On n’en fait plus des comme lui. Jean-Pierre Mocky, 84 ans, était l’invité du festival Rebel Rebel des 18e journées cinématographiques dionysiennes de la ville de Saint-Denis. Une rencontre à ne pas manquer avec un élément turbulent depuis toujours dans le paysage du cinéma français, représentant de toute une ère. Indépendant coûte que coûte, provocateur, trublion, acteur, réalisateur, scénariste, auteur, exploitant… Il y a de tout chez Mocky, car il a tout fait. Mais attention, Mocky en solo, ça canarde sec.
Cette année, la thématique vous colle bien. Rebel Rebel, c’est pile dans vos cordes.
Oui, mais l’année dernière ils m’avaient également rendu hommage ! Ici, il y a des gens sympathiques. Un gars m’a interrogé tout à l’heure, il est formidable. Il m’a proposé de réunir de l’argent pour moi, ce qui est vraiment gentil. Je ne sais pas qui sont les gens qui viennent là. Saint-Denis c’est un truc populaire. Comme je n’ai pas d’argent, ma pub c’est ça : venir dans des festivals. Si je m’abstenais de venir, je n’aurais plus de pub du tout. La pub coûte très cher. L’autre jour, j’étais à la RATP, en discussion avec la bonne femme qui s’occupe des bus et du métro… Ça coûte 200 000 € ! Vous me voyez en train de mettre 200 000 € pour sortir mon film ? Bon, déjà, je ne les ai pas. Mais même si je les avais, je les garderais pour faire un autre film.
Le patrimoine Mocky se porte plutôt bien en ce moment. Vos films sont restaurés et ressortent chez plusieurs éditeurs.
Oui, mes films ressortent un peu partout. Ça va être le cas avec La Grande Lessive avec Bourvil, parce que c’est un film qui n’est pas sorti depuis longtemps. À mort l’arbitre passe sans arrêt sur les chaînes. Il est passé 82 fois depuis un an ! Ça devient de la folie ce film. Là, un mec a trouvé le moyen de sortir des DVD de luxe sur six films à moi, dont certains sont présentés ici à Rebel Rebel, comme L’Albatros ou certains avec Bourvil… C’est une collection un peu spectaculaire, parce qu’aujourd’hui le DVD est en baisse. On essaye de le remonter, avec ce genre de vieux films dits « classiques ». Moi je suis l’un des derniers metteurs en scène vivants… Les gens m’appellent « un dinosaure ». Les autres, ils sont tous morts – ceux de l’époque où j’ai commencé. Ça a commencé par Louis Malle, François Truffaut, puis Claude Chabrol, Alain Resnais… Lautner, Molinaro, Pinoteau, Deray… Tous morts, malheureusement. Alors, nous on reste là. C’est pour ça qu’on est dans des festivals, parce qu’il n’y a plus personne. Y’a Godard et moi ! Mais Jean-Luc ne se présente plus. Il ne veut plus passer en public… Ça fait que je reste pratiquement seul. Alors il y a des gens comme Tavernier, mais ils sont un peu plus jeunes…

Justement, il y a une douzaine d’années, vous avez commencé à éditer vous-même votre intégrale en DVD…
Le problème c’est que Jérôme Seydoux, qui est le patron de Pathé, a fait un coffret avec 56 de mes films [Mocky sème encore la zizanie, ndlr]. J’en ai tourné beaucoup plus, mais le coffret s’est arrêté à 56. On en a vendu 40 000 exemplaires, mais après tout s’est arrêté. Il y a eu également un autre gros hommage : deux étudiants de la Fémis ont écrit un livre sur moi, un pavé de 800 pages. Mais il est très difficile à vendre parce qu’il pèse quatre kilos – et en plus il est très cher. Avec ces deux trucs-là, les femmes, surtout, ne peuvent pas le porter parce qu’il est trop lourd ! Un jour, une femme est arrivée, elle a soulevé le livre… Elle ne l’a pas acheté ! Alors voilà, c’est le défaut des encyclopédies. Une encyclopédie, par définition, c’est long ! Ça ne peut pas être un petit truc de rien du tout. Et la mienne pèse quatre kilos !
En même temps, votre carrière est longue dans le temps et riche en films. Vous n’avez pas chômé.
Il y a 65 ans de carrière ! J’ai fait 82 films, plus 46 films de moyen métrage, ça fait plus de 125 films… Alors ça fait beaucoup. Pour en parler, même s’il y a deux pages ou trois pages par film, ça prend de la place.
Entre ce que vous avez fait avec Le Brady et Le Desperado, dont vous avez été propriétaire jusqu’à encore récemment, la transmission des films semble avoir été pour vous un enjeu. Montrer vos films, ceux de vos mentors aussi.
Oui, enfin j’ai vendu tout ça parce que je ne peux pas avoir de rapport normaux avec les employés. Enfin, je les respecte, mais je ne peux plus lutter avec des employés. Ce qu’il s’est passé dans mon cinéma, c’est l’absentéisme. Quand vous avez six ou sept employés, ils commencent à être malades tout le temps. Vous ne pouvez rien faire, vous avez beau lui dire : « Tu es malade, je vais t’engueuler, etc… » Mais il faut prendre des remplaçants et ça coûte une fortune ! Avec les charges sociales qui sont actuellement presque de 100%, moi je n’ai pas pu tenir. Ce soir, il n’y avait pas beaucoup de monde à ma séance, mais c’est à peu près la quantité qu’il y a dans les salles d’Art et Essai. Il y a eu une enquête qui a défini que les salles d’Art et Essai étaient occupées à 14%. 14% ! C’est-à-dire que lorsqu’il y a une salle de 100 places, 14 personnes c’est considéré comme normal. Ce soir il y avait une trentaine de personnes… C’est formidable, finalement, par rapport aux quatorze.

Il y avait davantage de spectateurs à la séance de La Machine à découdre !
Oui, enfin je dis ça, mais moi je m’en fous, du moment qu’il y a un spectateur, on joue quand même ! Quand on avait un cinéma, même quand on avait une seule personne on continuait à passer le film, pour six euros. C’est pour ça que ça m’a coûté, tous ces gens qui étaient malades ! Il y en a même une qui est tombée dans sa baignoire. J’ai dit : « Moi j’arrête, je n’en veux plus ». Et j’ai vendu mon cinéma. À qui ? À Isabelle Huppert. Ça lui a fait plaisir. Enfin, c’est Ronald Chammah [producteur et distributeur, mari d’Isabelle Huppert, ndlr] qui me l’a racheté pour son fils, Lorenzo. Il m’avait déjà racheté l’Action Christine, que j’ai gardé quatre mois. Il n’y avait jamais personne, pas de spectateur. J’ai dit à Ronnie : « Prends ces cinémas ». Il m’a payé ce que je les avais payé, et puis voilà. Maintenant je n’ai plus de cinéma. Mais peut-être que je vais en ouvrir un qui s’appellera le Mocky Palace, dans lequel j’aurai que deux employés dont un robot. Il tombera pas malade, lui ! Il peut tomber en panne, mais c’est tout !
Est-ce la meilleure manière pour vous de rester le dernier des indépendants ?
Mais oui, car comment voulez-vous que je mette sept employés avec leurs charges sociales pour un cinéma qui rapporte presque rien ? Ce n’est pas viable. Alors bon, tant pis. On renonce à ses cinémas. Je voudrais faire des one-man-shows, des trucs comme ça… Mais ça demande de l’organisation. Et je suis célibataire ! Vous savez, ce qu’il faut remarquer, peu de gens le savent… Mais mon ami Francis Ford Coppola, par exemple, il est entouré. Il a sa grand-mère, son grand-oncle, son frère, sa sœur… Il forme une tribu. Costa-Gavras, pareil, sa femme, son fils, sa fille, etc. Dans notre métier, il faut être nombreux. Il faut avoir une famille nombreuse. Je me rappelle d’un petit cinéma d’Art et Essai à Tours, il y a la grand-mère qui est à la caisse, le grand-père qui est à la projection… C’est familial comme métier. Si vous êtes tout seul, vous êtes foutu, parce que vous ne pouvez pas tout faire. Vous ne pouvez pas faire de la programmation, vous ne pouvez pas monter des films… Alors Costa, il a de la chance d’avoir une femme formidable qui s’appelle Michèle. Il y a eu des couples comme ça : De Broca avait une femme formidable. Lelouch, lui, il avait pas de femme formidable, par contre il avait une collaboratrice qui s’appelle Arlette Gordon. Elle a tout fait pour lui. S’il avait pas eu Arlette, il n’aurait jamais pu faire tout ce qu’il a fait. Le problème, c’est que je suis isolé. Je ne suis pas marié. Ma fille fait de l’animalier, elle n’est pas dans mon métier… Enfin, elle fait des films pour les animaux.

Nous nous étions croisés à la brocante des Cinglés du cinéma à Argenteuil, vous aviez votre stand avec les collectionneurs qui vendent leurs bobines, leurs affiches…
Aux Cinglés du cinéma, j’ai vendu une quarantaine de livres ! Enfin, j’en avais quarante aussi. J’aurais pu en vendre plus, mais j’en avais déjà pas mal vendu l’année d’avant. Donc quarante, c’est déjà beaucoup. Parce qu’ils sont très chers, ces livres.
En mai cette année, on fêtera les 50 ans de mai 68…
Justement, il y a Solo qui va être diffusé sur Arte.


Dans Solo, qui est un de vos meilleurs films, il y a un constat amer, ambigu, comme un aveu d’échec autour de mai 68.
Solo est né d’une conversation avec des jeunes, dans un bar qui n’existe plus, qui s’appelait le Dupont-Latin, à l’angle de la rue des Écoles et du boulevard Saint-Michel. Deux jeunes étaient assis et disaient qu’on ne pouvait pas laisser ça comme ça, que la révolution était en train de partir en couille : « Il faut qu’on continue, qu’on fasse quelque chose ». C’était une drôle de révolution. Des tas de gens voulaient changer des choses, et finalement ils n’ont rien changé du tout, ils sont partis en vacances. Au mois de mai, les pompes à essence avaient été coupées. Dès qu’elles ont été rétablies, tous les types de mai 68 se sont tirés en vacances ! Alors, les deux pauvres étudiants que j’ai vus, qui étaient assis à leur table à dire : « On ne peut pas laisser la révolution s’échapper », ça a donné le départ de Solo. On a inventé les deux personnages : un gangster qui tente d’empêcher son frère de faire des conneries. Le film est devenu un vaudeville politique qui a obtenu l’adhésion de tous les partis politiques. Ils se sont tous retrouvés dans cette lutte. On a eu les gens d’extrême droite, les communistes… Tout le monde a aimé le film. C’est rare ! Et on a eu un succès pas dégueu.
Solo me fait penser à un film plus récent, Nocturama de Bertrand Bonello, où des jeunes perpétuent des attentats anarchistes. Vous l’avez vu ?
Non, mais il a peut-être copié mon film, je ne sais pas. Si vous voulez, le problème d’Orson Welles, quand j’étais ami avec lui : ce qu’il redoutait le plus, c’était de copier quelqu’un sans le vouloir. C’était sa hantise. Il n’allait pas au cinéma, Orson. Il ne voulait pas aller voir des films car il avait peur de repiquer des trucs. C’est le contraire de Tavernier qui a piqué tranquillement tous les films des autres. C’est pour ça qu’on ne s’aime pas beaucoup, parce qu’un jour je lui ai dit : « Tavernier, tu es un patchworker ». C’est un personnage curieux, mais il ne le fait pas exprès. Le problème, c’est qu’il a vu Le Coup de l’escalier de Robert Wise 101 fois parce qu’il était attaché de presse. Il voyait les films des dizaines de fois.

En restant sur le film noir, à propos de votre manière de faire des films, d’être indépendant, tourner rapidement, faire un cinéma franc et politique… cela évoque un peu Samuel Fuller, qui a actuellement sa rétrospective à la Cinémathèque française.
Samuel était un ami. Je l’ai bien connu parce qu’il a habité Paris à un moment. On allait dans un bistrot manger ensemble. Mais on était assez différents. Samuel a été opportuniste, car c’était un garçon qui avait beaucoup de talent, marié avec une fille que je connaissais bien, qui s’appelait Christa Lang. C’était pas du tout le même genre que moi, parce qu’il faisait des films de guerre, sur la Corée, puis il a fait Shock Corridor… Comment dire ? C’était le Tarantino de l’époque. Le problème de Tarantino, que je connais très bien, car il a été le parrain de mon cinéma Le Brady – il m’avait fait un hommage : « Vive Mocky, vive le Brady », c’était marqué sur la caisse du cinéma – c’est que comme Fuller, c’est un imitateur. On parlait tout à l’heure de Tavernier, qui est un patchworker qui ne le dit pas. Tandis que Tarantino et Fuller le disent, ce qui est tout à fait différent. Tarantino est totalement inspiré, fasciné par Sergio Leone, et il le dit ! Quand il a fait Les Huit Salopards, j’ai passé La Chevauchée des bannis d’André de Toth, dont c’est tiré. Mais ce qu’il y a de bien avec « Quinto », c’est qu’il le dit. Il dit qu’il est influencé par les Japonais, par Rashomon, par Les Sept Samouraïs. Il ne cache pas ses sources, qu’il fait du Leone. Tandis que le père Tavernier, il ne le dit pas ! Et Fuller, c’était aussi un personnage comme ça. C’était un type qui imitait Stanley Kramer dans ses films militaires. Samuel faisait la même chose en plus petit. Il n’avait pas de budget, donc il faisait des films de guerre ou des films policiers qui coûtaient trois francs trois sous. Il s’inspirait de Jules Dassin, mais c’était un sous-Dassin, si vous voulez. Mais il avait une humilité. J’ai bouffé plusieurs fois avec Fuller, il disait : « Je suis un petit artisan, je fais ce que les autres font en petit ». Il voulait toujours refaire un western, un truc, mais « petit », parce qu’il n’avait pas d’argent – mais beaucoup de talent. Il l’exploitait dans ce qu’on appelait des séries Z… enfin des séries plus-que-B, quoi… Parce qu’il y avait les séries B de Don Siegel.
Niveau influences, vous avez pourtant travaillé avec pas mal de grands réalisateurs. Vous avez tourné pour Jean Cocteau, travaillé avec Visconti et Fellini…
Je faisais de la figuration dans Orphée, et brusquement Cocteau m’a vu et m’a dit : « Tiens, je te donne une phrase à dire. » Mais j’ai pas fait grand-chose ! J’étais très copain avec Cocteau, très proche de lui. Pas pour des questions de cul, mais parce que c’était un type très intelligent. On avait plaisir à parler avec lui.
Vous avez encore pas mal d’actualité avec votre société de production MDP (Mocky Delicious Products), plusieurs projets en cours !
Je tourne en ce moment ! Je tourne demain, après-demain… Je tourne des Hitchcock. J’ai fait 46 Hitchcock et j’en fait 50 en ce moment pour France 2 et Canal +. Le principe de ces films, qui étaient le principe de notre ami Hitchcock, c’était de faire plein d’épisodes avec des sujets différents [Alfred Hitchcok présente, ndlr]. L’idée de ces films vient de quand j’étais avec Truffaut, qui me dit un jour : « On va voir Hitchcock à Hollywood, parce que je vais faire un livre sur lui ». C’était en 62. J’ai été à Hollywood avec Truffaut, et Hitchcock m’a dit : « Mocky, il ne faut pas faire des films de plus de quinze jours de tournage. Tous mes films ont duré quinze jours. » Alors j’ai appris cette leçon et je n’ai fait que des films de quinze jours de tournage. Plus tard, j’ai rencontré la fille d’Hitchcock, Patricia, qui était à Paris, au centre Pompidou, pour présenter des œuvres de son père. Elle m’a demandé : « Pourquoi tu ne reprendrais pas des œuvres de mon père à la télé, Alfred Hitchcock présente ? ». Et j’en ai fait 46, c’était Myster Mocky présente. Macron, qui admire mes films – enfin, qui aime bien mes films – m’en a commandé ! C’est lui qui a dit à la mère Ernotte [Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, ndlr], qui est une salope : « Il faut prendre les films à Mocky », et elle a pris les films à Mocky ! Elle voulait pas mes films, c’est pour ça que j’ai casé « salope ». Enfin, il y a 380 festivals en France, et comme je vous l’ai dit, je suis un des derniers dinosaures. Résultat : on me demande d’être président du Festival de Cannes, on me demande d’être président des César… Quand on a balancé mon pauvre Roman, qu’on a dit qu’il n’avait pas le droit d’être président, on m’a proposé de l’être. Mais je n’ai pas accepté, parce que c’est mon ami. Prendre sa place, ç’aurait été dégueulasse. On me le propose parce qu’il n’y a personne ! Dans le temps, on ne me proposait rien du tout. Ils sont emmerdés : où ils vont trouver un metteur en scène vivant qui a fait 85 films ? Y’en a pas ! Alors, ils finissent par venir vers moi. Pour le festival du film policier de Liège, ils sont venus me chercher en voiture, parce qu’ils n’avaient personne d’autre ! Je viens de faire Cognac et Porto Vecchio en Corse. Si je voulais, je serais tout le temps en train de faire des festivals !

Remerciements à L’Écran Saint-Denis, au festival Rebel Rebel et à Géraldine Cance.
Propos recueillis par Eugénie Filho et Marc Moquin.
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