Ce n’est pas forcément le film le plus réputé de Dario Argento, et pourtant c’est sûrement l’un de ses plus passionnants car l’un des plus multiples, foutraques et baroques. Phenomena ressort grâce à un magnifique coffret de 8 films du maitre italien, disponible chez les Films du Camelia.

Article originellement publié dans Revus & Corrigés n°17, hiver 2022.

C’est un film contenant en lui bien d’autres films. Phenomena, neuvième long-métrage de Dario Argento, représente pour beaucoup le début de la fin d’un âge d’or, ce moment à partir duquel Argento arrêta de créer des images d’un autre monde et d’un autre temps, pour courir laborieusement derrière un talent en fuite.  Pourtant, impossible de ne pas y voir là une grande incompréhension, tant de l’œuvre du cinéaste italien que du personnage lui-même. Alors oui, évacuons d’entrée de jeu ce qui n’est que peu défendable : cette bande originale omniprésente et foutraque, composée de thèmes entêtants (la composition au piano de Bill Wyman, à l’époque encore bassiste des Rolling Stones) mais aussi, étrangement, de titres heavy rock totalement hors sujet (Flash Of The Blade, d’Iron Maiden, extrait de l’album Powerslave, et Locomotive, de Motörhead). Mais, pour la première fois seul et unique producteur d’un de ses longs-métrages, Argento, encore tout auréolé des succès de Suspiria, Inferno et Ténèbres (fantastique enchaînement comme on en voit peu dans une carrière), peut bien faire ce qu’il veut. Autant dire : tout.

Phenomena est un amalgame de ses expériences personnelles, Argento parlant ici bien volontiers de lui. Dès les premières minutes, on voit une jeune fille, oubliée sur le bord de la route par son car scolaire, chercher de l’aide dans une maison sinistre (ou, pour le dire poliment, typique de la région où se déroulent intrigue et tournage : les Alpes suisse). Attaquée, poursuivie, elle finit décapitée en haut d’une rivière déchaînée. Cette demoiselle est interprétée par Fiore Argento, fille du réalisateur et de la restauratrice d’art Marisa Casale, et demi-sœur d’Asia. Plus tard, au sein d’un austère établissement pour jeunes filles (portant le nom de Swiss Richard Wagner Academy for Girls, résidu d’un temps où l’histoire devait se dérouler dans une Europe dystopique gouvernée par les nazis), nous ferons la connaissance de la vice-directrice Frau Brückner, interprétée par celle qui est alors, pour quelques mois encore seulement, la compagne du réalisateur, Daria Nicolodi. Quant au choix du rôle principal, jeune demoiselle somnambule la nuit et communiquant avec les insectes le jour, le cinéaste jette son dévolu sur Jennifer Connelly grâce à son rôle dans Il était une fois en Amérique (1984) de Sergio Leone (avec qui il avait collaboré en 1968 sur Il était une fois dans l’Ouest). Ajoutez à cela la présence au générique du compositeur Claudio Simonetti et du groupe Goblin (des fidèles d’Argento), ainsi que Luigi Cozzi (scénariste de Quatre mouches de velours gris) aux effets spéciaux, et vous obtenez une pièce maîtresse de la filmographie du Maestro, celle dans laquelle s’agrègent l’intime et le professionnel. 

Ressemblances

Une œuvre qui rassemble, mais qui ressemble aussi. Comme une mise en abîme de sa propre expérience paternelle, il fait du personnage de Jennifer Corvino la fille d’un célèbre acteur qui la délaisse, ne lui consacre que peu de son temps et l’oblige à regarder, plusieurs fois certains de ses films, un dialogue inspiré par une conversation surprise par le cinéaste entre sa propre fille et ses copines. Aussi, le pensionnat pour filles de Zurich n’est pas sans rappeler l’école allemande de ballet mondialement réputée de Suspiria, peuplée des mêmes mystères et personnages étouffants, inquiétants. Phenomena est donc, pour Argento, un panorama halluciné de ses connaissances, de ses souvenirs, de ses vécus, mais aussi de ses obsessions cinéphiles. Conte (Alice au pays des cauchemars), thriller fantastique, enquête criminelle (excellent Donald Pleasance en entomologiste collaborant avec la police), farce (handicapé, ce même Pleasance est aidé dans son quotidien par un chimpanzé), freak show, plaidoyer naturaliste même… Tout y est mouliné, pas toujours bien digéré, mais l’essentiel est ailleurs : dans cette volonté de se livrer comme jamais, de tout dire, tout montrer, en un peu moins de deux heures, quitte à perdre un public acquis à sa cause. Et quitte à livrer une création malade et bancale. Un film addition plus qu’un film somme. Revoir Phenomena, à la faveur d’une ressortie digne de ce nom, c’est réaliser le chemin parcouru. Non chant du cygne mais bel et bien transition dans la carrière d’Argento : plus de dix ans avant Le Syndrome de Stendhal (1996), et quelques mois seulement avant le tournage du slasher Opéra (1987), on y trouve déjà des pistes, des idées, des projets. Phenomena n’a rien perdu de son pouvoir de fascination. Bizarre, malaisant. Certains parlent d’une mise en scène primitive ; elle est en réalité sauvage. 

PHENOMENA
Dario Argento, 1985, Italie

FILMS DU CAMÉLIA
COFFRET BLU-RAY COLLECTOR
6 DÉCEMBRE 2022

En complément, un extrait de la masterclass donnée par Walter Hill et conduite par Jean-François Rauger au festival du polar de Reims en 2022 (15 min.) ; un entretien avec Walter Hill mené par le journaliste Philippe Guedj, où le cinéaste replace Driver au sein de sa carrière (30 min.) ; un début alternatif, une ouverture sur Isabelle Adjani finalement coupée (3 min.) ; des bande-annonces d’époque.
Erratum : contrairement à ce qui est indiqué dans la revue, où nous n’avions pas le disque au moment du bouclage, cette édition ne reprend hélas pas le bonus du précédent blu-ray Studiocanal, monté par Jérôme Wybon, avec des archives de production d’époque.

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