Et si vous recroisiez par hasard une personne que vous avez torturé par le passé ? Et si ce passé, honteux et enfoui, ressurgissait ? C’est ce que raconte La Passagère, qui dévoile le passé de Liza, ancienne surveillante SS. Ce film inachevé et sublime de Andrzej Munk, qui ressort au cinéma chez Malavida, est un exemple parfait de comment arriver à traiter en fiction de la délicate question des camps de concentration.

Article originellement publié dans Revus & Corrigés n°17, décembre 2022.

L’humiliation, les travaux forcés, les barbelés, la mort partout et enfin ce tatouage, dont les chiffres remplissent presque le cadre… L’horreur à jamais gravée dans la chair des déportés d’Auschwitz. Ces bribes d’images, aussi violentes que furtives, sont issues de la mémoire de Liza. En croisière avec son époux, l’élégante blonde vient de croiser un fantôme du passé. En contrebas du paquebot de rêve, une jeune femme brune s’apprête à embarquer. Dans cette passagère Liza croit reconnaître une ancienne connaissance du camp. Bouleversée, elle décide de raconter la vérité à son mari inquiet. Oui, comme il le sait, elle était à Auschwitz pendant la guerre… mais pas du côté qu’il supposait. Liza était une surveillante SS. La jeune femme brune, là en bas, serait l’une de ses ex-prisonnières : Marta, une déportée politique avec laquelle elle entretint jadisun duel psychologique.

Commence alors un double récit mémoriel tracé du point de vue de l’ancienne nazie sous forme de flash-back. Double car on verra d’abord la vérité telle qu’elle l’énonce à son mari. Une histoire forcément valorisante au milieu de l’horreur, dans laquelle l’ancienne Aufseherin [1] cherche à justifier ses actes : elle n’a « jamais fait de mal à personne » et ne faisait « que son devoir ». Sa première apparition au camp survient d’ailleurs au travers d’un miroir, annonciatrice des troubles identitaires à venir comme de l’horreur indicible. Puis elle se remémore ensuite, uniquement pour elle cette fois, sa vérité de l’épisode. Une vérité plus enfouie, plus sombre, plus ambigüe. La violence psychologique qu’elle a fait subir à la résistante Marta devient ainsi plus palpable. Andrzej Munk, un des maîtres de l’école polonaise, montre l’immontrable à travers la subjectivité des souvenirs d’un personnage au cœur de l’horreur, mais qui n’en est pas une victime directe. Le cinéaste évite ainsi tout sentimentalisme dans sa mise en scène, recentrant son récit sur la question de ce qu’il reste de la mémoire de l’événement. Un effet rendu encore plus saisissant par le dispositif de ce film inachevé. Car La Passagère n’est qu’un film partiel. Andrzej Munk meurt lors du tournage des scènes du bateau, en septembre 1961, dans un accident de voiture. Son collaborateur Witold Lesiewicz reprend son travail et compense au montage l’absence des scènes contemporaines par des photogrammes, leur fixité s’opposant ainsi aux séquences en mouvement du passé. Hors du camp, Liza devient une ombre statique, figée face aux flots vivaces de ses souvenirs. Des souvenirs qui se remodèlent sans cesse dans son esprit entre culpabilité, devoir, fierté et négation.

Cinéma d'expiation

Renforcée par des extérieurs tournés sur le site même d’Auschwitz, la caméra de Munk n’élude rien de l’horreur du quotidien du camp. La séquence la plus glaçante est sans doute celle où un convoi d’enfants juifs descend les escaliers vers la chambre à gaz. Toujours vue à travers le regard de notre surveillante, la terrible scène s’observe de loin, sans commentaire. La caméra se focalise ensuite sur le toit du bâtiment, d’où un autre homme déverse du Zyklon B, avant qu’elle ne pivote vers les panaches de fumée noire. Cette imagerie brute s’inscrit dans la continuité du documentaire d’Alain Resnais Nuit et Brouillard (1956), et surtout du travail de la Polonaise Wanda Jakubowska sur La Dernière Étape (1947), premier film de l’histoire à aborder frontalement la question de la Shoah seulement deux ans après la libération des camps, et ce de manière autobiographique. La comédienne principale de La Passagère, Aleksandra Slaska, y interprétait d’ailleurs déjà une surveillante en chef. La filiation ne fait nul doute entre ces deux films « d’expiation », pour reprendre les termes de Jean-Luc Godard les citant sur la ténébreuse question de la représentation des horreurs de la guerre dans son Histoire(s) de cinéma [2] (1988). Un geste artistique puissant pour ne pas oublier, sans tomber dans le romanesque et le sensationnalisme, aspect tant décrié par exemple dans le Kapo de Gillo Pontecorvo (1960), film quasi contemporain de La Passagère, avec son travelling rendu célèbre sous la plume virulente de Jacques Rivette [3].

Comme La Dernière Étape, le chef-d’œuvre de Munk est en effet coécrit par une survivante des camps, Zofia Posmysz, dont l’histoire s’apparente à celle de Marta. Prisonnière politique à Auschwitz à partir de 1942, elle raconte d’abord son passé dans une pièce radiophonique polonaise, La Passagère de la cabine 45 (1959). Fasciné par ce récit, Andrzej Munk contactera l’autrice pour l’adapter en théâtre télévisé, avant qu’ils ne décident ensemble de travailler sur une version cinématographique. Le cinéaste envisage dès le départ de fabriquer des chocs esthétiques entre sa partie contemporaine et sa partie rétrospective, au-delà du texte de Posmysz. Une mise en scène toujours en gestation au moment de sa mort prématurée. Ainsi en préambule, son ami Witold Lesiwicz évoque en voix off les problématiques auxquelles fut confrontée la production pour finir le film. Quelles étaient ses intentions narratives ? Étaient-elles toutes déjà définies à ce stade du tournage concernant le personnage de Liza et son rapport au passé ? La Passagère passionne ainsi autant par sa peinture mémorielle de la guerre que par celle d’un cinéaste et de son héritage. Une double histoire à jamais gravée sur pellicule.

[1] Nom donné aux gardiennes auxiliaires SS dans les camps de concentration nazie.
[2] Chapitre 3a – La monnaie de l’absolu.
[3] e l’abjection, par Jacques Rivette (Cahiers du Cinéma n°120 – juin 1961).

LA PASSAGÈRE
Andrzej Munk et Witold Lesiwicz, 1963, Pologne

Malavida
Au cinéma le 25 janvier 2023

Catégories : Critiques