Un cinéaste allemand, un écrivain autrichien, un comédien français et une actrice britannique, cela donne le film le plus européen de la période américaine de Max Ophüls, une incursion dans la mémoire d’une amoureuse passionnée. Lettre d’un inconnue ressort cette semaine en version restaurée 4K.

La rencontre était inévitable. Entre Max Ophüls, réalisateur et ancien metteur en scène de théâtre, et Stefan Zweig, un des plus grands auteurs autrichiens. Ils partagent la même inclination pour la culture allemande et autrichienne, le même goût du romantisme, la même nostalgie pour la grandeur européenne de la fin du XIXème. Après Liebelei (1933) et avant La Ronde (1950), adaptations de pièces de théâtre d’Arthur Schnitzler – ami de Zweig –, Ophüls se penche sur une des nouvelles les plus célèbres du romancier, parue en 1922. C’est leur seule et unique rencontre, mais sans doute la plus belle qu’on puisse espérer, malgré les coupes et révisions que le scénario subit, en vue d’être validé par le bureau de censure.

Tout commence par la fin. À Vienne, aux environs de 1900, Stefan est appelé à comparaître en duel, avec un homme que l’on devine époux d’une de ses maîtresses. Préférant se défiler, Stefan s’apprête à quitter son appartement lorsqu’il découvre une lettre fraîchement reçue, dont les premiers mots attirent toute son attention. « Quand vous lirez cette lettre, je serai peut-être morte ». Dès les premières minutes du film, le sort tragique de cette inconnue semble scellé, avant-goût funeste des destins malheureux de Lola Montès ou Madame de, autres héroïnes d’Ophüls. L’auteure de cette lettre n’est pas totalement inconnue puisqu’il s’agit de Lisa Berndle (Joan Fontaine), nous emmenant par le son de sa voix vingt ans auparavant. On la découvre enfant, jouant dans la rue et observant l’emménagement d’un mystérieux voisin. Inspectant les lieux avec une curiosité et un émerveillement propres à son jeune âge, elle ne se doute pas que c’est ici-même qu’elle vivra l’accomplissement de son souhait le plus cher, ainsi que sa plus grande déconvenue. Le nouvel arrivant se trouve être Stefan, jeune pianiste plein de charme et collectionneur de femmes. Lisa grandit en même temps que sa passion – son obsession – pour Stefan, interprété par l’élégant Louis Jourdan, tout juste révélé par Le Procès Paradine (1947) d’Hitchcock. De retour à Vienne, la jeune femme, devenue mannequin dans un magasin, a pour unique occupation d’observer les allers et venues de son aimé. C’est ainsi que la rencontre tant attendue peut enfin avoir lieu, moment fondateur de l’existence de Lisa, rapidement oublié par Stefan.

Comme souvent chez Ophuls, il est question d’amour, de passion et de désir, mais d’un amour jamais réciproque. Celui de Lisa pour Stefan, qui se consume à petit feu pour celui qu’elle aimera toute sa vie, mais aussi celui des hommes (le jeune prétendant de Lisa, puis son mari) pour Lisa, comme une valse amoureuse dans laquelle personne ne se rencontre jamais. Alors que Lisa est enfermée dans cet amour à sens unique, rappelé par des motifs de barreaux encadrant son visage angélique, Stefan se perd dans les relations sans lendemain, flot de plaisir et de jouissance, jusqu’à délaisser le piano. Comme le dira Gérard Philipe dans La Ronde, « le bonheur n’existe pas, l’ivresse et la jouissance existent », maxime que Stefan pourrait faire sienne. Cette relation profondément déséquilibrée se manifeste aussi par la parole. Lorsque les deux personnages se rencontrent, c’est Stefan, toujours, qui monopolise la conversation. « Parlez-moi de vous » lui dit-elle la première fois qu’ils dînent ensemble, buvant les paroles de l’homme aimé jusqu’à plus soif. La solitude des êtres, incapables de communiquer, semble inexorable. 

Dans l’une des plus belles scènes du film, les futurs amants montent dans un train de foire immobile, où un tableau situé derrière la fenêtre, sorte de trompe-l’œil de paysages, défile en arrière-plan. D’abord Venise, ensuite la Suisse, illusions de voyages que Lisa et Stefan ne feront jamais. Lorsque ce dernier demande à la caissière de relancer le décor de Venise, il prononce les mots : « Revoyons les décors de notre jeunesse ». Des instants qui sont déjà des souvenirs. Un présent que l’on revisite déjà comme un passé. Car cette histoire d’amour n’est qu’une série de réminiscences et de fantasmes. Après avoir tant imaginé cette rencontre, se déroulant comme dans un rêve, Lisa ne cessera d’y repenser avec passion et nostalgie. De son côté, Stefan l’a oublié depuis longtemps. Mais tout n’est pas si noir puisque perdure la beauté d’un amour, déçu, manqué, mais magnifié. Cette lettre, ce long monologue de Lisa à Stefan, est aussi la revanche d’une jeune fille amoureuse, jamais parvenue à exprimer ses sentiments. Comme Lola Montès nous faisant le récit de sa gloire et de sa chute, Ophüls met en scène un point de vue et une parole féminine. Victime de l’inconséquence masculine, Lisa ne vivra qu’un seul amour absolu, celui avec son fils, appelé, lui aussi, Stefan. L’amour maternel semble finalement le seul amour pur, non dévoyé par l’égoïsme des hommes.

Second film tourné lors de l’exil américain de Max Ophüls, Lettre d’une inconnue est l’occasion de découvrir une Joan Fontaine époustouflante, se fondant parfaitement dans l’univers de Zweig. Alors épouse de William Dozier, producteur adjoint sur le film, l’actrice incarne Lisa à tous les âges, capable de jouer avec autant d’assurance une enfant de 14 ans timide comme une femme du monde élégante et séduisante. La transformation physique de l’actrice est sidérante car, sans être grimée, elle semble réellement grandir entre chaque séquence. Le Vienne de la fin du XIXème, recréé par le grand chef décorateur Alexander Golitzen, est magnifique, avec un soin minutieux apporté aux détails. Annonciateur des futurs chefs-d’œuvre du cinéaste après son retour en France, Lettre d’une inconnue demeure certainement une des plus belles lettres d’amour du cinéma, celui d’un amour éternel, inconditionnel et non réciproque.

LETTRE D’UNE INCONNUE

Max Ophüls (1948), États-Unis.

La Rabbia – The Jokers Films
Au cinéma le 9 février 2022.

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