Principale institution cinéphile de la région PACA, la Cinémathèque de Nice accueille près de 50 000 visiteurs par an. Elle rouvre enfin ses portes ce lundi 22 juin, après avoir proposé aux spectateurs de sa métropole une programmation hebdomadaire à travers une salle numérique, tout au long de cette période de confinement. Nous avions rencontré avant cela Guillaume Poulet, son directeur depuis 2017.
Cet entretien est en complément du dossier du n°6 de Revus & Corrigés.
Comment est née la Cinémathèque de Nice ?
La Cinémathèque de Nice est née en 1976 à l’initiative d’une jeune niçoise, Odile Chapel, qui en fut la directrice jusqu’à mon arrivée en 2017. Fondée sous l’égide d’Henri Langlois, elle est au départ, comme d’autres endroits, une émanation de la Cinémathèque française, avec des copies envoyées à l’époque directement par Langlois. Les premières années, il n’y avait ni collection ni lieu attitré. Les projections se déroulaient dans un théâtre du vieux Nice, avant que la Cinémathèque ne s’installe définitivement au milieu des années 1980 dans le bâtiment d’Acropolis, avec une salle de projection dédiée. Aujourd’hui la Cinémathèque de Nice est une institution municipale intégrée dans la direction du cinéma de la ville. Si elle n’est pas identifiée comme d’intérêt national, comme celle de Toulouse par exemple, nos missions restent classiques et généralistes. Notre collection se compose actuellement entre 13 et 14 000 copies, principalement en 16 et en 35 mm, et de nombreux documents. J’aimerais bien que ceux-ci soient plus mis en valeur ces prochaines années, avec la mise en place, peut-être, d’un lieu de consultation comme une bibliothèque du film.
Pour revenir aux missions de votre institution, quelles sont les spécificités de la Cinémathèque de Nice ?
Il n’y a pas vraiment de spécificités locales à Nice. Nous nous inscrivons comme un complément de ce qui peut se faire ailleurs. Ces dernières années nous essayons par exemple de développer la dimension « cinéma amateur » de la collection, très peu présente à Nice, avec des appels à films. Il y a aussi des gens de la région qui nous apportent spontanément leurs documents. Il est important de faire de la Cinémathèque de Nice un lieu vivant et non pas un musée patrimonial. Nous essayons d’accueillir régulièrement des invités. En quelques mois nous avons eu Naomi Kawase, Jean Dujardin, Patrice Leconte, John McTiernan, Nicole Garcia, Philippe Labro, Tony Gatlif… Enfin, un travail est fait au niveau du jeune public. Nous sommes, je crois, la seule cinémathèque à proposer des ateliers hebdomadaires autour du cinéma d’animation depuis 30 ans. Côté projection, nous recevons 15 000 scolaires chaque année, soit 30% de nos visiteurs. Cet intérêt pour le jeune public est pour moi fondamental, car c’est une façon de former nos spectateurs de demain, de les ouvrir à autre chose. Je vois comment fonctionnent mes enfants : même s’ils auront probablement leur phase blockbusters, je me dis toujours que les premiers films qu’ils auront découvert, comme Chantons sous la pluie, Les Demoiselles de Rochefort, Mon Oncle… laisseront forcément des traces.

Il y a depuis quelques années un nouvel engouement pour le cinéma de patrimoine. L’avez-vous ressenti à la Cinémathèque de Nice ?
La Cinémathèque existant depuis longtemps, il y avait déjà à Nice une tradition autour du cinéma de patrimoine. La fréquentation de notre salle a toujours été assez régulière, avec une programmation quotidienne. Mais la grande évolution de ces dernières années, et je m’en réjouis, c’est le rajeunissement du public. Il y a de plus en plus de jeunes, d’étudiants… Nous avons par exemple noué un partenariat avec l’ESRA, seule école de cinéma de la ville, qui propose des cours de cinéma ouvert à tous. Toutefois, malgré ce rajeunissement, il reste difficile de parler d’une embellie très forte sur la fréquentation, même si celle-ci repart en ce moment à la hausse après des années de baisse. Donc je pense que par rapport à d’autres villes cet engouement pour le cinéma de patrimoine est moins visible ici, car la Cinémathèque a toujours eu ses habitués.
Comment travaillez-vous votre programmation ?
D’une part, nous essayons d’être en lien avec l’actualité du patrimoine. Avec le boum des ressorties ces derniers temps, c’est devenu presque trop facile. On pourrait faire notre programmation rien qu’avec ça ! Par contre pour les rétrospectives, nous fonctionnons surtout par envie de programmation, en essayant d’être éclectique. Nous venons de terminer un cycle Renoir, prochainement ce sera Simenon et ses adaptations, une rétrospective inédite à Nice. À noter que nous proposons aussi un volet plus contemporain qui correspond à 30% de notre programmation. Nous présentons, en VO, des films peu sortis dans les salles niçoises, voir totalement inédits. Si avant nous diffusions des films populaires, comme La La Land ou Dunkerque, on essaie maintenant de se restreindre à des films Art et Essai très mal distribués dans la région. Nous y avons peut-être perdu une partie de nos spectateurs, mais cela me paraît important de défendre ce cinéma-là, de mettre en avant ceux qui n’ont pas eu la résonance qu’ils auraient dû avoir ici… Cela fait partie des missions du service public de proposer des choses comme ça. Il y a aussi tout un volet de notre programmation lié à des partenariats locaux. La nouvelle directrice du Théâtre Nationale de Nice, Murielle Mayett-Holtz, a eu droit à une carte blanche en février. On s’associe aussi à des festivals. Il y a une volonté d’ouverture avec les acteurs locaux du cinéma afin de participer pleinement à la vie culturelle de Nice.
Vous êtes arrivé à la tête de la Cinémathèque de Nice en 2017. Comment avez-vous fait évoluer la programmation patrimoine ?
Le cinéma de genre par exemple a longtemps été absent, alors que maintenant nous en projetons en permanence ! On a mis en place un rendez-vous mensuel en double programme intitulé « Les Improbables ». On a aussi fait des rétrospectives Dario Argento, Mario Bava… Ces choix ont participé au renouvellement du public dont je parlais tout à l’heure. Si personnellement je ne suis pas un grand amateur de cinéma de genre, je suis profondément convaincu qu’il a sa place dans une cinémathèque. Il faut s’intéresser parfois à des réalisateurs un peu moins convenus, élargir la palette des cinéastes auxquels on s’intéresse. Dernièrement nous avons fait un cycle autour de Danielle Darrieux. Se focaliser sur une actrice a permis de faire le lien entre des cinéastes différents. Nous essayons de nous renouveler en sortant des grands classiques, car quand je suis arrivé on reprochait à la Cinémathèque française de répéter les mêmes cycles tous les 4 à 5 ans. Attention, ce n’est pas du tout un problème de revoir du John Ford régulièrement ! Mais nous sommes sur une période où il y a beaucoup de ressorties, avec des choses très étonnantes qu’il faut mettre en avant. Nous nous sommes aussi ouverts à des cinématographies un peu plus rares sur les écrans. Si on regarde mes choix de programmation depuis 2017, c’est vrai que le volet asiatique est très présent. C’est dans l’air du temps. Regardez les succès de Parasite ou des films de Hirokazu Kore-Eda ou de Naomi Kawase, que nous avons invité. Le public est réceptif. Nous avons ouvert l’année 2020 avec un cycle Kenji Mizoguchi, une façon de faire notre hommage à Jean Douchet.

Jean Douchet, que vous venez d’évoquer, a proposé pendant plus d’une dizaine d’années des ciné-clubs réguliers à la Cinémathèque de Nice. Que vous a-t-il apporté ?
C’était une personnalité extraordinaire. Il apportait sa générosité, son accessibilité, sa façon de rendre les gens qu’il écoutait intelligents. Cette soif qu’il avait de transmettre, de parler de cinéma, cette simplicité… Pour moi c’était quelque chose de rare. Je pense que sa conception de la cinéphilie est unique. À mon arrivée en 2017, je voulais du changement mais, en assistant aux séances, je me suis rendu compte qu’il était indispensable. Toute l’équipe a été très touchée par sa disparition. Je me sentais très proche de sa cinéphile, de son éclectisme. Il n’était jamais dans le jugement. Toujours prêt à entendre un avis. La saison dernière nous avions dû annuler plusieurs séances pour ses problèmes de santé, mais jusqu’au bout il voulait être là. C’est Molière qui meurt sur les planches. Je crois que ces derniers temps il était vraiment heureux de voir le rajeunissement du public. Il m’en parlait souvent du plaisir de voir des jeunes à ses séances sur des films de patrimoine. Ce sera forcément un manque à l’avenir.
Les plateformes en ligne changent les habitudes des cinéphiles, certaines mettent en avant le cinéma de patrimoine. Quel regard portez-vous sur elles ? Ont-elles déjà un impact sur la fréquentation de la Cinémathèque ?
Je ne sais pas si il y a déjà un impact, mais personnellement je trouve ça bien. Il y a aujourd’hui plein de plateformes où l’on peut voir du cinéma de patrimoine : La Cinetek, Mubi, FilmoTV, UniversCiné… Ma réflexion est de dire que oui, c’est important de les voir en salle, mais j’ai remarqué que chez les plus jeunes générations cela ne va pas forcément de soi. On doit s’interroger sur la façon de leur faire entendre que ces films ont été conçus et pensés pour la salle de cinéma. Il faut militer auprès des plus jeunes, et c’est une réflexion que doivent partager tous les exploitants. Il est intéressant de voir aussi ce que cette évolution dit des cinéastes. La chronologie des médias est morte. Il faut proposer un autre modèle et ne pas se crisper sur la question. Nous essayons ponctuellement de projeter les films des plateformes à la Cinémathèque. Nous avons par exemple diffusé Roma d’Alfonso Cuarón. Voir ce film sur un grand écran provoque une expérience totalement différente. Cette image, ce scope, ce noir et blanc… Comment le voir autrement que dans une salle ? Même si je regarde aussi beaucoup de films chez moi, je persiste à penser que le cinéma est fait pour la salle.
« Il manque encore ici une vision politique du cinéma de patrimoine, mais on y travaille. »
En 2019, la ville de Nice a fêté en grande pompe le centenaire des studios de la Victorine, avec un festival dédié au cinéma de patrimoine auquel a participé toutes les salles de la ville avec succès. Cette mise en lumière du cinéma de patrimoine devrait-elle continuer ?
Il y avait cette idée de diffuser du patrimoine en dehors de la Cinémathèque. Toutes les salles de la ville ont joué le jeu, y compris les multiplex du groupe Pathé. Ils ont été agréablement surpris par les résultats de fréquentation. Pendant huit jours, nous avons proposé une soixantaine de films tournés à Nice et à la Victorine. La programmation contenait des films récents, comme Magic in the Moonlight, des grands classiques comme Mon Oncle de Tati… Le seul souci que nous avons rencontré avec les salles était qu’on ne pouvait leur proposer que des films restaurés ou existants en DCP pour une projection numérique. La salle de la Cinémathèque de Nice est la seule aujourd’hui à être équipée en pellicule. J’ai tendance à dire que nous sommes la salle la mieux équipée de la ville, car on peut passer du DCP 2K, 4K, comme du 70, du 35 et du 16 mm. Est-ce que cette mise en avant du patrimoine va continuer ? Dans la politique de la ville ce n’est pas une priorité, elle mise sur le développement des studios en tant que tel. Mais le travail continue.
À Nice, voir même à l’échelle de la région PACA, vous êtes une des seules institutions à proposer du cinéma de patrimoine. Regrettez-vous cette absence ?
À Nice, c’est vrai que nous sommes assez peu concurrencés sur le cinéma de patrimoine. Les deux salles Art et Essai de la ville considèrent que c’est notre chasse gardée. Il y a aussi chaque semaine énormément de sorties qui remplissent vite leur programmation. Dans un sens cela m’arrange car, depuis mon arrivée à la Cinémathèque, nous essayons justement d’être plus en phase avec l’actualité. Après ça n’empêche pas que, de temps en temps, il y ait par exemple des opérations nationales, comme lorsque Pathé présente ses dernières restaurations. Ils ont fait l’an dernier un ciné-concert muet qui a extrêmement bien marché pour les journées du patrimoine. Pour le reste de la région PACA, il y a effectivement peu d’institutions : la Cinémathèque de Gap, celle de Martigues, l’Institut de l’Image d’Aix-En-Provence, la Cinémathèque de Marseille… et c’est à peu près tout. En tout cas, nous sommes la plus importante. Nous réfléchissons à créer un réseau régional du patrimoine dont notre cinémathèque serait le cœur. Les acteurs sont là, mais tout est très éclaté, à l’inverse de ce qu’on peut voir dans la région Rhône-Alpes portée par l’Institut Lumière. Il manque encore ici une vision politique du cinéma de patrimoine, mais on y travaille.
Propos recueillis en février par Alicia Arpaïa.
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Crédits images : © la Cinémathèque de Nice, la Ville de Nice DR