La Cinémathèque consacre une rétrospective jusqu’au 1er avril à l’un des cinéastes français les plus prolifiques de son temps, Louis Malle et à son œuvre hors-normes.
Près de 30 ans après sa disparition le 24 novembre 1995, force est de constater le faible écho que rencontre l’œuvre de Louis Malle dans le cinéma français. Pourtant, son tableau de chasse est éloquent : 26 films, une Palme d’Or, deux Lions d’Or, un Oscar, deux Louis Delluc, Belmondo, Ronet, Delon, Piccoli, Noiret, Lancaster, Irons, Moreau, Bardot, Massari, Sarandon, Binoche, entre autres… La raison de ce faible écho ? Sans doute est-elle à chercher parmi son œuvre dense, qui touche à peu près tous les genres, tous les continents, véritablement inclassable, difficilement repérable dans la cartographie cinématographique. Surtout qu’il s’agissait pour le cinéaste de réaliser à chaque fois chacun de ses films contre le précédent.
Né en 1932, dans le Nord de la France, issu d’une famille grand-bourgeoise propriétaire des sucreries Beghin, Louis Malle pâtit de ses origines sociales, contre lesquelles il va lutter idéologiquement. Mais sur lesquelles il s’appuiera pour œuvrer à son indépendance financière – et donc, artistique.

Carrière hors normes et singulière, donc, sans équivalent dans le cinéma français, par sa diversité de genres, ses allers-retours constants entre documentaires et fictions, entre la France et tout le reste du monde. À laquelle s’ajoute une existence riche en rencontres, dépaysements, aventures sentimentales – Jeanne Moreau, Brigitte Bardot, Gila von Weitershausen, Alexandra Stewart, Susan Sarandon, Candice Bergen – intrigues, projets inaboutis. Et dont témoigne l’énorme biographie – 600 pages ! – que lui a consacrée en 2003 le critique Pierre Billard, Louis Malle, le rebelle solitaire, aux éditions Plon.
Le Monde du silence (1956)
Sur le point de sortir diplômé de l’IDHEC, ancêtre de la FEMIS, Louis Malle est embauché par l’équipe du commandant Cousteau deux mois, puis trois ans pour filmer leurs expéditions. Une expérience capitale pour ce jeune homme aisé, qui lui permet d’ouvrir les yeux sur le monde. Résultat : une Palme d’Or décrochée en 1956, et Louis Malle au firmament des réalisateurs qui comptent. À 24 ans !
Ascenseur pour l’échafaud (1957)
À défaut d’être son meilleur film, il est le plus mythique et le plus cité de son auteur : Jeanne Moreau errant dans un Paris froid et métallique, Maurice Ronet terré dans son ascenseur, la musique de Miles Davis, l’errance nocturne sous influence d’Antonioni, ce motel – normand – qu’on dirait sorti de Californie, les dialogues désabusés de Roger Nimier… Première incursion dans la fiction, tournée en extérieurs, d’après un roman de Noël Calef, ce film possède un avant-goût de démythification du consumérisme, 10 ans avant mai 68, et de parfum de Nouvelle vague avant l’heure, mais dont il ne sera qu’un satellite, à l’instar d’Alain Cavalier, d’Alain Resnais ou de Philippe de Broca. Prix Louis Delluc.
Les Amants (1958)
En adaptant la nouvelle du libertin Dominique Vivant Denon, annonciatrice des Liaisons dangereuses, Louis Malle s’adjoint les services de Louise de Vilmorin, de plus de 40 ans son aînée. Rythme d’enfer pour l’écriture du scénario d’un film jugé à l’époque scandaleux. Finalement très personnel et très éloigné du roman original, qui magnifie son actrice principale, Jeanne Moreau. En septembre, il décroche le Lion d’Argent à la Mostra de Venise, sept mois après Ascenseur pour l’échafaud. Le 3ème plus gros succès commercial de Louis Malle.
Zazie dans le métro (1960)
Adaptation de l’ouvrage culte de Raymond Queneau, Zazie s’apparente à un exercice de style burlesque, inventif, et loufoque, co-scénarisé par son ami Jean-Paul Rappeneau. En jouant sur les mots, le montage, les raccords, Malle s’amuse avec Paris qu’il filme sans queue ni tête. Et le cinéma. Pour trouver un équivalent cinématographique du jeu oulipien avec le langage. Très british dans la forme, il n’est pas si éloigné de l’esprit des Monthy Python. Un film salué en son temps par Charlie Chaplin lui-même.
Vie privée (1961)
La seule commande qu’ait réalisée Louis Malle. Initialement adaptation d’une pièce de Noël Coward, le scénario se transforme en peinture du star system et de ses méfaits, puis en biopic – romancé – de son actrice principale, Brigitte Bardot. Conception chaotique, relations tendues avec Rappeneau et Mastroianni, Louis Malle sort artistiquement lessivé de cette expérience. En restent quelques beaux moments, notamment tout le début à Genève, avec ses accents de paradis perdu.
Le Feu follet (1963)
Ultime errance parisienne de Maurice Ronet, avant un fatidique 23 juillet, sur des notes de Satie. En adaptant Drieu la Rochelle, qui s’inspirait des derniers jours du poète surréaliste Jacques Rigaut, Louis Malle rend compte du mal de vivre d’une génération – celle de l’Algérie, l’action ayant été transposée des années 20 aux années 60 – mais aussi d’un existentialisme mis à mal par les conventions sociales, mondaines, bourgeoises. Un manifeste pro-liberté, un cri de révolte existentielle qui témoigne du goût du cinéaste pour l’existentialisme, son attrait pour le nihilisme. Et de sa méthode : parler de soi, à travers les autres. Impliqué personnellement, au point de fournir à Maurice Ronet sa propre garde-robe, Louis Malle livre là un autoportrait de l’artiste en jeune homme, en déshérence après la mort accidentelle de son ami Roger Nimier.
Viva Maria (1965)
Écrit volontairement pour rompre avec la noirceur du Feu Follet, Viva Maria naît du désir de Louis Malle de faire un film musical, sur deux chanteuses, dans un pays lointain, et à une époque lointaine ! Pari finalement tenu, avec la complicité de Jean-Claude Carrière au scénario et quatre mois de tournage au Mexique pour une super-production envahie par les paparazzis en mal d’infos sur le duo Jeanne-Moreau-Brigitte Bardot. Viva Maria est à Louis Malle ce que L’Homme de Rio sera à Philippe de Broca : un grand rêve d’enfant devenu réalité, nourri de ses lectures adolescentes – notamment Jules Verne. Étrangement, peu visible, bien ce que ce soit, après Au revoir les enfants, le plus gros succès de Louis Malle.
Le Voleur (1967)
Adaptation du roman de l’anarchiste du début du siècle Georges Darien, Le Voleur se veut une charge du cinéaste à l’encontre de la bourgeoisie et de ses codes. De l’aveu même du cinéaste, il s’est pleinement identifié au personnage principal incarné par Jean-Paul Belmondo. Au point d’ajouter qu’il s’agit alors de son film le plus autobiographique. C’est surtout pour Louis Malle l’occasion d’offrir à Jean-Paul Belmondo un rôle d’envergure, après avoir regretté de ne pas lui avoir attribué le rôle principal d’Ascenseur pour l’échafaud. C’est également une splendide déclaration d’amour aux femmes, de Marie Dubois à Geneviève Bujold en passant par Françoise Fabian et Marlène Jobert. Pour beaucoup, le meilleur film du réalisateur. En tout cas, un film-charnière.
William Wilson (1967)
Segment d’un film à sketches signés Fellini et Vadim, cette adaptation d’une nouvelle d’Edgar Allan Poe connaît un tournage mouvementé : relations tendues entre le réalisateur et son acteur principal Alain Delon ; tensions sur le scénario ; problèmes liés aux lieux de tournage. Reste le meilleur sketch du lot, où éclate son goût pour l’ambiguïté et les personnages multi-dimensionnels.
Le Souffle au cœur (1970)
Méconnu en raison de la réputation sulfureuse qui l’entoure, Le Souffle au coeur est la chronique d’une adolescence dans la France dijonnaise sous la IVème République. Premiers émois sexuels, premières surprises-parties, premiers affres de l’adolescence. Un très beau film, tendre et malin, centré sur la force et la tendresse d’une relation mère-fils, qui n’a rien d’incestueuse, contrairement à sa fausse réputation. Nouvelle polémique, nouveau malentendu, malgré sa présentation au Festival de Cannes. C’est surtout le retour du cinéaste à la fiction, après une longue parenthèse consacrée aux documentaires, et à l’Inde en particulier.
Lacombe Lucien (1974)
À partir d’un scénario écrit en collaboration avec l’écrivain Patrick Modiano, Louis Malle brosse le portrait d’un paysan figeacois devenu collabo par hasard. Contexte oblige – Le Chagrin et la pitié venait tout juste de sortir, Malle en avait lui-même assuré la distribution dans deux salles parisiennes – le film déclenche une polémique à la française, droite et gauche s’entre-déchirant l’héritage de la fiction d’une France résistante dès 1940. Or Lacombe Lucien ne s’y révèle qu’humain, tragiquement humain, contradictoirement humain. Un grand film sur les zones d’ombre de l’âme humaine.
Black Moon (1975)
Alors à la mode, le fantastique attire des cinéastes qui n’y étaient pas destinés – Chabrol avec Alice ou la dernière fugue, Mocky avec Litan. Pour Louis Malle, c’est le moyen de mettre à nu son inconscient, dans un film ouvertement surréaliste, et qui emprunte aussi bien à l’univers de Lewis Carrol que celui de Bergman (le chef-opérateur qu’il engage est le complice du cinéaste suédois, Sven Nykvist). Résultat : passé les 20 premières minutes muettes et intrigantes, le cinéaste, faute d’enjeux narratifs, ne parvient pas à captiver l’attention, même si rétrospectivement, on peut y lire toutes les angoisses liées aux années 70. Même si raté, il demeure exemplaire de la démarche créative du cinéaste, qui allie ouverture, expérimentation et remise en cause. « Chaque fois que je fais un film, j’expérimente quelque chose ».
La Petite (1978)
Présenté à Cannes en 1978, le 1er film américain fait naître un nouveau scandale. Objet du délit ? Son sujet, l’histoire d’une enfant prostituée dans un bordel de la Nouvelle-Orléans, à la fin du XIXème siècle, sous le regard d’un photographe. Entièrement tourné en extérieurs, admirablement éclairé par Sven Nykvist, La Petite donne l’occasion à Louis Malle de dénoncer l’hypocrisie dont le sexe est entouré, et de brosser le portrait d’une enfant qui perd son innocence face aux adultes.
Atlantic City (1980)
Lion d’Or à Venise en 1980 (ex aequo avec Gloria, de John Cassavetes), Burt Lancaster et Susan Sarandon s’offrent une dernière/première chance dans une ville désincarnée et peuplée de fantômes. Une splendeur mélancolique, dans la lignée du Nouvel Hollywood. Scénario signé John Guare (Six degrés de séparation). Avec Alamo Bay, la plus grande réussite de Louis Malle aux États-Unis.
My Dinner with Andre (1982)
De l’aveu du cinéaste, il s’agit du film le plus difficile qu’il ait eu à faire. Paradoxe, quand on sait qu’il s’agit d’une discussion entre deux amis le temps d’un dîner à New York ! Écriture des dialogues à partir d’enregistrement des conversations entre les deux comédiens Wallace Shawn et André Greggory, choix du lieu – un vieil hôtel délabré –, répétitions, choix des angles de caméra, science du montage, le film se transforme en véritable duel oratoire, à mi-chemin entre Joe Mankiewicz et Woody Allen. Du grand art !
Crackers (1983)
Remake du Pigeon, de Mario Monicelli, cette version US reste inédite en salles en France. Alors qu’il devait tourner avec John Belushi ce qui deviendra American Bluff en 2013, réalisé par David O. Russel, Louis Malle se voit proposer ce curieux projet. Peu impliqué, soucieux de faire partie de Hollywood, et donc, de répondre aux sirènes des studios, il exécute cette commande, sans passion, ni rejet. À noter : dans la distribution, Sean Penn y côtoie Donald Sutherland.
Alamo Bay (1985)
C’est le film qui le convainc de rentrer en France, en raison de l’échec commercial du film et des violences dont il est l’objet. En s’attaquant à la question de l’intégration des Vietnamiens auprès d’une communauté de pêcheurs au Texas, Louis Malle mixe avec éclat une double approche fictionnelle et documentaire. Tourné en extérieurs, notamment en mer, Alamo Bay rejoue en off les tensions qu’il décrit à l’écran. Des difficultés de tournage qui épuisent le cinéaste, satisfait du résultat final, notamment de la musique de Ry Cooder.
Au revoir les enfants (1987)
2e Lion d’Or en 1988, 7 Césars, prix Louis Delluc, ili s’agit de son film le plus directement autobiographique, le plus touchant, le plus populaire, le plus accompli. Et le plus secret, aussi. On n’est pas près d’oublier le final. « Pendant longtemps, j’ai purement et simplement refusé de m’y attaquer, parce que cet événement m’avait traumatisé et qu’il a eu une énorme influence sur ma vie », dira-t-il. Désormais, un classique qui a longtemps erré comme un fantôme expiatoire dans l’inconscient de son réalisateur. Comment ne pas voir dans le personnage incarné par François Négret un avatar de Lacombe Lucien.
Milou en mai (1991)
Le film trouve son origine à la fois dans les notes que Malle avait prises en vue d’une possible adaptation de La Cerisaie, de Tchekov, et les livres, écrits, documentaires commémorant le 20eme anniversaire de mai 68. Travaillé avec Jean-Claude Carrière, le film devient une harmonieuse variation de La Règle du jeu de Jean Renoir, parsemée ça et là de touches surréalistes, qui baigne dans la lumière du Lot et du Gers, rythmée par le jazz de Stéphane Grappelli. Seule et unique incursion de Bruno Carette au cinéma.
Fatale (1992)
Version tragique et anglo-saxonne des Amants, que Louis Malle revisite à l’aune de cette adaptation d’un roman de Josephine Hart. Tournage lourd et difficile – Juliette Binoche et Jeremy Irons ne s’entendant pas du tout – compliqué par les problèmes de santé que subit Louis Malle. À quoi s’ajoutent une absurde polémique liées aux scènes de sexe, puis sa disqualification pour concourir aux Césars en raison de son usage de l’anglais, ce qui achève de faire de Fatale un film un peu maudit dans son œuvre.
Vanya, 42ème rue (1994)
Son ultime film, une déclaration d’amour aux acteurs, à Tchekov, à New-York, dans la lignée de ce que fera peu après Al Pacino avec Richard III et son Looking for Richard. Le plus délicat de ses films. Le plus expérimental, aussi, car en filmant à la fois l’intrigue et les répétitions de la pièce par leurs acteurs, il procède à un subtil jeu de mise en abîme qui rend cet exercice aussi émouvant que jubilatoire. Il révèle et impose Julianne Moore.

Pour rendre compte de la richesse de la carrière trop prématurément interrompue de Louis Malle, il faudrait également évoquer ce qui relie tous ses films, derrière leur apparente disparité : ses troublantes peintures du désir féminin, qui créeront scandale du début à la fin de sa carrière, des Amants à Fatale ; son talent pour filmer les enfants, à l’instar d’un Truffaut, surtout les enfants tristes, comme il le dira lui-même ; son goût pour les individus en rupture de ban ; son attirance pour le surréalisme et l’absurde – qui le conduira à investir personnellement une partie de ses revenus pour que la pièce de Ionesco La Cantatrice chauve poursuive ses représentations au théâtre de La Huchette, avec le succès que l’on sait ; son œuvre documentaire, sur l’Inde, la crise agricole des années 80 aux États-Unis, le travail à la chaîne dans les usines Citroën, le Tour de France, les piétons de la Place de la République ou Dominique Sanda, auquel il consacra un bref portrait ; ses engagements en tant que citoyen du monde, notamment pendant la guerre d’Algérie ou auprès des manifestants de mai 68 (il sera très actif pour faire interrompre le Festival de Cannes, en compagnie de Truffaut, Godard et Polanski). Bien sûr, il faudrait évoquer ses nombreux projets restés inaboutis – une adaptation d’Henry James, un biopic consacré à Marlene Dietrich, ses nombreux scénarios restés dans les tiroirs…
Enfin, au terme d’une œuvre prématurément et abruptement achevée, il faut citer Joseph Conrad. L’écrivain polonais a toujours accompagné le réalisateur, grand lecteur, en tant que modèle artistique, et modèle tout court. Au point qu’il travailla à de nombreuses reprises à l’adaptation de Une Victoire, qui ne vit jamais le jour….

1 commentaire
Louis Malle, inclassable rebelle · 7 novembre 2022 à 17 h 57 min
[…] Vingt-six longs-métrages, une Palme d’Or, un Lion d’Or et un d’Argent, un Oscar, deux prix Louis Delluc, Belmondo, Binoche, Moreau, Ronet, Delon, Piccoli, Noiret, Massari, Lancaster, Irons, Bardot, Sarandon, entre autres… Résumer ainsi la carrière de Louis Malle force l’admiration. Pourtant, elle ne possède pas l’éclat qu’elle mérite. Sans doute la raison est-elle à chercher dans la disparité de son œuvre dense, qui touche à peu près tous les genres, tous les continents, difficilement repérable sur la cartographie cinématographique. Donc, inclassable. Néanmoins, à y regarder de près, des lignes de force formelles et thématiques se dégagent : son parfum de surréalisme, son attrait pour des personnages en marge de leurs milieux sociaux, son goût pour le romanesque et la littérature, son admiration pour des personnages féminins rebelles et anti-conventionnels, son approche documentaire de la fiction et fictionnelle de la réalité, son refus des a priori idéologiques, sa tendresse pour la jeunesse, son sens du rythme et de la musique… […]