Créé au dernier Festival d’Avignon et présenté actuellement au Théâtre de l’Odéon (avant de poursuivre sa tournée dans toute l’Europe), Entre Chien et Loup est la relecture par la metteuse en scène brésilienne Christiane Jatahy du classique de Lars von Trier, Dogville (2003).
Il doit y avoir une étonnante matière théâtrale chez Lars von Trier pour tant inspirer les metteurs en scène. Après l’adaptation de Breaking de Waves par Vivian Nielsen en 2004, puis consécutivement Le Direktor et L’Hôpital et ses fantômes par Oscar Gómez Mata en 2017 et 2019, c’est au tour de Dogville de se confronter aux planches. Enfin, façon de parler, puisque le cadre théâtral était déjà très présent dans ce film au décor minimal, racontant l’accueil d’une fugitive dans une bourgade américaine. La ville entière y était représentée par ses contours, des murs dessinés à la craie sur le sol noir de ce qui pourrait être une scène de théâtre. Comme dans une scénographie minimaliste, seuls les éléments ayant une fonction narrative étaient présents : des meubles, des chaises, un lit, une voiture. Délicat, donc, d’adapter au théâtre un film qui possède déjà en lui-même les codes du théâtre sans risquer la redondance.

Challenge
Le défi est pourtant accepté par Christiane Jatahy, dramaturge originaire de Rio de Janeiro dont les spectacles Julia (d’après Strindberg) en 2012 et La Règle du Jeu (d’après Renoir) en 2017 ont fait sensation. Son théâtre est connu pour emprunter beaucoup au cinéma, il est donc juste qu’elle rende à l’art dramatique ce film hybride. Outre son attirance particulière pour la matière cinématographique, rappelons aussi que Jatahy nourrie une passion pour la vidéo, dans Entre chien et loup comme dans tous ses spectacles. Elle n’est pas là pour provoquer un simple effet de gros plan, comme on peut le voir ailleurs, mais pour jouer des frontières entre la réalité de ce qu’il se passe sur scène, et la fiction de ce qu’on voit à l’écran. Sur la scène de Jatahy, la caméra se promène, filme les comédiens. L’image filmée, montée en live, est projetée sur un grand écran en fond de scène. Le principe est maintenant un incontournable du théâtre contemporain. Mais est-on bien sûr de voir à l’écran ce qui est en train d’être filmé ? Avec beaucoup d’intelligence et de malice, Christiane Jatahy s’amuse à jouer avec ce qu’on croit voir, et avec notre confiance en le dispositif. Une telle passion pour le doute et les faux-semblants, qu’on retrouve évidemment dans le Dogville de Lars von Trier, où de sympathiques villageois se révèlent de sadiques bourreaux. Dans sa relecture du film danois, Jatahy transpose les évènements dans une réalité contemporaine, et fait de Grace, la fugitive incarnée par Nicole Kidman dans le film, une réfugiée politique .
Tout est politique
Adapter, c’est trahir. Nous ne sommes plus dans l’Amérique éternelle des Rocheuses à une époque vague mais passée (peut être les années 1930), mais en France, de nos jours. Enfin, le pays n’est jamais nommé, mais les costumes et langage employé par les comédiens, français, portent à le croire. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas au Brésil, puisque Grace (appelée ici Graça), brésilienne, est traitée comme une étrangère. Grace n’est plus pourchassée par des gangsters comme dans un vieux film noir, mais elle a fui la répression d’un régime autoritaire (de Bolsonaro, jamais nommé). On peut comprendre que Jatahy ai voulu parler de son pays, et de sa terrible réalité politique et sociale. Mais en faisant de Grace une réfugiée politique brésilienne, elle rend incompréhensible la haine que les villageois ressentent pour elle. Dans la pièce comme dans le film, un retournement s’opère, prémisse de la descente aux enfers : une rumeur se propage faisant de Grace une éventuelle criminelle. Dans le film de Trier, le crime étant déconnecté d’un contexte politique particulier, le doute était permis. Après tout, peut-être qu’elle cache quelque chose. On ne la connait pas. Dieu seul sait ce qu’elle a fait. Le doute n’excuse pas les pires atrocités, mais il explique le revirement de comportement de ceux qui l’accueillaient, et permets de démontrer les mécanismes de la violence. Dans Entre chien et loup, le crime théorique étant lié à une situation politique particulière, le mécanisme apparait totalement artificiel, d’autant que le régime de Bolsonaro est, en France, fortement couverte par les médias et presque unanimement critiqué. Il apparait aussi improbable qu’une fake news jamais remise en question et jamais contredite par des médias installé fonctionne comme une trainée de poudre. Non pas que les fake news n’existent pas en France, mais leur mécanisme ne correspond pas à ce que nous dépeint Jatahy. Ainsi, on ne s’identifie plus du tout à ces personnages invraisemblables dont la description des comportements ressemble plus à du torture porn qu’à une analyse sociale.

Le vrai sujet
Il aurait certainement été plus juste de faire se dérouler l’ensemble de l’action au Brésil, où ce type de fausse-nouvelle aurait semblé plus vraisemblable. Car Dogville de Lars von Trier, derrière son apparent apolitisme, est surtout un film sur les États-Unis, avec comme point d’orgue la Fête du 4 Juillet. Et ce que Trier nous raconte des États-Unis, il ne le fait pas au travers du personnage de Grace, mais plutôt de celui des habitants de Dogville. Finalement, il y a comme une erreur de curseur, qui fait croire que Grace est le personnage principal du récit, alors qu’elle n’est qu’un prétexte, un bouc émissaire. D’où viennent les habitants d’Entre chien et loup ? Qui sont-ils ? Quel rapport entretiennent-t-ils avec le Brésil ? Tout cela est bien flou, et malgré une mise en scène efficace et intelligente, la force politique du projet se perd.