Onze films de Sacha Guitry ressortent en salles, offrant un regard rétrospectif sur une figure immanquable du théâtre et du cinéma français ; un artiste complet, populaire, que l’on croit connaître, paraissant vu et revu, et pourtant dont il y a encore toujours quelque chose à tirer et à redécouvrir. Devant et derrière la caméra, l’œuvre de Guitry brille, bien sûr, par ses dialogues, mais aussi par un rapport unique entre forme et parole, de la drôlerie lyrique de Faisons un rêve (1936) à l’humour noir de La Poison (1951), et la redécouverte d’une perle plus méconnue de sa filmographie, Ceux de chez nous (1915).

Donne-moi tes yeux dépeint la rencontre et l’histoire d’amour naissante entre un sculpteur (Sacha Guitry) et son modèle (Geneviève Guitry). Perdant la vue, le sculpteur décide de devenir désagréable auprès de son aimée pour la faire fuir et lui éviter le sacrifice. Lorsque Sacha Guitry débute le tournage du mélodrame en 1943, il craint d’être accusé de plagiat car un autre film met en scène un sculpteur aveugle : L’Ange de la nuit, de Marcel Lasseaux, sorti en 1944 [1]. En s’empressant de téléphoner à Jean-Louis Barrault (interprète du film de Lasseaux), le cinéaste ignore que le mélodrame n’est que répétition des mêmes motifs. La cécité en est un. Elle se retrouve dans Les Deux Orphelines de David W. Griffith (1921), L’Heure suprême de Frank Borzage (1927), Les Lumières de la ville de Charlie Chaplin (1931), La Venus Aveugle d’Abel Gance (1941) jusqu’aux deux versions du Secret magnifique de John M. Stahl en 1935 et de Douglas Sirk en 1954. L’aveuglement est un prétexte pour unir deux âmes dans une plus grande pureté, et pour les souder, d’autant plus, l’une à l’autre. Le regard d’un des personnages doit se substituer à l’autre et l’éclairer ainsi de sa présence dans la nuit. Une belle scène illustre cet éclairage nocturne, François accompagne Catherine dans les rues de Paris au moment du couvre-feu, l’histoire se déroulant sous l’Occupation. Le cadrage se concentre sur leurs jambes auréolées du faisceau lumineux d’une lampe, ils cheminent ainsi de nuit ensemble comme pour prédire ce que sera bientôt leur relation. La perte de la vue est paradoxalement un motif cinématographique privilégié car il permet au metteur en scène de jouer de l’ombre et de la lumière, mais aussi avec le flou, lorsque le visage que François tente de regarder disparaît progressivement. La fatalité du diagnostic est lui aussi pris comme un signe heureux, car il annule tout espoir. Là où d’autres cinéastes du mélodrame privilégiaient le miracle d’une soudaine guérison, Guitry traite la tragédie de façon réaliste, lui qui avait filmé Monet dans Ceux de chez nous (1915, avec commentaires en 1952), peintre déjouant son aveuglement en le noyant dans un mélange de couleurs chatoyantes dans ses nymphéas. Le mélodrame a la particularité d’inverser les rapports de force, ainsi au lieu de ne proposer qu’une variante du mythe de Pygmalion (présent dans toute la première partie du film, au moment où le modèle est façonné), c’est la jeune femme qui finit par guider le sculpteur devenu vulnérable. Heureusement, il leur reste le toucher.

Donne-moi tes yeux (1943).

Le quotidien (en l'absence de mots)

Bien qu’il excelle dans les dialogues éperdus et languissants lors des débuts d’une histoire d’amour, Sacha Guitry sait aussi quitter la légèreté pour le quotidien esseulé d’êtres coincés ensemble. Car le mariage n’est jamais qu’un contrat, ainsi dans Ils étaient neuf célibataires (1939), il est un moyen de contourner un décret exigeant le départ immédiat des étrangers. En dehors de son aspect pratique, il peut entraîner les crimes les plus terribles. C’est lors d’une conversation avec un célèbre avocat d’assises que l’idée de La Poison (1951) germe dans son esprit. Il lui confie : « Si jamais je devais tuer quelqu’un, je vous prendrais comme avocat et j’irais vous trouver la veille… en vous disant que je viens le lendemain ! ». Ce qui intéresse Guitry c’est l’absence de sanglots des spectateurs devant le crime « horrible, abominable, hideux ». Poursuivant ainsi sa relation amicale avec Michel Simon, il lui fait reprendre un rôle sinistre qui, par certains aspects, rappelle une scène de La Chienne de Renoir (1931), dans la cruauté des rapports entre hommes et femmes. 


La Poison est peut-être le film où la parole n’est plus le liant qui existe entre les personnages, elle est remplacée par des programmes radiophoniques. Le mutisme au moment du dîner remplace les belles tirades que Guitry s’empressait de déclamer passionnément à Jacqueline Delubac notamment. Car même dans le quotidien le plus banal, il pouvait dire à la femme avec laquelle il venait de passer la nuit dans Faisons un rêve… (1936), avec la ferveur qu’on lui connaît, « Les yeux dans les yeux, je vous le demande, et je vous supplie de me répondre : voulez-vous du beurre sur le pain ? ». Comme s’il voulait dire : tant que la parole est inspirée, l’amour existe, sans elle, nous sommes perdus.

Genèse d'un beau diseur

Si le parlant n’avait pas existé, Sacha Guitry, sans doute, l’aurait inventé. Rares sont les cinéastes qui ont su marier aussi harmonieusement que lui, la mise en scène avec la parole. Les mots sont spectacle, chez Guitry. Ils brillent : on pourrait presque les toucher. 

Aussi, ce qui frappe en premier lieu à la vision de Ceux de chez nous – premier dialogue de l’homme de scène avec le jeune cinématographe, de dix ans son cadet – c’est combien ce film de 1915 s’obstine à filmer des bouches en train de parler. Réalisé par un Guitry à peine trentenaire « rêvant d’une encyclopédie moderne », Ceux de chez nous documente simplement, sans afféteries, plusieurs figures emblématiques de son temps. Ainsi Claude Monet, Edgar Degas, Auguste Renoir, Octave Mirbeau, Anatole France, Sarah Bernhardt, Edmond Rostand, Auguste Rodin, Camille Saint-Saëns, Henri Desfontaines, Henri-Robert et Jane Faber, se succèdent-ils devant l’objectif d’une caméra, capturés « dans leurs attitudes les plus familières, c’est-à-dire au travail, chaque fois que ce fut possible ». « Au travail », insiste Guitry. En toute innocence, l’homme qui, souvent, professa une méfiance condescendante à l’égard du cinéma, art des fantômes — « au théâtre on est. Au cinéma on a été » — aura devancé de près d’un demi-siècle le geste de Clouzot et de son Mystère Picasso. Les mains du vieux Renoir habiles sur sa toile malgré ses doigts pétrifiés par l’arthrite, ou celles de Rodin domptant la pierre au maillet et au ciseau, projetant des éclats de roche dans sa longue barbe grise, inventent tout bonnement la forme du documentaire culturel telle qu’elle fera école.

Sacha Guitry et Sarah Bernhardt dans Ceux de chez nous (1915).

Père et fils

Mais « au travail » signifiait autre chose. Cela voulait dire, et toute l’œuvre à venir de Guitry en sera témoin, en acte de représentation. Chacune des personnalités de Ceux de chez nous, précieusement exhibées comme une collection d’articles rares — Et Dieu sait que Guitry fut un grand collectionneur — est filmée dans sa légende, coiffée de son aura de mythe. Tous, quelque part, interprètent pour le jeune cinéaste plein d’admiration, leur rôle d’esprit illustre. C’est particulièrement flagrant pour Henri-Robert, ténor du barreau filmé plein cadre au moment de plaider, et pour Saint-Saëns, au piano. La pellicule muette, évidemment, ne capture ni l’efficace des mots du premier, ni l’harmonie de la partition jouée du second : elle ne garde trace que de la théâtralité de leurs gestes ; le masque de leur grandeur. Quant à Sarah Bernhardt, Guitry ne prend même pas la peine de la montrer sur scène. — Pour quoi faire ? Elle cause sur un banc, en majesté ; offrant au cinéaste tout ce qu’il désire, c’est-à-dire le simple spectacle de sa présence d’actrice : l’idée de Sarah Bernhardt. Son effigie.

Un visage manque à l’appel, cependant. De tous ces grands noms, pour la plupart représentants d’une génération ayant précédé celle de Guitry, Ceux de chez nous semble oublier le plus évident de tous : Lucien Guitry, le propre père de Sacha et l’une des plus grandes gloires du théâtre d’avant-guerre, est absent. Le cinéaste corrigera cet impair dans une deuxième mouture du film en 1939 [2], dans laquelle est ajoutée une bande sonore fixant sur les images le commentaire rétrospectif de Sacha, devenu entre-temps l’homme de théâtre et de cinéma que l’on sait, prince de tous les beaux parleurs. La chose est troublante : il fallait que la parole fût inventée pour que Sacha s’autorise à dévoiler l’image de son père, complice et rival, modèle contrarié autant que vénéré, mort en 1925. Comme si les mots seuls étaient capables d’envoûter suffisamment l’écran pour dire la vérité d’un grand acteur, que Guitry devait finir par jouer lui-même devant une caméra. Dans son film Le Comédien, adapté d’une de ses pièces, le cinéaste devait interpréter en effet le rôle de Lucien, dans un récit de la vie de son père, ouvertement fantasmé ; manière pour lui d’inscrire son visage parmi tous ces autres de Ceux de chez nous : masque parmi les masques d’une France dont il n’acceptât jamais totalement qu’elle ait pût un jour disparaître, dans le sang et les larmes.

Sarah Ohana et Alexandre Piletitch

[1] Comme Guitry le rappelle lui-même dans son ouvrage Le cinéma et moi, son film est issu d’une pièce originellement intitulée Nuit Blanche qu’il n’a jamais pu achever.

[2] Guitry retouchera une fois encore son film en 1952, incluant cette fois des images de lui-même assis à son bureau, commentant les plans de 1915

LE GÉNIE GUITRY
Rétrospective en 11 films

Les Acacias
Au cinéma le 1er novembre 2023

La rétrospective Le Génie Guitry comprend :
Ceux de chez nous (1915)
Le Roman d’un tricheur (1936)
Mon père avait raison (1936)
Faisons un rêve (1936)
Le Mot de Cambronne (1936)
Ils étaient neuf célibataires (1939)
Donne-moi tes yeux (1943)
Le Comédien (1947)
Le Diable boiteux (1948)
Le Trésor de Cantenac (1950)
La Poison (1951)

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