Louis Malle aurait eu 90 ans cette année. Il était célébré en octobre lors de l’édition du Festival Lumière de Lyon 2022. Il est également l’objet d’une rétrospective en salles en deux parties, sous la houlette de Malavida, pour tenter d’appréhender le mystère d’une carrière extrêmement riche pour les uns, hétéroclite pour les autres – et sans équivalent dans le cinéma français. Rendez-vous dans toute la France dès le 9 novembre pour la première partie de six films de cette rétrospective.

Vingt-six longs-métrages, une Palme d’Or, un Lion d’Or et un d’Argent, un Oscar, deux prix Louis Delluc, Belmondo, Binoche, Moreau, Ronet, Delon, Piccoli, Noiret, Massari, Lancaster, Irons, Bardot, Sarandon, entre autres… Résumer ainsi la carrière de Louis Malle force l’admiration. Pourtant, elle ne possède pas l’éclat qu’elle mérite. Sans doute la raison est-elle à chercher dans la disparité de son œuvre dense, qui touche à peu près tous les genres, tous les continents, difficilement repérable sur la cartographie cinématographique. Donc, inclassable. Néanmoins, à y regarder de près, des lignes de force formelles et thématiques se dégagent : son parfum de surréalisme, son attrait pour des personnages en marge de leurs milieux sociaux, son goût pour le romanesque et la littérature, son admiration pour des personnages féminins rebelles et anti-conventionnels, son approche documentaire de la fiction et fictionnelle de la réalité, son refus des a priori idéologiques, sa tendresse pour la jeunesse, son sens du rythme et de la musique…

Hypocrisies bourgeoises

Né en 1932, dans le nord de la France, issu d’une famille grand-bourgeoise propriétaire des sucreries Beghin, Louis Malle nourrit envers ses origines sociales à la fois de la nostalgie et de la rancœur. Observateur lucide et distant, il en dénonce à travers la plupart de ses films les tares et les hypocrisies (Le Feu follet, Milou en mai, par exemple), tout en manifestant une certaine tendresse rétrospective à l’égard de sa jeunesse et de son adolescence (Les Amants, Le Souffle au cœur, pour citer les plus représentatifs). Paradoxalement, il n’hésite pas à s’appuyer sur sa riche famille pour œuvrer à son indépendance financière – et donc, artistique – en créant en 1956 avec son frère aîné Jean-François une société de production, la NEF (Nouvelles éditions de films), qui produit et gère les droits de la plupart de ses films.

Ascenseur pour l'échafaud © Malavida Gaumont

Aux sources d’une vocation

À l’origine de sa vocation de cinéaste, trois noms dominent. Roger Leenhardt (1903-1985), considéré comme le père spirituel de la Nouvelle Vague, et dont le film Les Dernières Vacances marque considérablement le cinéaste, par le regard qu’il porte sur son milieu et sur la jeunesse, sources d’inspiration constantes pour le cinéaste de Zazie dans le métro et du Souffle au cœur ; Robert Bresson, qu’il admirait [1] et dont il fut l’assistant sur Un condamné à mort s’est échappé, auprès duquel il découvre comment choisir des « non-acteurs ». S’il a effectivement tourné avec les plus grandes stars de son époque, Louis Malle a également révélé à l’écran un nombre considérable d’acteurs et d’actrices non professionnels, notamment des enfants, auxquels il n’hésite pas à confier le premier rôle : Catherine Demongeot dans Zazie dans le métro, Pierre Blaise dans Lacombe Lucien, Benoît Ferreux dans Le Souffle au cœur. Enfin, Jacques-Yves Cousteau, auprès duquel il met en pratique la théorie que le cinéaste avait apprise lors de ses études à l’IDHEC [2]. En 1956, sur le point d’en sortir diplômé, Louis Malle est embauché par l’équipe du commandant Cousteau deux mois, puis trois ans pour filmer ses expéditions. Une expérience capitale pour ce jeune homme aisé, qui lui permet à la fois d’ouvrir les yeux sur le monde et de parfaire sa technique. À la clé : un premier film, documentaire, cosigné avec le commandant Cousteau, Le Monde du silence, qui remporte la Palme d’Or en 1956, et propulse Louis Malle au firmament des réalisateurs qui comptent. À 24 ans !

Les Amants © Malavida Gaumont

Nouvelle Vague avant l’heure

Ascenseur pour l’échafaud (1957) reste le film plus connu du réalisateur. Plans-séquences sur Jeanne Moreau errant sous la pluie dans un Paris froid et métallique, cadre serré sur Maurice Ronet terré dans son ascenseur, la musique de Miles Davis improvisée et enregistrée le temps d’une nuit [3], l’errance nocturne sous influence d’Antonioni, ce motel – normand ! – qu’on dirait sorti de Californie, les dialogues désabusés de Roger Nimier… Pour sa première incursion dans la fiction, Louis Malle distille dans ce film noir, tiré d’un roman de Noël Calef, des effluves de Nouvelle Vague. Principalement tourné en extérieurs, le film bénéficie de l’expertise d’Henri Decaë à la lumière. Il venait de tourner deux ans plus tôt Bob le flambeur, de Jean-Pierre Melville, une errance mélancolique dans Montmartre, grâce à l’utilisation d’une nouvelle pellicule, la Tri-X, ultra-sensible, qui rend désormais possibles les tournages nocturnes en extérieurs. De fait précurseur de la Nouvelle Vague, il n’en sera considéré que comme un satellite, à l’instar d’Alain Cavalier, Alain Resnais ou Philippe de Broca.

Avec le recul, Ascenseur pour l’échafaud apparaît comme la peinture noire et mélancolique d’un monde en transition, celui de la France entre deux  régimes (IVe et Ve République), celui des laissés-pour-compte de l’Indochine, d’une société en plein désarroi face au conflit algérien, et qui ne sait comment intégrer les nouvelles générations et doit faire face aux premières tentations du consumérisme à l’américaine. Une des marques de fabrique de Louis Malle que d’insérer à toutes ses fictions des effets de réel, qui témoignent de son intérêt pour le documentaire, la société et l’Histoire.

Film scandale

Fort de son statut de jeune prodige du cinéma français, il adapte la nouvelle du libertin Dominique Vivant Denon, annonciatrice des Liaisons dangereuses, Point de lendemain. Pour ce faire, Louis Malle s’adjoint les services de l’écrivaine Louise de Vilmorin, de plus de 40 ans son aînée, dont Max Ophüls avait porté à l’écran la nouvelle Madame de… Rythme d’enfer pour l’écriture du scénario d’un film jugé à l’époque scandaleux. La raison ? Montrer un orgasme au féminin, sans ambiguïté. « Dans les films, à cette époque, rappelle-t-il, on faisait un panoramique sur la fenêtre au début des scènes d’amour. J’ai laissé la scène se dérouler deux minutes plus longtemps, et ce sont ces deux minutes qui ont provoqué tout le scandale. »[4] Interdit aux moins de 16 ans en France, objets de batailles juridiques en Italie et aux États-Unis, Les Amants (1958) inaugure la série de films jugés scandaleux qui jalonneront une grande partie de la carrière du cinéaste (Le Souffle au cœur, Lacombe Lucien, La Petite, Fatale…) Finalement très chaste et très personnel, le film bouscule davantage les conventions de la représentation de l’amour physique que les mœurs de l’époque. Cette brève histoire d’amour sans lendemain, désenchantée et mélancolique, baignée par la musique de Brahms, magnifie son actrice principale, Jeanne Moreau, avec laquelle le cinéaste entame une relation aussi intense que passionnée.

Le Feu Follet © Malavida Gaumont

Diamant noir

Après l’heureuse adaptation loufoque et inventive du roman culte de Raymond Queneau Zazie dans le métro (1960), puis l’expérience douloureuse de Vie privée (1961), sorte de docu-fiction sur Brigitte Bardot, aux côtés de Marcello Mastroianni, dont il sort épuisé, et un détour par le documentaire sportif (Vive le Tour, en 1962) Louis Malle revient à l’une de ses passions : l’adaptation littéraire. En adaptant en 1962 le roman de Pierre Drieu la Rochelle Le Feu follet, qui s’inspirait des derniers jours du poète surréaliste Jacques Rigaut, Louis Malle rend compte du mal de vivre d’une génération – celle de l’Algérie et de l’OAS, l’action ayant été transposée des années 1920 aux années 1960 – mais aussi d’un existentialisme mis à mal par les conventions sociales, mondaines et bourgeoises. À la fois manifeste pro-liberté et cri de révolte existentielle, Le Feu follet témoigne du goût du cinéaste pour l’existentialisme, le nihilisme et la philosophie de Camus. Il témoigne également de sa méthode : parler de soi, à travers les autres, notamment les romans [5]. Impliqué personnellement, au point de fournir à son acteur principal Maurice Ronet sa propre garde-robe, Louis Malle livre de fait un autoportrait de l’artiste en jeune homme désespéré, après la mort accidentelle de son ami, l’écrivain Roger Nimier, éditeur de Drieu la Rochelle, en septembre 1962. Autant d’éléments qui concourent à la fascination qu’exerce cette ultime errance parisienne que se donne Alain, le personnage incarné par Maurice Ronet, avant la date fatidique du 23 juillet. Sur des notes des Gymnopédies d’Erik Satie, Le Feu follet reste le diamant noir de la filmographie du cinéaste : tourné en extérieurs et en noir et blanc (malgré un tournage commencé en couleurs), il bénéficie de la prestation habitée et désespérée de Maurice Ronet dans son meilleur rôle.

Viva Maria © Malavida Gaumont

Parenthèse enchantée

Après un reportage de guerre (Bons baisers de Bangkok, 1964), Louis Malle entreprend son nouveau projet pour rompre volontairement avec la noirceur du Feu follet. Viva Maria (1965) naît ainsi de son désir de faire un film musical, sur deux chanteuses, dans un pays lointain, et à une époque lointaine ! Jean-Claude Carrière concocte un scénario qui puise à la fois dans les romans d’aventures de Jules Verne et dans les westerns de l’époque – Vera Cruz (1954), de Robert Aldrich et La Diablesse en collant rose (1960), de George Cukor, notamment. S’ensuivent quatre mois de tournage au Mexique pour une superproduction envahie par les paparazzis en quête d’informations sur le duo explosif Jeanne Moreau-Brigitte Bardot. Viva Maria est à Louis Malle ce que L’Homme de Rio est à Philippe de Broca : un grand rêve d’enfant devenu réalité, nourri de ses lectures adolescentes. Tourné en écran large, éclairé par Ghislain Cloquet, ce grand film d’aventures parodique au féminin, traversé de gags surréalistes à la Queneau et d’un souffle révolutionnaire dont on ne sait s’il faut le prendre au sérieux, constitue une parenthèse lumineuse dans une carrière jusque-là plutôt marquée par la noirceur et le désenchantement.

Le Voleur © Malavida Gaumont

Le voleur, c’est lui

Adaptation du roman de l’anarchiste de la fin du XIXe siècle Georges Darien, Le Voleur (1967) se veut, à l’instar de ses premiers films, une charge à l’encontre de son milieu d’origine bourgeois et de ses codes. Là encore, de son propre aveu, Louis Malle s’est pleinement identifié au personnage principal incarné par Jean-Paul Belmondo – un voleur qui « fait un sale travail, mais qui le fait salement » – au point d’ajouter qu’il s’agit alors de son film le plus personnel. C’est surtout pour Louis Malle l’occasion d’offrir à Jean-Paul Belmondo un rôle d’envergure, après avoir regretté de ne pas lui avoir attribué de rôle dans Ascenseur pour l’échafaud. C’est également une splendide déclaration d’amour aux actrices, de Marie Dubois à Geneviève Bujold en passant par Françoise Fabian et Marlène Jobert. Exceptionnelle réussite, Le Voleur reste le meilleur film de son réalisateur, le plus profond et le plus secret. D’une rigueur de cadrage digne de Bresson, le film parvient à fusionner les qualités d’une adaptation avec les dimensions autobiographiques de son réalisateur, le tout dans un ensemble d’une richesse scénaristique et artistique éblouissante. À nouveau avec la complicité de Jean-Claude Carrière, Louis Malle réalise un film-charnière, qui clôt sa période star system et sa phase de règlements de comptes familiaux et sociaux. « Après 10 ans dans ce métier, je voyais ce livre comme une métaphore de ce qui s’était passé pour moi. Je ne pouvais m’empêcher decomparer Randal le voleur avec Malle le cinéaste. » [6]

Comme un premier film

Le Souffle au cœur (1971) appartient à une veine très classique du cinéma français : la chronique adolescente – ici, celle d’un jeune bourgeois dans la France dijonnaise de la IVe République. Premiers émois sexuels, premières surprises-parties, premiers affres de l’adolescence, premières désillusions, toutes les figures de style inhérentes au genre sont bel et bien présentes dans ce film d’inspiration ouvertement autobiographique, dont le scénario est rédigé après l’abandon d’une adaptation d’un ouvrage autrement plus sulfureux, Ma mère, de Georges Bataille. Pour son retour en France et à la fiction après une longue parenthèse consacrée aux documentaires, et à l’Inde en particulier, Louis Malle livre sa première autobiographie cinématographique. Néanmoins, le film sort interdit aux moins de 18 ans. La raison ? La scène finale : un inceste entre une mère et son fils, fruit de l’imaginaire du cinéaste. C’est d’ailleurs moins la scène en elle-même qui choque que la tonalité avec laquelle Louis Malle la traite : avec beaucoup d’allégresse, de joie, voire de désinvolture. Manière pour le cinéaste de faire un nouveau pied de nez à la censure et aux bonnes mœurs bourgeoises ! Une sorte de premier film, dont la tonalité tranche avec le sérieux, la tristesse et la révolte contenue ses premiers films.

Commence alors pour Louis Malle une deuxième partie de carrière encore plus libre et anticonformiste, qui l’amène à briser de nombreux tabous, en France comme aux États-Unis – la collaboration, avec Lacombe Lucien (1974) et Au revoir les enfants (1987), la prostitution des mineures, avec La Petite (1977), le racisme avec Alamo Bay (1985). Formellement, il s’aventure sur des terrains aussi divers que ceux du fantastique – Black Moon (1975) – du huis clos à la Woody Allen – My Dinner with Andre (1981) – de la comédie – Crackers, remake américain du Pigeon (1983) – de la satire buñuelienne – Milou en mai (1991) – du documentaire – Pursuit of happiness et God’s country (1986) – jusqu’à fusionner ses approches documentaire et fictionnelle, comme dans son tragique film noir Atlantic City (1980) et son sublime point final néo-théâtral, Vanya 42e rue (1994). Carrière hors normes et singulière, donc, sans équivalent dans le cinéma français, par sa diversité de genres, ses allers-retours constants entre ses approches documentaires et fictionnelles, ses va-et-vient géographiques, que celle de Louis Malle. Cinéaste plus secret qu’il n’y paraît, dont les nombreux succès et scandales ont trop souvent laissé dans l’ombre son inclination pour la mélancolie, son subtil caractère autobiographique et sa capacité permanente à se renouveler.

Le Souffle au cœur © Malavida Gaumont
1. En décembre 1960, Louis Malle publie dans Arts l’un des textes les plus fouillés qui soient sur Pickpocket, de Robert Bresson.
2. Institut des Hautes Études cinématographiques, ancêtre de la FEMIS.
3. « Le film en était métamorphosé, il a soudain décollé », Louis Malle in Conversations avec Louis Malle, Philip French, Denoël, 1993.
4. Entretien TV pour Histoire du cinéma français par ceux qui l’ont fait, par Armand Panigel, n° 12 – juillet 1975 .
5. « Je cherchais à me cacher derrière Drieu, derrière Jacques Rigaut, et derrière cette histoire qui n’était pas la mienne. Mais en fait, elle l’était. Je me sentais très concerné. J’étais Alain Leroy ». Conversations avec Louis Malle, Philip French, Denoël, 1993
6. Conversations avec Louis Malle, Philip French, Denoël, 1993.

Image de couverture : Louis Malle sur le tournage du Souffle au cœur © 1971 Gaumont Films Paramount (France) Cristaldifilms (Italie) Franz Seitz Filmproduktion (Allemagne).

Louis Malle, gentleman provocateur

Rétrospective partie 1 : ASCENSEUR POUR L’ÉCHAFAUD (1958), LES AMANTS (1958), LE FEU FOLLET (1963), VIVA MARIA ! (1965), LE VOLEUR (1967), LE SOUFFLE AU CŒUR (1971)

Malavida Films
Au cinéma le 9 novembre 2022

Événement Louis Malle à Paris : Sous l’impulsion de Malavida, LA rue du cinéma de patrimoine avec ses 3 salles au cœur du Quartier latin, va célébrer le cinéaste en présence de sa fille Justine Malle, de proches, mais aussi de cinéastes, comédiens et critiques qui présenteront les séances, Alexandra Stewart en tête. Le 9 novembre à 18h45, une plaque “Rue Louis Malle” sera dévoilée dans la rue Champollion, piétonnisée pour la journée. La rétrospective sera aussi présente dans 40 cinémas dans toute la France.

À écouter aussi :

Le nouveau podcast Gaumont en partenariat avec Revus & Corrigés, écrit et animé par Julien Wautier et Sylvain Perret. Pour le premier épisode est consacré à Louis Malle, à travers le témoignage de sa fille, Justine Malle.

À écouter avec Acast et sur toutes les plateformes de podcast !

Revus & Corrigés N°16 – Automne 2022

GAMINS À L’ÉCRAN

À retrouver sur notre boutique.

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Sylvain Lefort

Co-fondateur Revus & Corrigés (trimestriel consacré à l'actualité du cinéma de patrimoine), journaliste cinéma (Cineblogywood, VanityFair, LCI, Noto Revue), cinéphile et fan des films d'hier et d'aujourd'hui, en quête de pépites et de (re)découvertes

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