En octobre dernier, la trentième édition du Festival Biarritz Amérique Latine proposait une grande rétrospective du cinéma d’Ignacio Agüero, en sa présence. Cinéaste documentaire surtout connu pour avoir participé à la campagne télévisée « la franja del NO » contre Pinochet en 1988 (racontée par Pablo Larraín dans son film No en 2012), Ignacio Agüero raconte, dans son cinéma au plus proche du réel, une histoire urbaine et politique de son pays, le Chili. 

Forme d’expression artistique et politique au service de la ville, l’architecture est souvent le symbole de rêves nouveaux, de futurs ambitieux, et des lendemains qui chantent. En particulier en Amérique du Sud. Au Brésil, la construction par les architectes de gauche Oscar Niemeyer et Lúcio Costa de Brasilia à la fin des années 1950 est un rêve de ville nouvelle, de progrès et de vie meilleure. Au Chili, dix ans plus tard, l’arrivée au pouvoir du socialiste Salvador Allende nourrit les rêves chiliens d’une Amérique latine sociale et égalitaire. Ces années-là, Ignacio Agüero étudie l’architecture à Santiago de Chili, forgé par cet idéal. Il n’est finalement pas devenu architecte, mais cinéaste. Ignacio Agüero garde pourtant à travers ses films un rapport très fort à la ville et à ses bâtiments. Toute sa vie, il a vécu à Santiago de Chili, dans l’ombre de la Cordillère des Andes.  Il y a vu la ville changer, grandir. Et il l’a regarde toujours en architecte. « La culture d’un pays s’exprime dans les rues de ses villes, à travers ses bâtiments », raconte-t-il au Festival de Biarritz. « La ville, c’est la culture ». Il précise : comme un texte, comme un film, la ville est là pour être lue.

J’étais dans ma maison

Après l’école d’architecture, Ignacio Agüero a étudié le cinéma à l’École des arts de la communication de l’Université pontificale catholique du Chili. Mais il raconte que sa véritable école de cinéma a été la maison dans laquelle il a grandi, enfant d’une famille aisée de Santiago. Une grande maison, de trois étages, avec des fenêtres sur chaque face. « Il y avait tous les points de vue possibles. On pouvait voir la Cordillère au loin mais aussi les maisons voisines tout près, les patios des voisins et même à l’intérieur des autres maisons », raconte le cinéaste qui grandit en découvrant le monde à travers les cadres des fenêtres. Depuis, il imagine le monde cadré, non plus forcément derrière une fenêtre, mais dans un plan de cinéma. Mais c’est en regardant derrière les fenêtres, qu’il développe dès son jeune âge une passion inavouée pour le voyeurisme, ce plaisir de voir la vie des autres sans être vu, protégé par les murs de la maison comme plus tard par l’optique de la caméra. « Et puis, au sein de cette maison, il y avait la possibilité d’entendre plusieurs mondes », poursuit le documentariste. D’abord, celui des domestiques, venus des quartiers les plus populaires de la ville, qui logeaient au rez-de-chaussée ; au premier, l’appartement réservé à son grand père, qui avait connu enfant la Guerre Civile de 1891, le coup d’État de 1925 et les grands mouvements sociaux du début du siècle. Puis enfin, les chambres de ses frères et sœurs, qui essayaient chacun de s’y construire un univers, influencés par les modes latines et internationales des années 1960 et 1970. « J’adorais regarder tous les petits détails. C’était fascinant comme dans un même endroit, cohabitait des mondes si différents », se souvient Ignacio Agüero.

Hoy es jueves cinematográfico (1976), le premier film de Ignacio Agüero.

Et puis, c’est la même histoire pour beaucoup de cinéastes, qu’on s’appelle Jacques Demy à Nantes, Ousmane Sembène à Dakar ou Ignacio Agüero à Santiago de Chili : un autre bâtiment est au cœur du passage de l’enfance à l’âge adulte, la salle de cinéma. Le 11 septembre 1973, quand la junte militaire renverse le régime en place, propulsant Pinochet et sa dictature au pouvoir, Ignacio Agüero a 21 ans. Le monde de liberté et de promesses dans lequel il a grandi est englouti dans la peur, la violence et la répression. Alors que les opposants politiques sont torturés et « disparaissent », qu’on escalade de nuit les murs de l’Ambassade de France, il se réfugie dans les salles obscures. Bien sûr, il ne voit pas Missing de Costa Gavras (1982), qui alertera le monde de la situation chilienne, mais des films américains autorisés par le régime. Le premier film qu’il réalise en 1976, Hoy es jueves cinematográfico (« Aujourd’hui c’est jeudi cinéma »), se passe entièrement dans une salle cinéma, dans l’attente d’un événement, la projection d’un film. Tout ce qui est dehors, la violence et la peur, n’existent plus, le temps, toujours trop court, d’un film.

L’autre 11 septembre

En 1995, Ignacio Agüero emménage dans une nouvelle maison à Santiago. Depuis cette année, il filme régulièrement le croisement de deux rues, devant chez lui. « Je sortais simplement de chez moi avec ma caméra, pour filmer mes voisins et la vie de la rue. Simplement pour le plaisir de filmer, sans objectif de faire quelque chose avec ces images, juste pour le geste. » Mais c’est en les revoyant qu’il s’est rendu compte que ces images à priori ordinaires et sans interêt, parlaient de l’histoire, de la mémoire et du Chili. Elles ont ainsi composer le matériau de base de son dernier film, Nunca subí el Provincia (« Je n’ai jamais remonté la Provincia », 2019).  Pour les cinéastes de pays peu démocratiques, le travail de l’archive et la métaphore est souvent le meilleur moyen de parler d’une réalité dont les représentations sont interdites. Engagé à gauche dans un pays où le dire était déjà un crime, Ignacio Agüero a l’habitude de parler d’autre chose pour ne pas dire frontalement de quoi il parle vraiment. Et cela continue, lorsque la dictature tombe et que la démocratie revient. On est jamais trop prudent. Chez Agüero, tout ce qui passe par le cinéma, passe aussi par l’architecture, l’urbain et les bâtiments. Dans Nunca subí el Provincia, le cinéaste s’intéresse à un nouvel immeuble qui vient de se construire et qui lui obstrue la vue qu’il avait de chez lui du Mont Provincia. Cet immeuble est construit à l’emplacement exact d’une boulangerie dont le propriétaire a « disparu » pendant la dictature, comme plusieurs milliers de chiliens. Un euphémisme d’usage pour dire qu’ils ont été torturés et exécutés par la police secrète, la DINA, sans que leurs corps ne soient jamais rendus à leur famille.

La démocratie est de retour depuis 1990 au Chili, mais la mémoire est toujours douloureuse, et on préfère fermer les yeux pour tenter d’oublier un passé qui reste traumatique. Au cœur de ce dernier film d’Ignacio Agüero se trouve un autre bâtiment, lui même symbole de la vie politique chilienne, le Palais de la Moneda, siège du Gouvernement et de la Présidence de la République, bombardé et détruit par l’armée le 11 septembre 1973, lorsque Pinochet prend le pouvoir. Retranché dans ces murs, Salvador Allende se suicide. Les images du bombardement sont le symbole tragique et spectaculaire de la fin de la démocratie chilienne, et le début des ruines. Mais si le cinéma de Ignacio Agüero regorge aussi de bâtiments détruits, rappel résigné de l’impossibilité de construire quelque chose sous la dictature, il ne montre pas le bombardement et les ruines de la Moneda. Seulement le son des bombes, des chars dans la rue et des coups de feu. « Cette image du bombardement de la Moneda, elle est à l’intérieur de moi, constamment. C’est une image avec laquelle beaucoup de chiliens vivent quotidiennement », explique le cinéaste. S’il ne devait en rester qu’une, ce serait pour lui la seule image du Chili. « Et c’est le symbole de l’échec de toutes les luttes, de tous les peuples, contre les puissants. L’image de la destruction du Palais de la Moneda, c’est l’image de l’horreur qu’il peut y avoir aussi dans l’humanité ». Un autre film est construit autour de cette image, La Bataille du Chili (1973), le documentaire fleuve de Patricio Guzman produit par Chris Marker, parfois considéré comme l’un des plus grands films politiques du monde, et réalisé pendant les évènements. « Puisqu’il y a ce film, ces images n’ont plus à être dans aucun autre film », averti Agüero qui craint aussi la banalisation de ce qu’elle représentent. Il insiste, « le paradoxe de cette mémoire, c’est que ce boulanger disparu, personne n’en parle, personne ne connaît même son nom. Et pourtant, dans le quartier, le bruit des bombardements résonne toujours ». L’histoire du Chili, comme celle du vingtième siècle est marqué par les évènements tragiques et spectaculaires, à commencer par les deux 11 septembre, le bombardement de la Moneda en 1973 et l’effondrement des tours jumelles en 2001, qu’Agüero met volontiers en rapport. Son cinéma est pourtant surtout constitué d’images quotidiennes, ordinaires. « Quand je fais un film, je ne me sens jamais obligé de raconter une histoire », explique le réalisateur. « Ce qui compte surtout c’est de faire état du moment présent ». Aussi, Ignacio Agüero ne parle pas de l’histoire du Chili en historien, mais de la manière dont cette histoire, ce passé, est encore très vivant dans le quotidien du pays aujourd’hui.

Como me da la gana (1985).

« Qu’est-ce que le cinéma ? » est un peu la question qui traverse toute la filmographie d’Agüero. En 1985, à travers son documentaire Como me da la gana (« Comment je me sens »), il s’invite sur le tournage de plusieurs films chiliens pour poser la questions aux réalisateurs, avec, sous-entendu, une interrogation sur la possibilité de faire des films dans le contexte de la dictature. Trente ans plus tard, il renouvelle l’expérience avec Como me da la gana 2. Il y a ajouté des images d’archives personnelles, filmées en 1989 en Russie. « Ce qui me frappaient, c’était à quel point certaines rues de Leningrad ressemblaient à Santiago ». Géographiquement et culturellement, les pays sont parfaitement opposés. Leur régimes politique l’étaient aussi. Et pourtant, à ce moment là de leur histoire, tous deux vivaient la fin d’une dictature. Et quelque chose dans l’air racontait la même chose. La réponse d’Ignacio Agüero serait peut être celle-ci : faire du cinéma, c’est parler de politique en filmant la vie quotidienne. C’est donc surtout, filmer la ville.





La 30ème édition du Festival de Biarritz Amérique Latine s’est tenue du 27 septembre au 3 octobre 2021.
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