion et la compagnie aérienne, que personne ne l’avait aidé car personne ne parlait anglais dans ce pays, qu’il était embêté… Je l’ai donc accompagné à la boutique de la compagnie, sur les Champs-Élysées. Il pleuvait comme pas possible ce jour-là. Et sous la pluie, en chemin, il s’est mis à répondre à mes questions. Quand je lui ai demandé pourquoi il avait tourné Les Frères Karamazov, à notre première entrevue, il m’avait répondu platement que c’est parce que c’était un grand classique de la littérature mondiale. Et là, il m’a dit qu’en réalité, c’est parce qu’il était juif et russe. J’ai poursuivi. Pourquoi dans les deux films de guerre qu’il a tournés, Le Cirque infernal et Sergent la Terreur, on ne voit quasiment pas la guerre ? Il m’a demandé si je savais ce qu’était la guerre, j’ai répondu que non, n’ayant fait que des manœuvres. Et là, il m’a dit : « Je vais vous expliquer pourquoi je n’ai pas montré autre chose. J’étais dans le Channel Corps durant la guerre, et je débarquais avant les soldats pour filmer le débarquement. On avait 80% de pertes. On se faisait tirer dessus depuis les bunkers à la mitrailleuse et pilonner par des mortiers. Alors qu’on avait déjà du mal à avancer, en mettant le pied quelque part, on se rendait compte qu’on marchait sur le corps de quelqu’un. Et l’eau était rouge. Comment voulez-vous que je montre ça au cinéma ? » Ainsi de suite, on a pu poursuivre la conversation, il s’est ouvert.
Quels sont vos autres projets ?
J’aimerais écrire un grand livre sur la MGM, pour le centenaire du studio, qui a été fondé en 1924. J’y travaille depuis très longtemps, intuitivement. J’essaye d’entrer complètement à l’intérieur du studio, pour comprendre comment on y tournait les films. Et j’ai dessus une documentation inconcevable ! Je me suis même procuré – sur Ebay ! – les « bleus » du studio, d’énormes rouleaux de 2,50 m par 2,50 m, avec tous les plans. Tout était construit en dur à la MGM ! Et donc, sur ces plans, on a une idée des « quartiers » des studios, avec la ville américaine, ville française, la ville chinoise, etc. J’ai aussi toutes les photos qui vont avec. Je suis particulièrement intéressé par les décors, notamment quand il n’y a pas les acteurs. Je me suis aussi procuré les archives du service financier de la MGM – la compta ! Avec tout noté, référencé, film par film, dépense par dépense. Comme cela concerne la période muette, dont beaucoup des films ont été perdus, il ne reste parfois que ces archives. Le type à qui je l’ai acheté m’a dit qu’il avait une série de six livres de comptabilité, sur les vingt existant. J’ai évidemment pris les six, en demandant où étaient les autres. Et en fait, l’histoire, c’est qu’il avait travaillé dans les années 60 ou 70 à la MGM, et un soir en sortant, il avait trouvé dans le grand bac poubelle les vingt livres des archives de la comptabilité… Mais il n’a pu en porter que six, car c’était trop lourd ! Je collectionne également les dessins d’atmosphère. La MGM était le plus riche des studios, la Cadillac des majors. Ils avaient donc largement les moyens de faire, en amont des tournages, un travail de préparation exceptionnel, notamment en dessin et en peinture. Ça donnait le look du film. Sur le Roméo et Juliette que George Cukor a tourné en 1936, j’ai trois books de dessins – non signés hélas. Pour l’un, celui dont l’esthétique a été choisie pour le film, on peut reconnaître le style du costumier et directeur artistique Oliver Messel, et pour les autres, il y en a un de style Art déco et un autre inspiré de Piranèse [architecte italien du XVIIIe siècle, ndlr]. On imagine, dans les bureaux de la MGM, ces trois grands dessins affichés sur les murs, avec Irvin Thalberg [superviseur des productions MGM, ndlr], George Cukor, le directeur artistique Cedric Gibbons et le chef opérateur William H. Daniels décidant que serait le look du film. Quelle époque !

Des regrets ou manques sur des films que vous auriez voulu diffuser ?
Ce qui est perdu. C’est catastrophique. C’est l’une des hontes de ce siècle. Les compagnies de cinéma ont laissé se détruire sous leur nez leurs propres films. Quand John Ford était à la Fox, ce même studio détruisait ses films muets. La MGM a fait venir aux États-Unis Greta Garbo, la plus grande actrice suédoise, Lars Hanson, le plus grand acteur suédois, et Victor Sjöström, le plus grand metteur en scène suédois, et de leur grand film, La Femme divine, il ne reste que neuf minutes. Quelle incurie de la part des studios. Et l’arrivée du cinéma parlant a évidemment joué. Les studios ne sont pas des humanistes, ils sont là pour vendre leurs films, et quand on ne les leur loue plus, ils ne voient plus l’intérêt de les garder. Et puis le nitrate de cellulose, quand ça flambe, ça flambe ! Et tout cela me rend triste. Triste de n’avoir jamais pu passer La Femme divine ou Les Quatre diables de Murnau… Mais je crois avoir fait en sorte de passer tout ce qui était humainement faisable. Alors il y a toujours des manques, des films bloqués pour des questions de droits…
On a répété à chaque décennie que le cinéma était mort. Mais la cinéphilie ?
Les gens de ma génération œuvraient énormément dans les ciné-clubs, c’était une génération très curieuse. Il est arrivé ensuite, dans la génération suivante, un manque de passeurs. Il y a eu un avachissement de la critique, revenant à dire que tout se vaut, couplé à un rejet de la cinéphilie. Des gens qui semblent comme ébahis devant n’importe quel film, comme les singes devant le monolithe dans 2001, l’Odyssée de l’espace. Alors, entre la critique terroriste, comme cela a été à l’époque le cas avec Les Cahiers du cinéma et Positif, et la critique laxiste, où l’on découvre trois chefs-d’œuvre par semaine – ceux-là mêmes qu’on voit en citation sur les affiches dans le métro – il y a un juste milieu à retrouver. J’espère tout de même qu’une nouvelle génération va apparaître, mais ça n’est pas évident. Et quand je vais voir un film à la Cinémathèque française et que je regarde le public, c’est encore moins évident. Pareil quand je présente un film en salle. Mais je pense qu’un film se mérite. Et aujourd’hui, à l’heure où tout ou presque est accessible, c’est souvent trop facile. C’est comme dans une bibliothèque : si vous débarquez sans rien connaître à la littérature, s’il n’y a personne pour vous prendre par la main, vous ne vous en sortirez pas, et vous allez passer à côté des chefs-d’œuvre. Mais comme je le dis souvent : si j’avais 17 ans aujourd’hui, je ne m’intéresserais pas au cinéma, mais au jeu vidéo.
[1] Jusqu’en 1973, les films sont distribués avec le principe de « première exclusivité » : les films sortent d’abord dans un réseau de salles exclusif à Paris et dans quelques autres grandes villes, dans des cinémas plutôt prestigieux et surtout au prix du ticket plus onéreux. Les films sont ensuite diffusés dans des salles dites de continuation, à des tarifs moindres, et enfin dans les salles de quartier, l’exploitation pouvant ainsi s’étendre sur deux ans.
[2] La loi du 7 août 1974 précise que « l’ORTF est supprimé », éclatement qui verra la naissance de plusieurs chaînes publiques : TF1, Antenne 2 et FR 3. 250 journalistes perdent leur emploi dans la manoeuvre et l’État demeure détenteur de l’exclusivité de l’information télévisuelle.
Crédits images : Portrait de Patrick Brion © 2020 Marc Moquin DR / Photo de tournage des Contrebandiers de Moonfleet © 1955 MGM / Affiche d’Un Revenant © 1946 CCFC DR / Affiche de Leur dernière nuit © 1953 CCFC DR / Dessin préparatoire de Quo Vadis © 1951 MGM DR