Quand Keanu Reeves et Christopher Kenneally sortent en 2012 Side by Side , leur documentaire sur l’essor du numérique, leur but est d’aller voir les grands noms du cinéma – de Martin Scorsese à George Lucas – pour raconter cette révolution. Et constater la raréfaction de la pellicule au sein du cinéma américain. 10 ans plus tard, ils reprennent avec nous la discussion. Où en sont pellicule et numérique à l’aube de 2023 ?
Dossier initialement publié dans Revus & Corrigés N°17 – Hiver 2022 : Révolutions du cinéma numérique – par Alexis Hyaumet et Marc Moquin.
Comment en êtes-vous venus à réaliser ensemble ce documentaire ?
Keanu Reeves : Chris et moi travaillions sur un film [Braquage à New York (2011), ndlr] dans lequel je jouais et que je produisais. Lui était le directeur de la postproduction. Nous avons tourné ce film sur pellicule et lorsqu’est arrivé le moment de faire correspondre l’image étalonnée numériquement à sa version sur pellicule, les deux images étaient projetées littéralement côte à côte [side by side, en anglais]. Et puis le chef-opérateur est arrivé un jour et m’a montré sur son appareil photo reflex [DSLR] un plan qu’il avait tourné pour un spot publicitaire. Je me suis dit : « Merde ! Ça y est, c’est fini ! » Je savais que Chris avait déjà fait un documentaire avant et je lui ai proposé : « Hé, Chris, ça te dit de faire un documentaire sur la fin de la pellicule ? » Nous avons ensuite passé une année entière à faire des interviews.
Chris Kenneally : Au début, nous ne savions pas trop dans quelle direction cela allait nous emmener. C’est en commençant à rencontrer nos premiers intervenants que nous avons beaucoup appris et que le récit s’est développé.
K.R. : Le début de tout cela est un peu fortuit d’ailleurs. Nous étions à New York pour l’étalonnage [de Braquage à New York] et Charles Hertzfeld, le responsable des locaux, a entendu parler de notre projet et nous a conseillés d’aller en Pologne à Camerimage. On ne savait pas que c’était un festival international de cinéma centré sur le travail des directeurs de la photographie. Nous avons donc embarqué notre petite équipe et commencé à en interroger plusieurs sur place, dont certains avec qui j’avais pu collaborer : Vittorio Storaro, Michael Chapman… Au fur et à mesure, d’autres nous ont dit oui et nous avons pu avoir huit à neuf directeurs de la photographie. Nous aurions pu facilement avoir au moins vingt intervenants, mais l’idée était de répandre l’information que ce documentaire était en train de se faire et, surtout, que notre modus operandi était : « Nous vous rencontrerons où vous voulez, quand vous voulez. »
C.K. : N’importe où autour du monde, nous partions en équipe réduite : Keanu, le producteur Justin Szlasa, un caméraman (parfois même un deuxième) et moi. Donc vous avez Keanu Reeves qui trimballait des gros sacs d’équipement pour les tournages. C’était aussi intimidant, car nous installions ces petites caméras numériques devant ces très grands directeurs de la photographie.
K.R. : C’est de cette façon que nous avons découvert le feu, à travers cette passion des directeurs de la photographie. En commençant à en apprendre plus sur ce sujet, nous avons compris la passion qu’ils ressentaient, par rapport à ce qu’ils sentaient devoir protéger ou de ce qu’ils étaient en train de perdre. Mais certains étaient déjà passés du côté obscur avec les premières caméras numériques. Il y avait donc ce dialogue qui s’est créé entre eux.
C.K. : Ils ne montaient pas sur leurs grands chevaux, en ne voulant pas utiliser le numérique ou rester sur pellicule seulement par principe. Quoi qu’il arrive technologiquement, ils souhaitaient que ce soit de la meilleure qualité possible. Ils ne voulaient pas échanger un outil génial comme la pellicule, qui tournait depuis plus d’un siècle, pour quelque chose de moins bien. C’était très inspirant.

Pensez-vous que la plupart des prédictions faites dans le documentaire sur le futur du cinéma se sont révélées vraies ?
K.R. : Nous avons fait ce documentaire avec cette idée que l’introduction de la prise de vue numérique à Hollywood était une révolution, et une évolution qui est depuis devenue la norme.
C.K. : Cette révolution est achevée, pour la majeure partie. Le numérique est la norme, mais la pellicule est toujours vivante. Elle n’est pas complètement disparue, mais n’est plus la manière habituelle de travailler. La pellicule est assez extraordinaire, puisque pendant plus de 100 ans, la technologie de base n’a pas tellement changé : vous passez de la pellicule dans une caméra, vous l’utilisez pour monter, faire des effets, distribuer et exploiter des films. Cela couvrait tous les aspects de la chaîne. La pellicule restait ce qui capturait l’image dans la caméra et représentait la meilleure qualité au moment où nous faisions le documentaire. Notre réflexion était de savoir si cette méthode d’enregistrement était meilleure ou pire. Mathématiquement, le numérique est bien supérieur à ce que peut fournir la pellicule et, aujourd’hui, les arguments disant que cette dernière était meilleure relèvent plus de la métaphysique, ou d’une qualité spéciale ou magique.
Comme l’annonçait George Lucas dans Side by Side, le numérique est-il devenu « juste un autre outil » pour le cinéma ?
K.R. : Il l’est devenu à coup sûr, alors que la pellicule est devenue un peu quelque chose à usage unique, qui donne un certain look inimitable. Le numérique est aujourd’hui la norme, avec son propre look qu’aujourd’hui nous connaissons.
C.K. : C’est un peu comme si vous pouviez presque dupliquer avec le numérique ce look qu’avait la pellicule. Mais vous avez aussi tellement de contrôle avec le numérique. Lorsque vous faites quelque chose d’artistique, quelque chose de créatif émerge de ce chaos qui manque de contrôle. On perd peut-être un peu de cela avec le numérique. Mais le chaos finit toujours par s’immiscer là où vous voulez tout contrôler.
K.R. : Je suis sûr que si nous nous revoyons dans dix ans, la pellicule existera toujours. Croyez-moi.
Quelques entretiens parmi tant d’autres, dans Side by Side : Greta Gerwig, George Lucas, Lana et Lilly Wachowski, David Lynch…
Votre documentaire était très équilibré et impartial entre les défenseurs de la pellicule et ceux du numérique. Est-ce que vous deux étiez plus d’un côté ou de l’autre ?
K.R. : Chris était le gars numérique, moi j’étais le gars de la pellicule !
CR : Nous ne voulions pas insérer nos opinions dans le film, car nous interrogions les plus grands cinéastes vivants sur la planète et les spectateurs seraient plus intéressés par ce qu’ils en pensaient. Nous avons essayé de garder au maximum notre esprit ouvert. Après, nous tournions avec des caméras numériques… Mais c’était pour un documentaire, qui n’a pas les mêmes ambitions ou préoccupations qu’un film hollywoodien.
Avez-vous eu des retours du milieu professionnel sur Side by Side ?
K.R. : Je n’ai jamais vraiment eu de retour… À chaque fois que je discute avec des gens, je leur demande : « Tu n’as jamais vu Side by Side ? » Je sais que pas mal de programmes ont adopté le documentaire comme sujet pour des débats. Je ne sais pas comment nous avons été reçu, Chris ?
C.K. : Les critiques ont été très bonnes. J’ai continué de travailler dans la postproduction, entouré de monteurs, de personnes qui font de l’étalonnage numérique ou des effets spéciaux et, souvent, ils me parlent de ce film. Je peux alors faire le type cool en leur disant que c’est moi qui l’ai réalisé. Mais cela dure à peine deux secondes, car ils me répondent : « Tu as fais Side by Side ! Mais qu’est-ce que tu fais encore là à faire ce boulot ? » Mais je ne crois pas que l’on ait eu de mauvais retours, comme ce fut le cas pour George Lucas ou les autres pionniers du numérique à l’époque. Au moment où nous sommes arrivés et du fait que nous voulions faire une discussion impartiale, nous n’avons pas suscité de réactions négatives.

Si vous deviez tourner une suite de Side by Side, en 2022, quels sujets aimeriez-vous aborder ?
K.R. : Les caméras numériques s’incluent dans l’univers des plateformes numériques, de ce même système binaire de codage qui capture et transmet l’information. Je crois qu’en 2012 nous étions en des temps plus simples et qu’aujourd’hui, l’évolution de la technologie numérique et des données nous pousse, avec les innombrables objets pouvant filmer, à réfléchir sur la façon dont les consommateurs utilisent vraiment ces nouveaux outils : les deep fakes sur les réseaux sociaux, les effets spéciaux intégrés directement sur les téléphones portables… Et on ne parle même pas de l’usage militaire de cette technologie. Je crois que cela va nous pousser à un point où nous devrons commencer à regarder de nouveau cette technologie culturellement. Quels sont ces outils que nous utilisons ? C’est quoi ce metavers du web 3.0 ? Où cela va-t-il nous emmener ? Et au-delà, en matière d’intelligence artificielle ? L’image photochimique avait une authenticité, car elle pouvait exister indépendamment. Vous pouviez la tenir dans votre main et la regarder. Désormais, avec toutes ces idées numériques et notre façon de regarder ces effets, ces manipulations de l’image, nous entrons dans une sacrée nouvelle dimension !
C.K. : Ce n’est plus capturer une image sur pellicule, la caméra n’a presque plus besoin d’exister. Vous pouvez créer de toutes pièces un décor et des personnages complètement photoréalistes. Au Siggraph, qui est une convention sur les effets spéciaux et nouvelles technologies, il y avait toutes ces personnes super intelligentes qui travaillent ensemble pour créer une « non-réalité ». On peut mettre tous nos efforts dans cette technologie qui pourrait remplacer notre propre monde réel et c’est un peu flippant. Des technologies comme le Unreal Engine 5 [un moteur graphique dernière génération, au rendu photoréaliste impressionnant, ndlr], les murs de LED, la Volume Technology [écrans LED permettant de générer des décors en trois dimensions directement sur le plateau, en remplacement des fonds verts, utilisé notamment sur la série Star Wars The Mandalorian, ndlr], la prévisualisation… Ils pointaient des caméras dans le vide et un film entier apparaissait à l’écran. Vous pouvez faire un film rien qu’avec ces prévisualisations qui, si elles sont de bonnes qualités, peuvent vous permettre de tourner directement. Une fois encore, cela essaie d’ajouter plus de contrôle et de limiter le chaos.
K.R. : Ou plutôt de tenter de contrôler la nature… Nous avons pris les étoiles dans le ciel pour éclairer nos rues la nuit. Donc maintenant nous pouvons illuminer nos rues, mais nous ne pouvons plus voir les cieux en retour. Nous voulons arrêter la mort et contrôler la nature, nous voulons la remplacer. Et la meilleure façon d’y arriver est d’aller dans le monde virtuel, mettre son casque et bye bye !
Des sorties simultanées au cinéma et sur plateforme, comme pour Matrix Resurrections en 2021, ont nourri cette confusion entre film et contenu.
K.R. : Oui, et cela est potentiellement intentionnel…
C.K. : Avant nous étions excités par la sortie d’un film et maintenant, quand ils sortent sur ces plateformes, je n’en ai même pas entendu parler. Des films avec des acteurs comme Keanu ou Tom Hanks, des stars que vous aviez l’habitude de voir sur un grand écran. Vous pouvez alors faire pause, ne regarder que la moitié. Ce n’est pas la même expérience. Les nouvelles générations arrivent aussi, donc elles prennent ces plateformes pour ce qu’elles sont, j’imagine.
K.R. : Ce dont nous parlons dix ans plus tard n’est pas la fin de la pellicule, mais la fin des films, tels que nous les avons connus. Pourtant, un film est toujours un film. Ça reste du spectacle et c’est le meilleur !
C.K. : C’est un peu moins collectif désormais. Cette expérience commune, où vous retrouvez vos amis et discutez de ce que vous avez vu, aujourd’hui ce sont les séries qui ont pris cette place. Mais les gens regardent tous les épisodes en un seul week-end et passent à une autre à regarder, comme des Pac Man, à qui dévorera le plus vite le plus de contenu possible.
K.R. : Quelle chance ! Avant j’étais dans le business du cinéma, maintenant je suis dans le business du contenu ! Et il y a encore beaucoup de contenu à être réalisé.
C.K. : Il y a encore beaucoup d’histoires intéressantes qui sont racontées, mais aussi pas mal de choses moins bonnes…
K.R. : Plus ça change et plus c’est la même chose ! [en français, ndlr]
Avant le numérique, avec l’étalonnage numérique, chaque changement de couleur affectait l’entierté de l’image. Désormais, avec des logiciels dédiés, on peut changer presque chaque détail, chaque nuance et lumière.
Qu’est-ce que l’arrivée des caméras numériques a changé dans votre expérience en tant qu’acteur, Keanu ?
K.R. : Avec Lana Wachowski sur Matrix Resurrections, j’ai expérimenté un type de mise en scène que je n’avais jamais vu avant, et qui n’était possible qu’avec une caméra numérique. Elle tournait avec deux caméras et se tenait derrière le premier cadreur, équipé d’un écran de contrôle dans son dos, et elle lui faisait filmer différentes valeurs de cadre. Pour la seconde caméra, elle regardait et pointait ce qu’il fallait filmer, puis pouvait lui changer son point de focale à distance. Elle faisait de nombreux plans en une seule prise. Elle nous parlait pendant qu’elle filmait les gros plans. Cela m’a rappelé la façon de faire un film muet. Cette manière où vous pouvez parler, mettre en scène, déplacer la caméra pour obtenir un autre plan, tout en nous faisant répéter parfois les mêmes répliques. Et elle tournait pendant toute une carte de 25 minutes. C’était assez profond dans la manière de le faire et de voir tout ce qu’elle pouvait accomplir.
Le temps de la pellicule ne vous manque pas trop ?
K.R. : Je regrette un peu cette époque, mais il y avait aussi des moments où on allait obtenir le meilleur de nous-mêmes, où on est prêts, on est chauds… et il faut qu’on change de bobine ! Merde !
Lorsque Side by Side est sorti, nous étions au sommet de la vague de la 3D après le premier film Avatar, mais cette mode s’est depuis tarie à Hollywood.
K.R. : Je crois que dans un espace en deux dimensions, parce que vous regardez un écran, l’expérience n’est encore pas tout à fait satisfaisante. Ou bien il faudrait un casque qui soit vraiment immersif. Toi aussi, Chris, tu penses que la 3D est quelque chose un peu cool mais pas tant que cela ?
C.K. : Ça va et vient, mais je crois que les spectateurs n’aiment pas quand il faut mettre une paire de lunettes, et certaines personnes réagissent mal avec l’effet de parallaxe [1]. C’est aussi une façon onéreuse de filmer, donc si vous n’êtes pas certain que les gens se précipiteront pour voir de la 3D, ce n’est pas un bon plan financièrement.
2012 était aussi marquée par la sortie du premier Hobbit en HFR, un système qui n’a pas non plus convaincu les foules.
C.K. : Ces films avaient un look étrange auquel le public n’était pas habitué, trouvant que cela ressemblait à du soap opera. Mais pour Side by Side, nous avons parlé à Dennis Muren, sorte de demi-dieu des effets visuels chez ILM et récompensé de 20 Oscars, et lui était très excité par ce que vous pouvez faire avec le HFR. Mais ça n’a pas vraiment pris.
K.R. : Je pense que cela vient du subconscient et de cette suspension consentie de l’incrédulité. C’est ce qui, pour moi, était cool à propos de la pellicule : elle vous faisait comprendre que c’était un film et vous étiez attiré par l’histoire, les couleurs… À force de vouloir rendre l’image de plus en plus réaliste dans une salle de cinéma, contrairement au premier Avatar qui lui était tellement immersif avec une 3D réussie, la plupart du temps quelque chose en nous reste insatisfait, chose héritée de cette histoire que l’on écoutait autour du feu, comme faisant partie du rêve. Ce doit être la part animale en nous qui est attirée par cette dimension onirique. Quand celle-ci s’estompe, on sort de l’histoire.
C.K. : C’est assez marrant, car ce nombre d’images par seconde auquel nous étions toujours habitués pour le cinéma, soit 24, n’est pas une raison artistique mais économique. Cela permettait que le film défile sans avoir cet aspect trop saccadé. Mais en y étant habitué lors du passage au HFR, nous avons perdu cet aspect onirique. Mais je me demande si les jeunes générations, qui regardent tout sur leur téléphone, apprécient de regarder quelque chose en HFR.

Il y a eu une controverse cet été de la part d’employés de sociétés d’effets visuels, épuisés par les demandes multiples de changements sur les gros films Marvel et à qui on accordait des délais trop courts. Si tout est possible avec le numérique, on oublie parfois qu’il faut des gens et du temps pour l’accomplir.
K.R. : Absolument. Vous n’en avez plus pour très longtemps quand ils cherchent à se débarrasser de vous. Je suis sérieux, le business ne veut pas d’artistes ! Ils détestent devoir se reposer sur eux. Ils détestent ça, comme si nous étions un mal nécessaire ! Mais oui, on voit qu’il y a plusieurs niveaux dans la création d’effets. Cela demande du temps. C’est un peu la même histoire que pour le budget alloué au département son. Aussi, les studios avec lesquels j’ai pu travailler sur certains films retenaient une part du budget. Ce n’était pas contre quelque chose que le cinéaste voulait, mais ils refusaient de lui fournir les fonds plus tôt pour qu’il commence ce qu’il souhaitait. Ils le gardaient, même si on leur disait que ça coûterait trois fois plus cher s’ils attendaient. Et ils n’écoutent jamais ! Je ne sais pas pourquoi ! Tu as dû voir cela souvent, Chris ?
C.K. : J’ai travaillé pour une société d’effets visuels qui semblait estimer pouvoir tout contrôler depuis qu’elle était dans le monde numérique. Vous envoyez des versions auxquelles on renvoie des notes, et puis le réalisateur ou quelqu’un d’autre change d’avis à la dernière minute. Pourtant la date butoir reste la même. Ils ne veulent pas non plus trop dépenser leur budget. Ils peuvent vraiment mener les gens qui travaillent dans les effets au burn out, lorsqu’ils sont lancés dans ces longues journées alors que le jour J’approche et que de nouveaux changements sont encore demandés. Quand vous avez autant de contrôle sur l’image, vous allez continuer de faire des choix. Lorsque vous tourniez en pellicule, vous n’aviez que ce que vous aviez filmé, et à l’étalonnage photochimique, vous pouviez éclairer ou rattraper un peu. Alors qu’avec l’étalonnage numérique, vous pouvez rester assis pour toujours devant l’écran et changer chaque petit pixel.
L’enjeu de la conservation de l’image, pellicule comme numérique aussi au centre Side by Side.
Il y avait une question dans votre documentaire concernant la faible durée de vie des disques durs pour préserver les films en numérique, alors qu’un film sur pellicule peut durer entre 70 à 100 ans.
C.K. : Actuellement, le stockage numérique fonctionne, que ce soit sur des serveurs ou le cloud, peu importe comment vous l’appelez. Cela restera, bougera, vous pourrez faire autant de copies que vous voudrez. Mais oui, la pellicule est une manière brute de conserver les films. Toutefois, combien y a-t-il de ces copies ? Pas autant que le nombre infini que vous pouvez en faire une fois que votre film a été numérisé. Nous avons fait des copies de Side by Side sur pellicule. Keanu en a une, j’en ai une autre à New York dans mes archives. Sinon je l’ai aussi en DCP, en fichier numérique sur mon ordinateur… Ces copies n’iront nulle part, à moins qu’un aimant géant frappe la Terre et efface tout. J’imagine que l’on aurait de plus gros problèmes à régler si ça arrive !
Si nous ne sommes qu’au début de l’ère numérique, à quoi pouvons-nous nous attendre pour le futur du cinéma ?
C.K. : Nous perdons beaucoup à ne plus aller au cinéma, à ne plus vivre cette expérience collective. Les gens vont de plus en plus vers leurs téléphones et écrans qui, un jour ou l’autre, feront partie de notre biologie. Ce sera implanté dans nos têtes et qui sait jusqu’où cela pourrait aller ? Vous regarderez un film tout en ayant une conversation avec quelqu’un. Ce qui m’effraie est que cette technologie nous pousse vers la création d’un monde irréel qui a l’air réel, et nous mettons beaucoup d’efforts et d’argent là-dedans. Peut-être est-ce notre nature ou le sens de l’évolution de notre espèce ? Il y a de bonnes choses, avec la démocratisation de la technologie permettant à de nombreuses personnes différentes d’y contribuer. Il y a beaucoup d’histoires à raconter, et pas seulement des défis ou des danses sur Tik Tok. Le public se fiche un peu de ce sur quoi ça a été enregistré, comment on l’a filmé ou ce qui a été manipulé. Finalement, ils veulent avoir une expérience émotionnelle, avoir quelque chose qui leur parle.
K.R. : Nous adorons raconter des histoires pour tellement de raisons différentes, et le besoin de les partager est quelque chose de primaire, comme une faim. Tant que cela n’est pas encadré ou remplacé, nous continuerons à le faire. Cette évolution-révolution des données numériques et de la transmission des informations a vraiment aidé cette idée de comment raconter une histoire. Vous pouvez voyager dans le temps, plonger dans différentes espèces, dans des avatars, dans des présents, des passés et futurs, et que le public vous suive à la fin. C’est un moment très excitant dans l’histoire de la narration et nous voulons raconter des histoires pour tellement de raisons différentes. Je pense que le cinéma sera toujours le cinéma… mais vous n’aurez peut-être pas le « cinéma + » !
Remerciements à Gérald Duchaussoy.
À noter que Side by Side est désormais disponible en vidéo en France
sous le titre La Révolution numérique, édité par Passion découverte.
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