Premier long métrage de James Gray, Little Odessa est disponible dans une nouvelle édition Blu-Ray et DVD depuis le 3 janvier dernier chez Metropolitan Vidéo. Quelques semaines après la sortie de l’une de ses œuvres les plus personnelles Armageddon Time, Little Odessa permet de revenir sur ce qui constituait déjà le cœur de son cinéma : départs et retours, ombres et mirages, aliénation familiale et mélodrame : James Gray, une odyssée américaine.
En 1819, le poète ukrainien d’origine grecque Vassili Kapniste met son érudition au service d’une hypothèse folle, qui aura de quoi provoquer l’ire des exégètes de L’Odyssée : ce ne sont pas les flots de la Méditerranée qu’Ulysse fend au cours de son périple mais ceux de la Mer Noire. Les fameux Charybde et Scylla ne se trouvent pas près de la Sicile, comme cela a pu être dit maintes fois, mais plutôt dans le détroit de Constantinople, l’actuel Bosphore. Depuis, l’association entre le rocher babélien et la masse d’eau monstrueuse a donné lieu à une célèbre expression. Elle désigne une logique du pire, celle qui préside, par exemple, à tout récit tragique. Que la ville d’Odessa représente la terre-mère de la famille Shapira, les exilés poignants du premier long métrage de James Gray, n’est pas que significatif. Cela vient boucler la boucle. Odessa, qu’on ne verra jamais mais qui trouve une équivalence américaine, un double parfait avec le quartier de Brighton Beach, donne sur la mer Noire. Tout cela fait penser à une chanson de Keren Ann qui, l’air de rien, met dans le mille du point de vue étymologique : « Odessa, odyssée ». Les deux mots sont apparentés. En grec, Odessa signifie « long voyage ». L’œuvre de James Gray est une espèce d’odyssée, purement américaine. La grande différence avec Homère, c’est que le retour y est moins impossible que justement programmé, systématique. Il est une fatalité. On finit toujours par revenir, parce qu’il est impossible de s’extraire tout à fait de son milieu d’origine, parce qu’ au fond, rien ne change. Le rêve américain est le plus grand leurre. La famille, la plus grande aliénation. La famille, c’est le destin.

Le fil(m) du destin
Dans Little Odessa, le destin se manifeste sous la forme d’un film. C’est le western que Reuben (Edward Furlong) va voir au cinéma plutôt que d’être en classe. Tout seul dans la salle, il regarde La vallée de la vengeance (1951), une œuvre mineure dont l’intérêt réside principalement dans ses accointances avec le « mélodrame dynastique » des années 1950 : A l’est d’Eden d’Elia Kazan (1955), Écrit sur du vent de Douglas Sirk (1956) ou encore Celui par qui le scandale arrive de Vincente Minnelli (1960) sont les fleurons du genre. Soit des histoires bibliques de « bons fils » et de « mauvais fils », de « frères ennemis » se disputant l’amour d’un père riche et influent, variation moderne sur le patriarche de l’Ancien Testament. Reuben ne verra pas dans son intégralité le dernier plan de La vallée de la vengeance : Owen (Burt Lancaster), fils adoptif mais fils préféré tout de même du puissant Arch Strobie, vient à la rencontre de sa sœur Jen, pour l’informer de la mort de Lee, leur frère, qu’il a lui-même abattu. Lee était un vaurien. Il était le Caïn de la famille, il n’a eu que ce qu’il méritait. Mais voilà que la pellicule s’embrase pour ramener la projection à son état originel, celui d’une surface blanche. Le son et la musique triomphale, involontairement pitchés, souffrent aussi de cet embrasement. Le bruit du projecteur et le cliquetis de la bobine qui tourne à vide occupent l’espace sonore, les lumières se rallument. C’est le feu qui nous ramène brutalement à la réalité. C’est le feu qui a le dernier mot lorsque Reuben passe, pour ainsi dire, de l’autre côté. Sa disparition émeut toujours autant, trente ans après la sortie de ce coup d’essai qui allait rendre le travail de James Gray cher à nos cœurs.
Une mort annoncée
A la fin de Little Odessa, l’adolescent meurt de n’être plus qu’une silhouette s’agitant derrière un drap blanc étendu dans une cour. Cette silhouette est un mirage. Elle trompe jusqu’à ceux qui le connaissent. Sasha, venu en protecteur, n’aura tout simplement pas reconnu Reuben. C’est pourtant lui son assassin. Le trou formé par l’impact de la balle rappelle le cercle qui se dessine et s’étend sur l’écran lorsque La vallée de la vengeance prend feu. Reuben rejoint un monde d’ombres ; celui du cinéma de quartier où il se réfugie en attendant que la journée se termine, celui auquel Joshua, son grand frère, est affilié (on ne le voit pas porter autre chose que du noir, c’est un oiseau de nuit). Il est devenu aussi fantomatique que ce dernier, il est la victime expiatoire de toutes les fautes qu’il a commises. C’est dans le drap qui scelle sa perte qu’il sera enveloppé avant que Joshua ne le fasse disparaître dans les flammes, dans une réminiscence saisissante de la Shoah. La première occurrence de Reuben en ombre avait donc quelque chose de fatal. Ce processus s’enclenche à partir du moment où il récupère l’arme à feu que son frère utilise pour commettre le meurtre d’un bijou iranien – c’est la raison principale de son retour dans le quartier de Brighton Beach/Little Odessa, duquel il a été banni pour avoir tué le fils du parrain local, Volkoff. De retour à la maison, Reuben se familiarise avec le maniement de l’objet. L’ombre portée de ses mains tenant le pistolet est l’image d’un passage, d’une mue tragique. Si La vallée de la vengeance n’est pas un décalque de la relation entre Reuben et Shapira – ce ne sont pas des frères ennemis comme, par exemple, Robert et Joseph Grusinsky au début de La nuit nous appartient (2007), l’extrait annonce l’issue funeste de Little Odessa. Il s’intègre à une introduction mettant en miroir deux morts, deux exécutions – celle de Lee par Owen, celle d’un homme solitaire assis sur un banc par Joshua. Sont aussi mis en parallèle les retours à la maison, les « homecoming » des frères Shapira. L’un regagne facilement le foyer, l’autre pas. Les situations se ressemblent et sont dissemblables, comme deux membres d’une même adelphie.

Mélodrame vs tragédie
Pour Vassili Kapniste, la vérité de L’Odyssée était ailleurs. N’en est-il pas de même avec James Gray ? Son cinéma ne doit-il pas davantage au mélodrame qu’à la tragédie ? Si la famille est le destin, le destin n’est-il pas tout simplement la société ? Pour le genre hollywoodien, le fatum avait pris une tournure séculaire. Le mélo est à la tragédie antique ce que la soul est au gospel : le prolongement profane d’une forme liée au sacré. Ce sont (d’abord) les différences de classe sociale ou d’âge qui auraient raison de la relation entre deux personnes qui s’aiment, plus que la fragilité de leurs sentiments. La fatalité serait mondaine, bel et bien terrestre. La référence à Crime et châtiment de Dostoïevski sert moins à décrire Joshua comme un Raskolnikov moderne qu’à rendre compte d’une transcendance perdue ou dont il ne resterait que des bribes, des résidus. Le père de Reuben et Joshua s’y raccroche, sans quoi la vie n’aurait plus de sens pour lui. En un sens, James Gray s’y raccroche aussi en optant pour des chœurs liturgiques russes, supposés rendre le drame familial ample et majestueux. Ce n’est pas le geste le plus convaincant de son premier long métrage. Les références mythologiques qui émaillent sa filmographie sont peut-être une fausse bonne piste, de même que l’héroïsme de La vallée de la vengeance est une illusion. En brûlant un Owen conforté dans l’idée d’avoir fait le bien, Little Odessa écorne tout à la fois l’image et une certaine mythologie hollywoodienne. James Gray observe celle-ci comme le cinéaste d’ascendance européenne qu’il est, sans cesse entre deux mondes, toujours obsédé par l’échec, le désir contrarié d’élévation sociale, l’absence de mobilité de classe. Comme celle de Douglas Sirk, son œuvre serait peuplée de « mirages de la vie ».

LITTLE ODESSA
James Gray, 1994, États-Unis
Metropolitan Video
Blu-Ray ou DVD le 3 janvier 2023
Studiocanal
En steelbook combo UHD / Blu-ray le 30 novembre 2022
En bonus, on trouvera un entretien inédit avec James Gray, mené par le critique Nicolas Rioult – également auteur d’un texte de présentation lisible à l’intérieur de la jaquette. Durant près d’une demi-heure, le cinéaste évoque la genèse de Little Odessa et partage la perception qu’il a du film aujourd’hui, trente ans après sa sortie.