Trop belle pour être vraie, trop triste pour être imaginée, l’histoire de Sixto Rodriguez, musicien oublié devenu légende, eut les honneurs, il y a dix ans, d’un documentaire oscarisé. Une décennie plus tard, Sugar Man reste un mystère, une énigme qui n’a, c’est peut-être là le plus tragique, aucune bonne réponse à apporter.
Dossier initialement publié dans Revus & Corrigés N°17 – Hiver 2022 : Révolutions du cinéma numérique
Un paysage ensoleillé, une longue route en bordure d’océan, et un homme, au physique passe-partout, simple amateur de guitares et d’accords majeurs, qui au volant de son automobile plus très jeune, entonne un refrain encore inconnu du spectateur, mais que lui connaît par cœur. Ainsi s’ouvre le documentaire de Malik Bendjelloul, avec un modeste disquaire, ancien bijoutier, et un album qui ne le quitte jamais. Dès les premières minutes, on le comprend, Sugar Man sera moins un film sur une rock star que sur son impact, moins une enquête (le titre original est Searching For Sugar Man) qu’une plongée dans l’intime. D’ailleurs, ce bonhomme, plus personne ne l’appelle par son vrai nom, Stephen Segerman. Pour les intimes, il est Sugar Man, en référence à cette chanson qu’il aime tant.
Mais qui est donc le Sugar Man original ? Un dealer anonyme, chanté par Sixto Rodriguez sur son premier album, Cold Fact, paru en mars 1970 sur le label Sussex Records, et, dès sa sortie, largement ignoré des critiques, du public, et des professionnels. Ce qui n’empêchera pas le musicien, auteur, compositeur, un an plus tard, de tenter de nouveau une percée avec Coming From Reality, son deuxième album. Son dernier, et son meilleur, il en convient lui-même. Après cela, plus rien, si ce n’est une poignée de compositions pour un hypothétique nouveau projet (dont quelques notes sont entendues dans le documentaire). Sixto Rodriguez disparaît des radars sans avoir réellement percé. Un destin injuste, mais partagé par des dizaines de groupes et d’artistes chaque année depuis que la musique est industrie.

Mondes parallèles
Pourtant, quelque chose d’improbable se produit. De l’autre côté de l’Atlantique, en Afrique du Sud, sous le régime de l’apartheid, ses disques rencontrent un grand succès auprès de la jeunesse, en particulier blanche. Et Rodriguez devient, sans que personne ne sache comment (quelques fans ont bien tenté de découvrir qui avait ramené sa musique sur le continent africain, mais sans succès), et sans que jamais
il ne l’apprenne, une immense star. Elvis. Bob. Neil. Paul et John. Sixto. Là-bas, loin de son Détroit morose et de sa maison en ruine, Sixto se fait un prénom, et une légende. La rumeur le dit mort sur scène, après un concert désastreux. On le croit brûlé vif ou emprisonné. On dit tout de lui, sans savoir, sans même bien souvent chercher à comprendre. Une génération de musiciens contestataires se forme après avoir écouté Cold Fact, des fans naissent et grandissent, meurent, et pendant près de trente ans, Rodriguez écrit lui une autre histoire, la sienne, aux États-Unis. Deux vies. Deux récits, deux versions bien différentes du sujet, dès lors, vont se suivre.
Le premier récit se déroule à Détroit, principale ville de l’État du Michigan aux États-Unis. Une ville mourante, passée de 1,5 million d’habitants en 1970 à 713 000 habitants en 2010, et dont
le déclin débuta dans les années 1950, avec la fermeture de l’usine automobile Packard. Par la suite, ce sont des dizaines d’entreprises, de bâtiments publics, de lieux de vie, qui ont été laissés à l’abandon, donnant parfois à la Motor City des allures de village fantôme. Sugar Man, c’est aussi un portrait de ce lieu, cette ville qui broie les âmes et les talents. Rodriguez a essayé d’en sortir, sans succès, avec la musique. Il a essayé d’en faire partie, sans succès toujours, puisqu’il n’a pas été élu maire. Il est devenu depuis une présence fantomatique (même sur les photos d’époque, il apparaît souvent flou, de loin), un homme qui marche (ce que mettent joliment en scène les animations du film qui illustrent les chansons, aucun clip n’existant du monsieur), un SDF selon certains.
Le second récit débute quand enfin, Rodriguez est retrouvé par ses fans. Dès lors, Sugar Man (le film) se fait moins portrait que récit mythologique, et Sugar Man (l’artiste), moins homme que créature de fiction. L’une des filles du musicien, répondant à un avis de recherche sur un forum, écrit même ces mots : « Voulez-vous vraiment rencontrer mon père ? Parfois, il vaut mieux maintenir le fantasme ». Et le fantasme, justement, a permis de nourrir des décennies de rêves, de noircir des centaines de pages. Comment expliquer que le moment de sa mort ait pu être à ce point documenté, dans des journaux, que des articles aient pu à ce point fourmiller de milles détails, de ses prétendus derniers mots (« merci
pour votre patience ») juste avant de s’immoler face à un public récalcitrant ? Sugar Man est un film sur la puissance des mythes. Quand un journaliste parvient enfin à retrouver sa trace, il pense l’histoire terminée. Rodriguez est vivant, il est donc homme, non plus légende. Et pendant ce temps, Sixto et ses filles rêvent leur vie loin de Détroit au travers des livres et des films, tandis qu’à des milliers de kilomètres de là, la vie fantasmée du musicien se déroule sans eux.
Tout mythe a besoin d’une nemesis, toute aventure a besoin d’un méchant jusqu’alors invaincu. Ici, il se nomme Clarence Avant. Il a signé Rodriguez sur son label Sussex Records, a été le boss de Motown, a travaillé avec les plus grands (Michael Jackson, Quincy Jones… la liste donne le tournis). Il s’emporte devant la caméra quand on lui parle de l’argent disparu, des royalties qu’il a empochées et dont Rodriguez, alors qu’il vendait un demi-million de disques en Afrique du Sud ( « bien plus que les Rolling Stones », selon Steve M. Harris, directeur de Teal Trutone, qui édita les albums de Rodriguez en Afrique du Sud), n’a jamais vu la couleur. Il feint de ne pas savoir, mais ment. Ici, tragédie totale, il gagne, il apparaît riche de son savoir et de sa fortune, et disparaît, sans avoir à régler de comptes. Rodriguez perd, encore, toujours.
Le revenant dépassé

Jusqu’à, pensons-nous, une rencontre. Celle du chanteur, faussement mort et désormais vivant, et de son public, jadis opprimé et désormais libre de sa parole et de ses pensées. Quand finalement Sixto se rend en Afrique du Sud, en 1998, pour une poignée de concerts, le pays est changé [1] ; son peuple aussi. On pense alors assister à une double libération : celle de toute une population, libre d’acclamer et d’aimer ce prophète qui en plein apartheid chantait le cul, l’amour libre, les drogues, la crasse, les bars homosexuels et les charmantes prostituées, et celle de Sixto Rodriguez, extrait de sa condition de mendiant, de hippie miséreux, de vieillard maltraité par l’histoire qui s’écrit sans lui. Sauf qu’il n’en est rien. Le documentaire se termine par un show qui est autant une rencontre que des retrouvailles. Ses premiers mots sur scène : « Merci de me garder en vie. » L’histoire s’arrête ici. Sa carrière ne décolle pas pour autant. Par la suite, Rodriguez tournera dans le monde entier, mais ceux qui l’ont vu sur scène le savent, c’est trop tard. Au Zénith de Paris (7 000 personnes), il n’est pas à sa place, il a trop vécu dans l’ombre pour ne pas souffrir de la lumière. À la toute fin du documentaire, racontant ses premières notes sur le sol sud-africain, il apparaît de profil, sans ses lunettes de soleil. Ses yeux sont à peine ouverts, le soleil l’éblouit. Surtout, devant nous apparaît un vieux monsieur.
Une heure plus tôt, pour la première fois dans le film, Rodriguez apparaît en chair et en os. Il n’est plus une archive, il n’est plus une coupure de presse. Il est bien vivant, chez lui, il ouvre une fenêtre, on imagine le réalisateur le guider pour cette mise en scène. Sixto ne sait quoi faire de son corps, il a l’air mal à l’aise, grand dadais perdu par tant d’attention, par sa propre histoire, irréelle. Quand le cinéaste lui demande s’il aurait aimé savoir qu’il était une star, ailleurs, quelque part, et avoir une autre vie, il ne sait pas. Il bafouille, ne contrôle rien, pas plus sa parole, pourtant précieuse à cet instant, que son corps, frêle, tremblant.
En 2012, alors en tournée promotionnelle pour le documentaire aux côtés de son réalisateur, il vient avec sa famille. Il a 70 ans, ne parle pas plus de vingt minutes à chaque journaliste, et ne semble même pas aimer ça. « J’ai du mal quand les gens demandent à passer à la maison (rires). C’est ma vie privée, et elle est très loin du cirque rock’n’roll. Certains artistes peuvent vivre en permanence dans la lumière. Pas moi [2]. » Il est alors annoncé en tête d’affiche d’une poignée de concerts, avec un nouveau groupe, rencontré à Bristol. Glastonbury, Coachella, et d’autres prestations en Afrique du Sud. Rodriguez s’amuse, fait des reprises des titres qu’il aime. « J’aime ça, c’est dommage qu’aujourd’hui les groupes n’en fassent plus. Je joue Learning The Blues, de Sinatra. Je joue aussi Like A Rolling Stone, et les gens deviennent dingues. » La bande originale du film cartonne. Mais lui n’a toujours pas la moindre idée de combien il vend. Il s’en moque royalement. Il se défend presque d’être au centre de l’attention : « J’ai rencontré Malik pour la première fois en 2008. J’étais assez sceptique je dois dire. Mais c’est le film de Malik, c’est son art. C’est lui qui a choisi les chansons qu’on entend par exemple. Je n’ai jamais essayé de donner des pistes ou des indications. Forcément, au début, tu es un peu étonné, tu te demandes pourquoi quelqu’un s’intéresse à cette vieille histoire. » Puis, dans un murmure, il résume trente ans d’absence : « J’avais totalement mis de côté la musique. Je suis retourné à l’école, j’ai eu mon diplôme de philosophie. Puis je me suis présenté à la mairie de Détroit. Je suis un musicien politique. » En effet, au cœur des années 1980, en Afrique du Sud, les disques de Rodriguez étaient rayés par la censure, empêchant ainsi la diffusion de certains de ses titres. Rayer un disque, c’est comme brûler un livre, c’est effacer la mémoire et les ambitions des hommes, empêcher la marche du monde… Sugar Man est donc aussi un film politique. Et c’est finalement là que réside, peut-être, le secret de Sixto Rodriguez. Qu’il n’ait jamais voulu être une star, qu’il n’ait jamais voulu être riche, qu’il n’ait jamais souhaité avoir ce qui s’apparente de près ou de loin à une carrière. Il lui semble finalement avoir suivi le seul chemin qui s’imposait à lui : changer, d’une façon ou d’une autre, la vie des gens. Ce qu’il ne fera que malgré lui. Sugar Man est un conte, raconté dans le mauvais sens. L’une de ses filles, au moment de quitter Le Cap et retrouver Détroit, parle d’un « carrosse qui se transforme en citrouille ».




En 2022, Sixto Rodriguez est, de nouveau, un souvenir. Il a 80 ans. Il n’est pas une star. La dernière fois que nous l’avons vu, il était sur scène, accompagné sur scène par sa fille, et peinait à tenir debout. Ivre, de toute évidence, une ivresse maladroite, quand on veut se donner du courage mais que ça dérape. Une grande partie du concert se déroule en play-back. Les notes sont fausses. Quant à Malik Bendjelloul, il s’est lui suicidé le 13 mai 2014 en se jetant devant un train venant en sens inverse à la station de métro Solna Centrum à Stockholm. C’était l’heure de pointe. Il luttait alors contre une dépression, et ne connut rien de l’âge d’or du documentaire musical initié par son film. À sa suite, Amy Winehouse, David Bowie,
Nina Simone, Oasis, The Velvet Underground et tant d’autres auront eu aussi les honneurs de récits fouillés, œuvres moins bêtement biographiques que visions d’auteurs désireux de mêler grande
histoire et fantasmes de fans [3]. Sugar Man, le film, n’aura finalement rien ou si peu changé au destin de son chanteur ou de son metteur en scène. « Sugar Man », la chanson, aura elle bouleversé l’existence de Stephen Segerman, vendeur de vinyles du Cap, de son ami Craig Bartholomew-Strydom, qui, au milieu des années 1990, s’est mis en tête d’enquêter sur son idole. Et de dizaines d’autres, fans anonymes, mélomanes curieux et impatients, futurs musiciens, journalistes oubliés, producteurs fauchés. Sixto Rodriguez était moins l’homme d’un succès, celui du film, que l’artisan de multiples échecs, devenus petites pierres d’un immense édifice social, politique et humaniste. C’est ça, une chanson pop : un petit rien qui deviendra, sans que qui que ce soit n’ait son mot à dire, sans logique et sans évidence, un immense tout. Peut-être.