Agrégé de philosophie, spécialiste de Malraux et de Philippe de Broca, Jean-Pierre Zarader est également un des plus fins connaisseurs de l’œuvre de Hugo Santiago, cinéaste franco-argentin qui vient de disparaître le 27 février 2018. C’est en tant que fervent admirateur et fin exégète, mais aussi ami du réalisateur des Autres et de Invasion qu’il revient sur son œuvre. 

Comment avez-vous rencontré Hugo Santiago ?

Je l’ai rencontré lors de la première présentation des Autres à Paris, en 1974. Je n’ai pas d’abord rencontré l’homme, mais l’œuvre. Et ça a été un coup de foudre !

Un coup de foudre esthétique, philosophique ?

À tous les niveaux ! Il n’y a pas tellement de coup de foudre dans la vie. C’est le premier film sur lequel j’ai écrit, et sur lequel je ne pouvais pas ne pas écrire ! En sortant du cinéma, je me suis mis immédiatement à écrire sur ce film. Je n’avais rien vu qui ressemble à ça. Je n’étais pas un cinéphile pur et dur, mais je voyais des Bergman, Fellini, Losey, j’avais quand même une culture cinématographique ! Tout se passe comme si, bien qu’ayant vu tous ces films, je n’avais pas encore découvert le cinéma. Avec Les Autres, j’ai découvert le cinéma. Sans doute parce que Les Autres, par-delà la fiction, donne à découvrir – et à découvert – le cinéma lui-même.

Qu’est-ce qui explique ce coup de foudre ?

Les Autres, comme tous les films de Hugo Santiago, possède une nouveauté esthétique incroyable, presque inacceptable. D’ailleurs, le film n’a pas été accepté ! Il a été défendu par de grands intellectuels, mais il n’a pas été accepté. Les Autres est un film génial et maudit, comme tous les films de Hugo Santiago, sans exception.

Pour quelles raisons ?

Sa violence formelle reste intacte aujourd’hui. J’ai revu Les Autres avec quelques proches. Ils m’ont dit qu’ils étaient eux-mêmes réticents. Et moi, j’ai été embarqué ! Pour prendre un exemple, le film a été sifflé à Cannes. Il représentait la France à Cannes en 1974 (avec Stavisky… d’Alain Resnais, et Les Violons du bal de Michel Drach) et a été sifflé du début à la fin – pas une fois ou deux ! Le scénario a été publié aux éditions Christian Bourgois, avec pour auteurs Hugo Santiago, Bioy Casares et Borges. Dans l’avant-propos, signé Hugo Santiago, il écrit : « Le film vient d’être hué par le public éminent du Festival – et par une bonne partie de la critique spécialisée. Les comiques. Ils auront à subir encore les commentaires de leurs neveux – et des neveux de leurs neveux. » Il y a là une sorte d’assurance incroyable – qu’on aurait tort d’assimiler à une forme d’arrogance. L’assurance que ses films resteraient et que c’était un grand cinéaste. C’est vrai, et c’est évident ! Et ce trait de caractère, Hugo Santiago l’a conservé jusqu’à la fin de sa vie.  Que Les Autres soit resté un film maudit, c’est bien sûr consternant. En même temps, ce n’est pas incompatible. Aujourd’hui, notons que des auteurs comme Alain Badiou ou Jean-Luc Nancy ont écrit un livre sur son dernier film, Le Ciel du Centaure. Mais à l’époque, Duras, Touraine, Deleuze, avaient écrit pour défendre Les Autres. Pourtant, un film n’a pas besoin d’être défendu ! Mais d’emblée, le film s’est heurté à un refus que l’on peut comprendre, mais qu’il est difficile d’admettre.

En quoi Les Autres est-il un film si singulier ?

L’ouverture des Autres est absolument inacceptable, même aujourd’hui. Hugo Santiago prend le hors film pour l’insérer dans le film : des rushes, des chutes, tout ce qui ne sera pas dans le film,  etc. On voit le réalisateur, Hugo Santiago, en surimpression, qui fait des signes, les comédiens en répétition, les décors. On est avant le film, qui est inclus dans le film. Et ça dure longtemps. Et les sifflets ont commencé dès ce début. C’est comme une ouverture d’opéra. Hugo Santiago lui-même me le disait.

Qui étaient ses cinéastes de prédilection ?

Il a été l’assistant de Robert Bresson, pour lequel il avait une admiration sans bornes. Le côté maudit de son œuvre vient de là. Il a appris le cinéma avec Bresson. C’est Hugo Santiago qui a choisi Bresson en venant d’Argentine. Bresson mettait le cinéma – le cinématographe, comme il disait – à un tel niveau que Hugo Santiago l’a également placé à ce niveau. Bresson, ça passe, mais Santiago, ça ne passait pas. Il ne venait de nulle part et n’entrait pas dans les standards du cinéma.

Il y a un film particulier dans son œuvre, Écoute, voir, avec Catherine Deneuve et Sami Frey.

Oui, car en général, Hugo Santiago ne prend pas de vedettes. Il a fait tourner Anna Mouglalis dans Le Loup de la côte ouest, mais elle n’était pas encore aussi connue qu’aujourd’hui.

Quels films de Santiago recommanderiez-vous ?

J’en retiendrais quatre, que j’aime plus que ses autres films : Les Autres, La Fable des continents (1992), qui est un objet absolument incroyable, qu’il écrit en collaboration avec le compositeur contemporain Georges Aperghis, d’un accès un peu difficile, pour les rapports qu’il entretient avec l’ethnologie, l’anthropologie, mais aussi Spengler et les écrits sur l’art de Malraux. Et ses deux derniers films, qui auraient dû attirer un plus large public : Le Loup de la côte ouest (2002), et Le Ciel du Centaure (2014), pas encore sorti en salles, projeté à la Cinémathèque et au Méliès de Montreuil, début 2016. C’est peut-être par ces films qu’il faut aborder l’œuvre de Hugo Santiago.

Comment résumeriez-vous la spécificité de Hugo Santiago comme réalisateur ?

La dimension formelle de ses films peut jouer un rôle d’écran. En même temps, le formel y est toujours entrelacé avec une dimension philosophique et existentielle autour de la question de l’identité. Cette question de l’identité, et même de l’identité plurielle qui nous apparaît si importante aujourd’hui traverse tous les films de Hugo Santiago : il s’interroge sur l’identité du Moi, bien sûr, et de son côté insaisissable, mais aussi sur celle des cultures. Dans La Fable des continents, il fait dialoguer les cultures entre elles par la musique. À chaque fois, l’identité n’est pas affirmée, mais interrogée. Il est difficile de comprendre pourquoi ses films ne sont pas davantage  vus et diffusés. Il est urgent qu’on redécouvre son œuvre.

Par sa formation et son œuvre, il est au croisement du cinéma et de la philosophie. Il y a certes la littérature, avec la présence de Borges. Mais Borges lui-même n’est pas seulement un écrivain, c’est quasiment un philosophe. Il est resté proche de Jacques Derrida et de Jean-Luc Nancy. Si Alain Badiou a écrit sur lui, ce n’est pas par hasard ! Il y a dans ses films une dimension philosophique. La philosophie ne vient pas en surplomb sur ses films pour expliquer ce qu’il a voulu dire ou filmer, elle est déjà pleinement dans ses films. Est-ce la raison pour laquelle ses films n’ont pas encore trouvé le public qu’ils méritent ? En même temps, ce n’est à aucun moment didactique, pontifiant, ou théorique : ça reste toujours filmique.

Vous l’avez connu personnellement ?

Après avoir vu Les Autres, j’ai écrit quelques pages. Dans le film joue Noëlle Châtelet, la femme de François (philosophe et historien, décédé en 1985). Je lui fais transmettre mon article, qu’elle a elle-même fait parvenir à Hugo Santiago. À la suite de quoi, il m’a contacté pour me rencontrer. Je me souviens d’une chose : il avait sur son bureau un magazine de luxe. Il en parcourait les pages en se demandant où pouvait se nicher l’exigence du regard des spectateurs, à l’égard de films aussi exigeants que les siens. À la fin de l’entretien, il m’a dit « Continuez à écrire ». Par la suite, il est devenu progressivement un ami. Il est resté à la fois un ami et un maître. La fille de sa compagne m’a demandé un jour « Pourquoi vous ne vous tutoyez pas ? », « Parce que c’est un maître ! » ai-je répondu. Ce qui a été écrit sur lui comptait beaucoup pour lui. Dans mon livre Philosophie et cinéma, il y a un chapitre qui lui est consacré. Pour vous dire, ça comptait tellement qu’il m’avait demandé d’écrire à la main sur son exemplaire une phrase qui avait sauté à l’impression !

A-t-il des héritiers ?

En Argentine, de jeunes cinéastes sont très proches de lui. Le montage du Ciel du Centaure a été effectué par l’un d’entre eux, Alejo Moguillansky, venu exprès d’Argentine à Paris. On pourrait dire de Santiago qu’il est reconnu, mais il n’est pas connu. Ce n’est pas seulement un jeu de mots. Il bénéficie d’une reconnaissance de la part de professionnels, et certains ingénieurs du son se réfèrent à ses films dans leurs cours, ainsi que  de quelques critiques. Mais il est très peu connu du grand public. Marguerite Duras, Alain Touraine, Gilles Deleuze ont pris leurs plumes en temps réel pour le défendre. En ce sens, son exil a bien pris. Pour moi, ce n’est pas seulement un grand cinéaste, c’est un immense cinéaste, et j’ai essayé de le montrer à propos de son dernier film. En même temps, c’est un grand intellectuel : il lisait Derrida, Nancy. Dans plusieurs de ses films, il parle de l’exil, de l’Argentine ; et en même temps, il vivait à Paris et aimait cette ville. Ce n’est pas un hasard si le Forum des images détient une copie des Autres, dont l’action se déroule au cœur de Paris…

Jorge Luis Borges et Hugo Santiago, © DR
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Sylvain Lefort

Co-fondateur Revus & Corrigés (trimestriel consacré à l'actualité du cinéma de patrimoine), journaliste cinéma (Cineblogywood, VanityFair, LCI, Noto Revue), cinéphile et fan des films d'hier et d'aujourd'hui, en quête de pépites et de (re)découvertes

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