Grand admirateur de Paul Grimault et d’Hayao Miyazaki, cet artiste mérite pleinement sa place à leurs côtés. Malgré la modestie des moyens à sa disposition, René Laloux fut l’un des plus talentueux défenseurs de l’animation et des possibilités sans limites de l’imaginaire, signant une œuvre non conformiste où résonnent les noms mythiques de Topor, Mœbius et Caza, et dont la version restaurée de son deuxième long-métrage, Les Maîtres du temps (1981), est présentée cette année au Festival d’Annecy.
Dossier initialement publié dans Revus & Corrigés N°15 – Été 2022 : Un autre cinéma d’animation.
En cette année 1973, un parfum de révolution plane sur la Croisette. Une révolution heureuse quand, parmi le trio de films français sélectionnés qui vont concourir à la Palme d’Or, figure le premier long-métrage d’animation de l’histoire du Festival de Cannes : La Planète sauvage. Bien entouré de La Maman et la Putain de Jean Eustache et de La Grande Bouffe de Marco Ferreri, ce dessin animé de science-fiction franco-tchécoslovaque paraît donc en authentique OVNI à plus d’un titre. Celui-ci a été réalisé loin des sentiers battus par un certain René Laloux, dont c’est le premier long-métrage, travaillé avec le dessinateur Roland Topor et dans un style d’animation qui tranchait avec le style installé depuis longtemps par l’industrie Disney. Son Prix spécial du Jury à Cannes amorce une ribambelle de récompenses et un succès en salles françaises et à l’international. L’émergence de cette œuvre atypique brise un plafond de verre, prouvant que les films d’animation ne sont plus à considérer comme un sous-genre, mais comme du cinéma à part entière. Il fallait juste un peu d’audace… et de folie.
Planète interdite
« En France, on ne prend pas le cinéma d’animation au sérieux, a longtemps regretté René Laloux. Pourtant, je considère que c’est la forme de création la plus inventive. Le cinéma « normal », c’est un peu simple. Sauf quand Orson Welles est à la caméra, bien sûr. Il y a la magie de la projection, mais c’est tout. C’est une simple copie, un enregistrement. En revanche, montrer la peinture en mouvement, alors qu’elle est restée fixe pendant des millénaires, ça, c’est une révolution ! Le vrai cinéma, c’est le cinéma d’animation. [1] » Cependant, le plus grand défi auquel s’était toujours confrontée l’animation française était de surmonter une forme d’autocensure artistique qui avait imprégné les esprits depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. « Au moment où s’élaborait La Planète, chacun tombait d’accord pour prophétiser qu’il serait toujours illusoire de vouloir braver le colosse Disney, raconte Laloux. Que nul projet d’animation ne disposerait jamais d’un filon budgétaire comparable aux pactoles hollywoodiens. En d’autres termes, que mieux valait sagement s’en tenir à des spectacles moins ambitieux, à la portée de nos escarcelles nationales. [2] » S’il nuance ce « constat d’impuissance très réaliste » en mentionnant La Bergère et le Ramoneur (1953), premier long-métrage d’animation français [3], le dessin animé n’est encore qu’un simple divertissement restreint au court-métrage.
René Laloux (1929–2004)

Le duo s’exerce d’abord sur deux court-métrages surréalistes : le cynique Les Temps morts (1964) et le plus fantasque Les Escargots (1965). Ces deux films incarnent parfaitement cette volonté de faire bouger les lignes et montrer que l’animation n’est pas que pour les enfants. « Nous étions un certain nombre de jeunes à vouloir rompre avec l’animation traditionnelle américaine destinée aux très jeunes enfants, se souviendra Laloux. Nous visions donc un public d’adultes que nous n’avons finalement pas tellement rencontré, sauf peut-être avec La Planète sauvage. Nous nous sommes rendu compte qu’il y avait un problème de public avec l’imaginaire. Un enfant de 5 ou 6 ans dispose d’un extraordinaire appétit d’imaginaire. Curieusement, en devenant adulte, cet enfant va développer une certaine impuissance à gérer ses rapports avec l’imaginaire. En fin de compte, pour moi, le public idéal de La Planète sauvage se situerait entre quatre et dix ans. Mais dans la tête des adultes, il s’agit d’un film pour adultes. Ils laissent aux enfants les produits Disney mièvres, conformistes et innocents. […] Le malheur, c’est que les adultes ont une conception fausse de l’enfance. Ils poussent les enfants à intégrer un monde aliéné et leur font perdre, ainsi, tout goût pour l’imaginaire. [6] » Contre toute attente donc, Les Escargots est un succès mondial et leur ouvre la route pour transformer leurs essais en un long-métrage.

Guerre des mondes
Le fait que La Planète sauvage marque autant l’histoire du cinéma n’était pas garanti. Ses 1h12 confirment les choix graphiques des Temps morts et des Escargots, avec la technique du papier découpé en phases, à contre-courant de l’animation traditionnelle sur cellulo. Topor note un conditionnement du public : « dès que l’on aborde le dessin animé, on s’aperçoit que le spectateur est conditionné : pour lui, tout ce qui ne bouge pas comme les dessins animés de Disney paraît désagréable. Or, je crois qu’il est faux de considérer que le mouvement Disney est réaliste. [7] » Il est difficile d’imaginer La Planète sauvage sans cet aspect si particulier qui rend honneur aux dessins de Topor. « Je déteste le cellulo, avoue même le cinéaste, pourtant, et par la force des choses, j’ai effectivement réalisé deux longs-métrages sur trois avec cette technique. Je trouve que la gouache sur le cellulo manque totalement de sensibilité, de matière. Le travail sur papier à l’encre de Chine est beaucoup plus intéressant, même si l’animation s’en ressent lorsque l’on dispose de peu de moyens financiers. En fait, il existe une lutte perpétuelle, une dichotomie, entre les lois du graphisme et celles du mouvement. Le cellulo est laid, mais offre une animation fluide, tandis que le papier découpé est beau, mais un peu statique. [8] »
René Laloux ne s’arrête pas à cette contradiction. Ses films, très ancrés dans leur époque tout en jouant des voyages temporels, auront mis à l’épreuve sa persévérance. La Planète sauvage est la première coproduction entre la France et la Tchécoslovaquie, dont l’accord signé durant l’ouverture à l’Ouest que fut le printemps de Prague manquera, à de maintes occasions, d’être déchiré par les nouvelles autorités en place aux ordres de Moscou en août 1968. En plus des raisons économiques, la Tchécoslovaquie offre une expertise solide dans l’animation, en héritage du génial Jiří Trnka. Il faut ensuite pour Laloux surpasser la barrière de la langue et la défection de l’impatient Roland Topor, qui ne se voit pas investir autant de temps que lui dans ce projet. La réalisation de La Planète sauvage prendra quatre années en tout. Si le cinéaste parvient à motiver sur place son équipe tchèque dans cette histoire de science-fiction librement adaptée du roman Oms en série de l’auteur français Stefan Wul, il lui est plus difficile de convaincre leurs supérieurs soviétiques. L’unique regret du cinéaste « est de n’avoir pu tourner la fin du film telle que nous l’avions écrite. Il manque vraiment dix minutes que les Tchèques ont refusé de tourner, estimant que le tournage avait déjà assez duré. [9] »

Vers l’infini et au-delà


« Avec le recul, j’estime que tous mes films sont plus ou moins ratés et ce, par manque d’argent, accusera plus tard René Laloux. Cependant, c’est un fait : j’ai toujours fait des films de pauvres ! [15] » Malgré cette frustration, il demeurait un artiste conscient des enjeux de son temps : « En 1977, quand est sorti dans les salles le premier film de la saga de La Guerre des étoiles, nous autres professionnels du cinéma d’animation n’avons peut-être pas porté assez d’attention à l’événement. Car la prise de vues réelles faisait ainsi une entrée fracassante dans le domaine du merveilleux en prenant la place que nous occupions auparavant en exclusivité [16]. » Même émaillée de nombreux revers et marquée de peu d’aboutissements artistiques d’après lui, l’œuvre de René Laloux aura fait graviter autour d’elle la fine fleur de la science-fiction française qui, en retour, participera, encore aujourd’hui, à sa notoriété de par le monde. Lorsque Mœbius s’embarque dans son premier long-métrage d’animation avec Les Maîtres du temps, le dessinateur revient de l’adaptation avortée du Dune d’Alejandro Jodorowsky, et des premiers films Alien et Tron. Quand Gandahar traverse l’Atlantique pour sortir aux États-Unis sous le titre Light Years, la traduction est supervisée par Isaac Asimov et s’octroie les voix de Christopher Plummer et Glenn Close, même si la partition musicale de Gabriel Yared est abondamment modifiée.

Pour explorer plus en détail la carrière éparse du cinéaste, nous vous recommandons la lecture du bel ouvrage de Fabrice Blin, Les Mondes fantastiques de René Laloux, aux éditions Le Pythagore, dans lequel l’auteur offre un regard dans les coulisses des nombreuses batailles menées par Laloux (et pas toujours gagnées) pour réaliser ses films, tout en donnant une parole libre au cinéaste et à ses collaborateurs (artistes, producteurs, assistants…). Décédé le 14 mars 2004, René Laloux n’aura pas eu la chance de découvrir ce beau livre complet sur toute son œuvre.