Genre de tous les excès, expression de l’incapacité à saisir véritablement les événements politiques de l’Italie des années 70, le poliziottesco, à l’instar du cinéma d’exploitation, n’a pas toujours eu bonne presse. Il recèle pourtant quelques grandes réussites dont Big Guns de Duccio Tessari fait assurément partie, film porté par l’acteur et producteur Alain Delon. Après une sortie en salle par Camélia Films, le film de Duccio Tessari est maintenant disponible en vidéo chez Pathé.

Milan, 12 décembre 1969. Une bombe explose à l’intérieur de la Banca Nazionale dell’Agricoltura sur la Piazza Fontana. 16 morts, 88 blessés. C’est le drame qui marque le point de départ des Années de plomb dans laquelle l’Italie va s’enfoncer pour la décennie à venir. L’exutoire, illusoire, à cette violence de la rue – qu’elle soit d’origine criminelle, terroriste, mafieuse ou étatique – les Italiens vont le trouver en partie dans les salles obscures avec la naissance du poliziottesco au tournant des années 1970 [pour en savoir plus, retrouvez le dossier consacré au genre dans Revus & Corrigés N°8 – Mondo Police, ndlr]. Il est d’ailleurs étonnant de constater à quel point, plus que tout autre genre cinématographique, la naissance et l’essor de celui-ci va se calquer sur le rythme de la violence effrénée, quant à elle bien réelle, à laquelle le pays doit se confronter. Un genre tout aussi populaire, si ce n’est plus, que son cousin le giallo, mais moins aimable que celui-ci. Loin des fantasmes colorés et des meurtres stylisés, il met en scène une réalité et une violence plus crues, où l’extravagance baroque fait place au brutalisme désenchanté.

Ce néo-polar italien succède aux vagues du péplum et du western des années 1950-1960. Car le cinéma de genre en Europe est avant tout une histoire italienne. Et c’est aussi celle du cinéaste Duccio Tessari qui a fait ses armes en tant que scénariste sur divers péplums (Messaline de Vittorio Cottafavi, 1960 ou Le Colosse de Rhodes de Sergio Leone, 1961) avant de passer derrière la caméra l’année suivante pour son premier film en tant que réalisateur, Les Titans (1962) qui reste à ce jour considéré comme l’un des meilleurs du genre. Tessari y fait preuve de son sens du rythme et de son enthousiasme tout en prenant déjà les codes du péplum à contre-pied, ajoutant au lyrisme et à la réflexion politique de son film une touche d’autodérision qui ne tombe jamais dans la parodie. Et quand le poncho remplace la toge, Tessari est encore là. Si son nom n’apparaît pas au générique de Pour une poignée de dollars (1964), il participe bien au script du film de Sergio Leone et l’année suivante il signe deux des plus notables westerns transalpins (Un pistolet pour Ringo, Le Retour de Ringo). Au début des années 1970, il est donc logique de le voir se lancer dans le genre qui s’impose alors.

Mélancolie assassine

Pour Big Guns (aussi connu sous le nom Les Grands Fusils, Tony le Sicilien ou encore Tony Arzenta – autre particularité du genre, la démultiplication des titres des œuvres selon les aléas de leurs traduction) Tessari s’associe à Alain Delon qui ne se contente pas d’incarner le personnage principal, mais qui le coproduit. Au-delà de l’aspect commercial, c’est aussi l’aspect créatif du rôle qui intéresse le comédien français – ne plus être seulement le premier violon, mais aussi le chef d’orchestre. Il renoue aussi avec l’Italie qui l’a vu naître à ses débuts (Rocco et ses frères, Le Guépard), fort du succès publique et critique qu’il vient de connaître avec le film qu’il tourna pour Valerio Zurlini un an auparavant (Le Professeur). De l’équipe du Professeur, Delon va d’ailleurs impliquer le monteur chevronné Mario Morra (La Bataille d’Alger, Pain et Chocolat ou Cinema Paradisio). Comme souvent dans le poliziottesco, Big Guns commence, après un court prologue, par une caméra embarquée à l’intérieur de la voiture de Tony Arzenta (Delon). Sauf qu’ici, elle n’est pas lancée à toute berzingue. À travers le reflet des rues de Milan, dans le halo ocre d’une fin de journée et les échos bleutés des néons de la nuit, s’imprime déjà la mélancolie, tout juste atténuée par la douceur de la mélodie et de la voix d’Ornella Vanoni qui accompagne la séquence. Comme une affliction en sourdine, presque une désolation qui est la première particularité de Big Guns et qui place le film en lisière du genre ; son versant élégiaque baigne dans une belle lumière nocturne et grise orchestrée par Silvano Ippoliti (Sodome et Gomorrhe, Le Grand Silence…). Une atmosphère qui doit aussi beaucoup, et avant tout, au charisme sans faille d’Alain Delon, à la puissance de l’expressivité de son regard et sa maîtrise du silence. C’est sans doute la période de sa carrière ou « l’intensité de (son) jeu est la plus forte et la plus belle », comme le précise le réalisateur Nicolas Pariser dans le bonus du « film qui est transcendé par la présence de Delon… c’est une variation sur le désespoir qui est signé par un grand artiste.» Et Jean-François Rauger d’ajouter « Delon fait tout pour qu’on ne voit pas qu’il joue… Il ne joue pas, il est ». Il est Tony Arzenta, ce tueur froid, dont la mélancolie n’a d’égale que la violence, qui accomplit sa mission avant de retrouver femme et enfant presque comme si de rien n’était et qui au fil du film et de la tragédie qui s’opère va paraitre encore plus impassible et mutique. Il est comme une émanation du personnage du Samouraï et l’on imagine que Tessari et le comédien ont voulu retrouver le magnétisme froid de Jeff Costello. Comme souvent dans les films de Jean-Pierre Melville, comme presque toujours dans le polar à l’italienne, il est cet homme seul contre tous qui se débat dans une intrigue motivée uniquement par la trahison et son corollaire, la paranoïa.

Mafia internationale

Si la présence d’Alain Delon ainsi que celle de Roger Hanin dans un second rôle, donne une touche très française au film, Big Guns n’en conserve pas moins tous les motifs du poliziottesco (pour être précis, de l’un de ses sous-genres, le « film de mafia », car l’on y croise à peine l’ombre d’un policier) : les poursuites et cascades en voiture, les explosions, une séquence en night-club, une autre dans une casse de voiture, les accointances de la mafia avec les différentes institutions « officielles » (ici l’Église), la mort « accidentelle », ou pas, d’un enfant et la réappropriation de l’espace urbain. Si les polars transalpins ont l’habitude de dérouler leurs actions dans les décors réels d’une ou plusieurs villes italiennes, ancrant ainsi leur intrigue dans un contexte social réaliste, Big Guns, par l’apport à la production du comédien français, bénéficie d’un budget assez conséquent pour s’autoriser à multiplier les lieux de tournage en Europe : Milan, Paris, Copenhague ou la Sicile. Autre caractéristique propre au genre, la distribution qui réunit un casting international mais qui au-delà des « gueules » propose un vrai travail sur les seconds rôles : l’Américain Richard Conte, l’Allemand Anton Diffring, l’Italien Silvani Tranquilli ou le Français Marc Porel, proche de Delon, croisé chez Visconti, acteur à la belle et fragile présence tragiquement disparu à l’âge de 34 ans. Le rôle principal féminin est tenu par Carla Gravina (que l’on verra quelques années plus tard dans La Terrasse d’Ettore Scola) qui incarne avec une belle retenue Sandra, une ancienne maîtresse de Tony que l’on devine toujours amoureuse de lui et qui reste présente malgré l’impossibilité pour ce dernier de se laisser aller à un quelconque élan sentimental depuis le drame qui l’a touché. Elle connaît le lot des personnages féminins du poliziottesco, univers éminemment masculin où les femmes sont toujours violentées, certainement agressées et régulièrement assassinées.

Souvent considéré comme un simple artisan, Duccio Tessari est pourtant un cinéaste qui soigne sa mise en scène. Dans Big Guns, mis à part les séquences d’assassinats assez spectaculaires, rien de formellement très voyant. Tout est dans la discrétion, le détail, comme ce travail sur les couleurs primaires présent dans la plupart des séquences du film, le vertigineux jeu de miroir dans le night-club, ou l’élégance des mouvements d’appareil : ceux qui révèlent le reflet d’un visage sur une table en verre, ou ces travellings arrière qui s’éloignent par pudeur. Un certain sens du style, plus pertinent qu’il n’y paraît, judicieusement au service d’une intrigue qui n’est pas sans rappeler celle de Règlement de comptes de Fritz Lang (1953) et qui au détour de l’une ou l’autre séquence cache à peine son inspiration première, comme le précise Jean-François Rauger : Le Parrain, de Francis Ford Coppola.

Genre de tous les excès, expression de l’incapacité à saisir véritablement les paradoxes et contradictions de son époque, le poliziottesco, à l’instar du cinéma d’exploitation, n’a pas toujours eu bonne presse. Il recèle pourtant quelques grandes réussites dont Big Guns fait assurément partie. Si le film ne reçut que peu d’écho en France à sa sortie, à l’inverse il fut un très grand succès en Italie. Assez conséquent pour que deux ans plus tard, Duccio Tessari et Alain Delon collaborent à nouveau, pour mettre en scène un tout autre style de justicier… Zorro ! 

BIG GUNS
(LES GRANDS FUSILS)
Duccio Tessari, 1973, Italie

Pathé Films
En combo DVD/Blu-ray le 28 juin 2023

Cette nouvelle édition limitée comprend une version longue italienne inédite (à privilégier) et une version française, toutes deux restaurées en 4K à partir du négatif original. À noter que les différentes versions n’ont pas les mêmes durées selon le support :

  • Blu-ray du film en version française (103’26, sous-titres sourds et malentendants) et version italienne (113’21, sous-titres français et anglais).
  • DVD du film en version française (99′, sous-titres sourds et malentendants) et version italienne (109′, sous-titres français et anglais)

En complément un long et intéressant entretien croisé autour du film avec Nicolas Pariser, Jean-François Rauger et Laurent Chollet.