Au-delà de son statut de champion de la comédie italienne, peintre attentif, sarcastique et engagé, Ettore Scola a imposé un style entre réalisme et imaginaire, distanciation brechtienne et émotion à fleur de peau. Avec La Terrasse (1980), comme tout au long de sa carrière, Ettore Scola crée par ses décors, un dispositif narratif et esthétique central.
Témoin de l’évolution de l’Italie de l’immédiat après-guerre jusqu’aux années Berlusconi, en passant par le boom économique et les désillusions de la société de consommation, Ettore Scola a longtemps été considéré, à juste titre, comme un brillant raconteur d’histoires, en raison de son passé de scénariste. La Terrasse en atteste, en remportant le Prix du scénario et des dialogues à Cannes en 1980. Il serait pourtant dommage de passer à côté du metteur en scène. Au-delà de son statut de champion de la comédie italienne, peintre attentif, sarcastique et engagé des errements de la grande Histoire et de leurs irruptions dans nos petites histoires, Ettore Scola a imposé un style qui lui est propre, entre réalisme et imaginaire, distanciation brechtienne et émotion à fleur de peau. Et dont l’utilisation du décor constitue la pièce maîtresse.
Bien que légions, les complicités entre cinéastes et décorateurs sont rarement évoquées. Que serait Joseph Losey sans Richard McDonald ? Marcel Carné sans Alexandre Trauner ? Alain Resnais sans Jacques Saulnier ? Jacques Demy sans Bernard Evein ? Francis Coppola sans Dean Tavoularis ? Federico Fellini sans Dante Ferretti ? Ou Max Ophüls sans Jean d’Eaubonne ? Ajoutons à cette liste Luciano Ricceri, complice d’Ettore Scola pendant plus de 40 ans, sur près d’une vingtaine de films, de Belfagor le Magnifique (1966) à Qu’il est étrange de s’appeler Federico (2013).

La maison du bonheur
Ecarté du palmarès cannois en 1977 au profit de Padre Padrone, des frères Taviani, Une journée particulière annonce par bien des aspects l’utilisation du dispositif que perfectionnent Scola et son décorateur avec La Terrasse : un décor unique, à vocation centrifuge, dans lequel s’insèrent les soubresauts de l’histoire et de la société italiennes, et autour duquel gravite une galerie de personnages souvent d’inspiration autobiographique, reflets et témoins de leur temps. Un dispositif formel issu du théâtre, dont on pourrait redouter le caractère systématique et artificiel, mais qui lui permet de renouveler un genre alors essoufflé, qui avait fait les beaux jours du cinéma italien : le film à sketches. C’est ainsi que la terrasse – dont le titre est un programme à lui seul – rassemble une poignée de bourgeois romains, issus des médias, de la politique, du cinéma et de la culture, pour la plupart de gauche, en pleine crise existentielle, sentimentale et idéologique. En s’intéressant à cinq d’entre eux, le cinéaste raconte cinq histoires qui auraient pu faire l’objet de sketches, s’ils n’étaient liés entre eux par un rituel : des dîners récurrents sur une terrasse romaine, reconstituée en studio, précédés de la ritournelle de la maîtresse de maison : « Venez, c’est prêt ! ».

Rituel qui permet à Scola lors de chacun des dîners d’offrir des variations sur le même plan : un travelling arrière de l’intérieur vers la terrasse, en sens inverse du trajet effectué par les convives, plan écourté ou accéléré, selon le point de vue narratif adopté. Petit théâtre des apparences mondaines, cette terrasse est un personnage à part entière. Et constitue pour Scola un terrain de jeu d’expérimentations, narratives et formelles. Mais à l’inverse d’un Fellini, il ne s’agit pas pour lui d’exclure les décors réels, bien au contraire : le réel et l’artifice s’y trouvent liés de manière inextricable.
Ce dispositif, narratif et esthétique, qui s’appuie sur un décor de studio, centripète et centrifuge, Scola le peaufine jusqu’à son dernier film, Qu’il est étrange de s’appeler Federico (2013). Avec d’infinies variations : songez à la diligence aristocratique précédée du cortège royal en fuite (La Nuit de Varennes, 1982) ; à cette salle de bal qui au travers de ses danseurs et de ses musiques parcourt un pan de l’histoire de France des années folles à l’avènement du socialisme en 1981 (Le Bal, 1983) ; à ce somptueux appartement romain qui voit défiler génération après génération tous les membres d’une famille sur plusieurs décennies (La Famille, 1987) ; ou bien à cette salle de cinéma qui tente de résister à l’irruption de la télévision dans les foyers (Splendor, 1989). À la fois témoin et marqueur du temps qui passe, c’est bien du décor que sourd dans le cinéma d’Ettore Scola une insondable poésie mélancolique.
