Ordet fait partie de ses films intimidants, dont on connait le titre sans l’avoir vu. Cette ressortie par Capricci dans une très belle copie restaurée permet ainsi de découvrir le film pour ce qu’il est, un des plus grands films sur la présence du sacré, à la fois intime, pudique et majestueux.
En adaptant la pièce de l’auteur dramatique et pasteur luthérien danois Kaj Munk, Carl Theodor Dreyer transpose la mise en scène théâtrale dans son adaptation de 1955. Dans Ordet, le minimalisme reflète le mode de vie sobre d’une famille luthérienne en 1925. Morten Borgen (Henrik Malberg), le patriarche, jouit d’une existence prospère avec les siens. Johannes (Preben Lerdoff Rye), l’un de ses fils, semble souffrir d’un complexe du Messie. Errant dans la maison, le jeune homme reproche au genre humain de ne pas entendre sa voix, celle du Christ ressuscité. Sous ce toit, les croyances des uns s’entrechoquent avec celles des autres. Mikkel (Emil Hass Christensen), l’un des fils de Morten Borgen, se tourne vers l’athéisme. Le cadet, Anders, (Cay Kristiansen) est pris d’un amour paraissant impossible pour Anne, une jeune femme à la conception religieuse différente. Ces désaccords créent de vifs débats. Dans un effet théâtral, chaque nouveau personnage rejoint la scène par une porte en amenant sa piste de réflexion sur la croyance. Un médecin rejetant l’œuvre de Dieu, un prêtre dépassé par Johannes qu’il suggère d’enfermer. Le premier se réfugie dans la science comme l’exige son statut. Pourtant, il ne demande qu’à voir le miracle de la résurrection, animé par sa curiosité. Le second, homme d’Église, s’enferme dans les règles et la formalité. Les panoramiques annoncent la venue de ces opinions divergentes, dans une tradition théâtrale, chacun exprimant l’une des opinions les plus répandues de la société, même aujourd’hui.

Dans ce film dépouillé de superflu, l’austérité apparente cache une intrigue étonnamment optimiste, avec son plan final, véritable ode à la vie. Tout comme Morten Borgen qui ressent sa foi comme un bonheur absolu derrière un visage fermé, Ordet dépeint le miracle de la résurrection. L’amour brave la faucheuse à travers Inger (Birgitte Federspiel), figure lumineuse de la fratrie. Son amour pur avec Mikkel met à l’épreuve la foi des personnages selon laquelle seuls peuvent ressusciter ceux qui croient suffisamment fort aux miracles. Elle est la figure maternelle, celle qui aide Anders à convaincre le patriarche qu’il peut se marier avec Anne. Elle donne naissance dans la souffrance, mais n’exprime jamais de plainte lors de cet accouchement tragique. Seuls ses cris donnent la mesure de sa douleur tandis que la caméra, d’habitude fixe, se pose devant son visage dans un plan rapproché. Les yeux cernés, elle tient fermement le poignet de Mikkel dans ce que Peter le tailleur (Ejner Federspiel), père de la jeune femme qu’Anders veut épouser, considère comme une épreuve divine.
Le cinéma de Carl Theodor Dreyer baigne dans l’amour chrétien. Dans ce jeu de portes en huis clos, le débat théologique se consacre aux étapes de la vie : la naissance, le mariage, l’amour et la mort. Sous une lumière douce, les dialogues se déroulent dans un mouvement continu, un échange terrestre avec Johannes comme témoin du manque de foi des sujets de Dieu. Son premier prêche se fait en extérieur, où la caméra se pose très peu dans Ordet, et toujours dans l’intimité avec une pudeur religieuse. Face à l’horizon, il condamne la foi disparue dans une société divisée selon lui par des croyances diverses et des errances idéologiques. Cette scène en contre-plongée montre la hauteur de ce Messie, là où le reste du film se situe à la hauteur des personnages.

Les croyances ébranlées
Ordet est très verbeux. Ses personnages déclinent leur foi et se déchirent à propos d’une même croyance. Ce n’est que grâce au miracle du Messie que Morten Borgen et Peter le tailleur se réconcilient. Johannes se trouve pourtant là, depuis le début, en tant que Christ ressuscité. Personne ne lui prête attention, figure fantomatique méprisée. Un long manteau sombre sur le dos, chacune de ses phrases semble folle. Pourtant, son message est limpide : tout le monde croit à Jésus-Christ mort, mais personne n’est capable de l’imaginer vivant. Seule l’incursion de la douleur, suivie du bonheur retrouvé, bouleversera cette croyance. Sous son apparente douceur, sa mise en scène sobre, sa lumière reposante et ses personnages humains, le chef-d’œuvre de Carl Theodor Dreyer est profondément violent. Le réalisateur, très exigeant, livre des scènes aussi intimidantes que passionnantes. En mettant en scène une résurrection, événement considéré par le plus grand nombre, dans nos sociétés modernes, comme impossible, Ordet trouble les croyances de chacun, même du plus athée des spectateurs. Le réalisateur se sert de l’affect ressenti pour la fratrie lorsqu’il bouscule la foi des plus sceptiques, en recourant à la figure de l’être aimé revenu d’entre les morts après la peine immense de sa disparition. Le naturalisme rend cela probable et réel, échappant presque à la fiction.
Œuvre troublante, Ordet s’articule comme une réflexion ontologique. Carl Theodor Dreyer prouve que le miracle existe. Johannes ressuscite Inger dans une salle funéraire baignée de blanc où chacun partage sa souffrance avec formalité dans des costumes de rigueur. Assommé par la vanité des hommes, le Christ ressuscité verbalise sa tristesse. S’adressant aux personnes dans la pièce et aux spectateurs, le Messie s’interroge. Pourquoi personne ne lui a demandé de ressusciter Inger ?
