Jitka Cerhová incarne le personnage rebelle et imprévisible de Marie 1 dans le second long-métrage de Věra Chytilová. Installée en France depuis plusieurs années, elle nous a raconté les coulisses du film culte et la personnalité de la réalisatrice tchèque. 

Pourriez-vous me raconter votre première rencontre avec Věra Chytilová ?

Pendant une spartakiade [événement sportif international créé par les Soviétiques en opposition aux Jeux Olympiques, ndlr], Jaroslav Kučera, le mari de Věra Chytilová, prenait des photos de moi. Je suis allée le voir pour lui demander pourquoi il se permettait de prendre des photos de moi. Une personne de la production m’a répondu que Mme Chytilová voulait que je vienne passer un casting pour son prochain film deux semaines plus tard. J’ai dit que je ne pouvais pas car j’allais en vacances chez ma grand-mère ! Donc ils ont fait le casting sans moi et ils ont trouvé l’autre actrice du film, Ivana Karbanová. Puis ils ont contacté mes parents pour me revoir et je suis allée à Prague. On nous a amenés dans un atelier avec Ivana, et ils ont pris des photos de nous. 

Věra Chytilová vous habite encore aujourd’hui ?

Évidemment, Les Petites Marguerites, c’est elle ! J’avais à peine 18 ans quand je l’ai rencontrée, je vivais encore chez mes parents, et elle avait une personnalité très forte, c’était quelqu’un qui vivait comme elle voulait. Ça ne voulait pas dire que je l’écoutais toujours, j’étais parfois très têtue. Je ne me laissais pas facilement impressionner !

Elle vous a donné un scénario ?

Non jamais, je ne savais pas du tout de quoi il s’agissait. Jusqu’à la fin du tournage, je ne savais pas de quoi il s’agissait et à quoi cela allait ressembler. On faisait des bêtises mais je ne me posais pas de questions.

Quelle était l’ambiance sur le tournage des Petites Marguerites ? Vous êtes-vous autant amusé que votre personnage dans le film ?

Oui, par exemple pendant la scène du cabaret, c’était incroyable, on enchaînait les bêtises. Věra Chytilová nous a dit « Vous devez déranger tout le monde »  et c’est tout. On était un peu saoules je pense, on buvait de la bière et on tournait, rien n’était prévu, ça venait comme ça. Quelques mois plus tard, on est revenues faire la post-synchronisation dans les studios Barrandov. Ça se faisait la nuit pour ne pas entendre les bruits des avions. C’était tout un travail, je suis rentrée à tout juste 18 ans dans le monde du travail. 

Comment se passait votre vie pendant le tournage ?

À l’école, ce n’était pas drôle. Je faisais des études d’économie, on tournait jusqu’au vendredi, puis je prenais le bus pour retourner chez moi à Liberec, à 120 km au nord de Prague. Le samedi matin j’allais à l’école, j’étais tellement crevée que je m’endormais. Les professeurs ne m’aimaient pas beaucoup ! Certains ont voulu me virer de l’école mais ça s’est tassé. Comment j’ai passé le bac, ne me le demandez pas !

Marie 2 ( Ivana Karbanová) et Marie 1 (Jitka Cerhová) font les pitres pour donner ce souffle de liberté au film.

Vous rendiez-vous compte de la portée, de la force du film lors du tournage ?

Pas du tout. Je n’aurais pas pu dire si le film était féministe ou pas. Věra était une femme forte, elle était en révolte contre tout ce qui était autour d’elle, et elle voulait l’exprimer à travers le film. La société était contrôlée par le régime, les gens ne pouvaient pas sortir, n’avaient pas beaucoup d’argent… C’est comme si la Tchécoslovaquie n’était pas sur la même planète que les autres pays. Nous, on ne s’en rendait pas vraiment compte, mais Věra oui. Donc elle a utilisé ces deux filles pour exprimer ça : son opposition à la société tchécoslovaque, qui était stagnante et stérile. À l’époque, les gens faisaient la queue devant les magasins, il y avait un manque de nourriture, on ne trouvait pas toujours ce qu’on voulait. Ce qui pouvait être intéressant pour une jeune fille comme moi, c’était les vêtements ! On avait des mini robes qui ne se portaient pas ailleurs. 

Comment était Věra sur le tournage avec vous et Ivana Karbanová ?

C’était elle qui dirigeait. Elle faisait des remarques à tout le monde. Quand elle voulait quelque chose, c’était elle la patronne. Jaroslav était le meilleur pour la caméra, tout ce qu’ils ont créé pour la scène de découpage, avec les trucages, c’était nouveau, on ne voyait pas ça au cinéma. Je pense que ce que voulait dire Věra, notamment avec les images de destruction et de guerre, c’était que si la vie continue comme ça, si stérile, ça ne mènera qu’à la destruction. On détruit très facilement mais pour créer, il faut avoir beaucoup de courage, d’envie et de confiance. Au fur et à mesure du tournage, Věra a appris à nous connaître et a su mieux exploiter nos personnalités. Après le tournage, à chaque fois que j’allais à Prague je suis allée la voir, j’ai plein de photos avec elle, dans sa maison, et je la vouvoyais, puis elle m’a dit d’arrêter. J’ai commencé à la tutoyer, elle m’a raconté sa vie et on est devenues amies jusqu’à la fin de sa vie.

Comment étaient vos relations avec l’autre petite Marguerite, Ivana Karbanová ?

Elle avait trois ans de plus que moi, et à cet âge-là, on ne copine pas beaucoup. Elle était praguoise, moi pas. Je n’avais pas d’amoureux, elle si. On ne piétinait pas nos jardins respectifs si je puis dire, on se tenait chacune à sa place. Sur le tournage, elle était plus lente que moi. Mais après elle tenait le coup. Alors que, moi je rentrais dedans et après je devais attendre et je n’aimais pas ça. On ne fonctionnait pas de la même manière.

Ivana Karbanová, l'autre héroïne du film.

Le film a été interdit notamment à cause de la scène du banquet, qui a énormément choqué à l’époque ?

Au début, c’était extraordinaire de manger à ce grand banquet car c’était préparé par de grands chefs. Le troisième jour de tournage, on avait la nausée ! Comme je vous le disais, à l’époque, les gens faisaient la queue devant les magasins, donc après le tournage, quand j’habitais à Prague, on me reconnaissait parfois dans la rue, les gens m’arrêtaient et me criaient dessus « Vous n’avez pas honte ? Vous marchiez dans la nourriture ! »  Mais qu’est-ce que je pouvais leur dire ? Les gens ont mal vécu cette scène.

Quelle scène vous a le plus marquée ?

Celle qui m’a beaucoup marquée, dont je me souviens, même si je ne savais pas ce que ça allait donner, c’est la scène tournée dans le jardin. Il était 5h du matin, c’était pas loin d’où habitait Věra et ce jardin était magnifique. On marchait en répétant « Nous sommes, nous sommes ! » quand soudain des ouvriers sont arrivés à vélo pour aller travailler. J’avais terriblement froid mais c’est un passage du film que j’aime beaucoup. Je ne sais pas si c’était dans le scénario ou improvisé, mais le contraste entre la vie de ces filles qui détruisent tout et foutent le bordel, et ces hommes qui passent à vélo, c’est quelque chose qui m’a marqué. Je me rappelle aussi que les cornichons qu’on mangeait étaient pourris !

Comment revoyez-vous le film aujourd’hui ?

Je n’ai pas vu le film depuis 2013, la première fois qu’il est ressorti. J’étais à la projection avec des amis, je me suis regardée comme si c’était quelqu’un d’autre. J’ai beaucoup ri, c’était pas croyable, je me suis dit « Mais c’est pas possible, qu’est-ce qu’elle fait celle-là ?! » J’ai aimé le film en le revoyant. Quand je me regarde, 57 ans ont passé donc on est forcément différents, je me dis que je ne pourrais jamais refaire ça, c’est ridicule de le dire mais c’est le cas.

Êtes-vous impressionnée par ce que vous avez fait ?

Je ne peux pas le dire car je ne comprenais rien de ce que je faisais à l’époque. Donc ce n’était pas de l’audace pour moi. Je me pose plutôt la question « Comment t’as osé faire ça ? » Mais je pigeais rien de rien. 

 

Silence ! Elles tournent – Věra Chytilová, cinéaste libre et explosive

Réalisatrice de près de 50 films, de ses débuts dans les années 60 aux années 2000, Věra Chytilová (1929-2014) a créé un cinéma libre et avant-gardiste, tout en revisitant les mythes et symboles de son temps. Son chef d’œuvre féministe Les Petites Marguerites – en ce moment dans les salles avec Malavida Films – continue de marquer les esprits.

LES PETITES MARGUERITES
Věra Chytilová (1966)
MALAVIDA – Cinéma
31 AOÛT 2022

Également disponible en DVD depuis le 26 août 2020

Catégories :

1 commentaire

Les 100 films préférés de la rédaction de Revus & Corrigés · 2 janvier 2023 à 13 h 47 min

[…] un article ainsi qu’un podcast dédié à sa réalisatrice Věra Chytilová ainsi qu’une interview d’une de ses actrices principales Jitka Cerhová. Vivent les films tchécoslovaques des années 1960 (mais sous-titrés en français, pas en turc […]

Les commentaires sont fermés.