Après Le Trou, de Jacques Becker (1960), Monsieur Klein, de Joseph Losey (1976) et Le Grand Silence, de Sergio Corbucci (1968), au tour d’Une vie difficile de bénéficier d’une édition Hors série dans la stimulante collection Make my day, dirigée par Jean-Baptiste Thoret. Occasion de redécouvrir cette perle finalement méconnue du cinéma italien, enrichie de très nombreux suppléments qui permettent de faire le point sur ce qu’on appelle communément la “comédie” italienne.
« Une bonne comédie vaut mieux qu’un mauvais film engagé ! » [1], déclarait le réalisateur Dino Risi en 1972, en réponse à ses détracteurs qui lui reprochaient son absence d’esprit de sérieux.. Considéré comme l’un des principaux maîtres et artisans de la comédie italienne de la fin des années 1950 jusqu’à son déclin au début des années 1980, aux côtés de Mario Monicelli, Luigi Comencini et Ettore Scola, Dino Risi porte le genre à son apogée avec Une vie difficile (1961), film charnière, qui lui permet d’assurer la transition entre l’esprit du néoréalisme et la dérision teintée d’amertume propre à la comédie italienne.
15 ans. C’est le nombre d’années qu’il fallut attendre avant que ne parvienne en France en 1976 ce chef d’œuvre de Dino Risi, cinéaste d’un genre jusqu’alors considéré comme mineur – la comédie italienne – et qui vient de triompher sur la scène internationale grâce au Festival de Cannes 1974 qui couronne l’interprétation de Vittorio Gassman dans Parfum de femme, de Dino Risi. 15 ans. C’est la période que couvre Une vie difficile. 15 ans d’histoire de l’Italie, de 1943 à la fin des années 1950, de la reddition du maréchal Badoglio – qui signe la fin du fascisme – jusqu’au boom économique d’après-guerre. Marquée par de nombreux repères historiques (annonce de la mort de Staline à la radio, reprise d’archives concernant la tentative insurrectionnelle de l’été 1948) la film de Dino Risi suit le parcours chronologique et historique de la péninsule, afin d’inscrire ses personnages dans un contexte bien précis et d’ausculter les interactions de l’Histoire sur nos petites histoires, du collectif sur l’intime.
En cela, il ouvre la voie aux grandes fresques cinématographiques qui marqueront le cinéma italien de années 1970 et au-delà – notamment Nous nous sommes tant aimés d’Ettore Scola (1974), ou Nos meilleures années (de Marco Tullio Giordana 2003), qui en reprennent la matrice tout en prolongeant dans le temps leur description du pays. Peut-être Une vie difficile constitue-t-il le meilleur témoignage qui soit sur le boom économique du pays, concomitant d’une certaine désillusion quant aux idéaux portés par la Résistance.

Précurseur de l’évolution de la société italienne
Car c’est là le cœur du propos du film de Dino Risi. A travers la destinée de son couple principal, Silvio (Alberto Sordi) et Elena (Lea Massari), il livre une fresque historique dans laquelle l’Histoire fricote avec l’intime, le collectif avec l’individuel. Jamais peut-être n’a-t-on montré avec autant d’acuité l’effondrement progressif du collectif au profit de l’intime. Jamais la vie tumultueuse de ce couple, faite d’incessantes ruptures et retrouvailles, n’a été dépeinte avec un tel ancrage dans son époque et son histoire. Comme le rappelle Jean-Baptiste Thoret dans un des nombreux bonus de cette édition, c’est un film américain, Cavalcade de Frank Lloyd (1933), racontant l’histoire d’une famille britannique de la période victorienne jusqu’aux débuts de la Première Guerre mondiale, qui lui a inspiré le scénario de son film. Et revoir Une vie difficile aujourd’hui permet de constater à quel point il résonne avec notre époque : faillite des idéaux, lâcheté du politique, repli sur l’intime, essor du capitalisme – quand il n’anticipe pas sur certaines évolutions de la société italienne. Ainsi, la figure du magnat capitaliste Bracci annonce celle de Silvio Berlusconi.
Festival Sordi
Troisième des cinq collaborations entre Dino Risi et Alberto Sordi, Une vie difficile offre à ce dernier un écrin qui le fait basculer dans un autre registre. Jusque-là représentatif de l’Italien moyen, pleutre, débrouillard mais malhonnête, il se transforme ici en véritable héros de son temps, c’est-à-dire à la fois victime de son époque et acteur de son destin. Tragique et pathétique, irrésistible et tête à claques, malhonnête et digne de respect, Sordi joue sur tous les registres un personnage qui dès la scène inaugurale annonce tout le programme scénaristique de la destinée de son personnage : poursuivi par les Nazis en 1943, il s’échappe de son imprimerie clandestine avec ses compagnons d’armes partisans ; au lieu de poursuivre le combat, il est sauvé in extremis par une jeune femme, qui l’héberge et le cache dans un moulin, havre de paix et de félicité, qu’il préfère aux heurs et malheurs des combats d’armes…. Tout est là : la dialectique entre valeurs et actes, les petits arrangements avec l’Histoire, la prédilection assumée pour le confort matériel au détriment du combat pour les idées, la difficulté d’une existence tiraillée entre le fait de donner vie à ses idéaux et de s’assurer une certaine dose de confort matériel, ainsi qu’à ses proches.
Truffée de scènes irrésistibles, non par leur force comique, mais par leur qualité d’écriture et de caractérisation des personnages – un dîner mondain dans la haute aristocratie italienne le soir des résultats du référendum proposant aux Italiens de choisir entre la République ou la monarchie, un oral d’entrée à l’Université, une visite inopinée dans les studios de Cinecitta – Une vie difficile porte la patte de son scénariste, Rodolfo Sonego, à forte teneur autobiographique, et de son acteur principal, Alberto Sordi, dont on ne dira jamais assez à quel point son génie du jeu transcende ici le faible intérêt que l’on pourrait accorder à son personnage, à priori peu sympathique. Il n’y a qu’à voir la scène où, ivre et malheureux, il s’en prend au symbole de la réussite économique d’alors,les automobiles, en leur crachant dessus, au petit matin, sur l’équivalent de la Promenade des Anglais, dans la station balnéaire de Viareggio. Ivre de tristesse et de chagrin, il transforme alors ce geste pitoyable et pathétique en véritable manifeste politique. Du grand art digne de Chaplin.

Mais il ne faudrait pas occulter l’apport considérable de Dino Risi à la réussite de ce chef-d’œuvre, tourné deux ans après La Dolce Vita, et dont il constitue une sorte de prolongement, amère et désabusée – comme en témoigne le titre. En trois ans, le réalisateur des Monstres livre quasi-successivement trois magistrales radiographies de son pays – Une vie difficile suivie de La Marche sur Rome (1962) et Le Fanfaron (1962). Le cinéaste est alors à son apogée, scénaristique, mais aussi cinématographique. Souvent considéré – à tort ! – comme un cinéaste négligeant cet aspect, il se dépasse constamment ici. Au point de s’assurer la comparaison avec La Notte d’Antonioni le temps d’une scène de rupture au petit matin entre Silvio et Elena. Outre de très nombreux plans-séquences, relevons l’attention particulière portée au placement de ses personnages dans l’espace, Sordi très souvent cadré en contre-plongée, comme écrasé par le poids de l’Histoire. Et son sens du montage, fondé sur le contrepoint, chaque scène étant suivie de son exact opposé, épousant en cela les hésitations et faux pas de son personnage principal, qui agit à rebours de l’Histoire et ses propres propos et intentions. Dynamique qui provoque chez le spectateur à la fois un sentiment de tristesse, mais aussi de rire – souvent jaune, il est vrai.
[1] Positif n° 142, septembre 1972

UNE VIE DIFFICILE
(UNA VITA DIFFICILE)
Dino Risi, 1961, Italie
Studio Canal
Collection Make My Day
En Blu-Ray le 23 novembre 2022
En complément, comme toujours, une excellente introduction du film par Jean-Baptiste Thoret (8 min). Un entretien avec le spécialiste du cinéma italien Jean A. GIli (1 heure) permet de revenir sur l’ensemble de la carrière de Dino Risi – notamment l’impact de ses études de médecine sur son art de l’observation. Bernard Bénoliel, de la Cinémathèque Française, explique (55 min) en quoi Une vie difficile occupe une place à part dans la filmographie du cinéaste et constitue un jalon essentiel pour comprendre le cinéma et la société italiennes Enfin, Jean-Baptiste Thoret analyse trois séquences extraites du film, afin de pointer le savoir-faire du cinéaste en matière de réalisation, souvent négligé par les critiques et historiens.
6 courts métrages inédits complètent cette copieuse édition, indispensable à tout cinéphile, amateur ou non du cinéaste, à se procurer ne serait-ce que pour se défaire des idées reçues qui traînent sur Dino Risi.