Dans le cadre de l’article « Internet, c’est toute la mémoire du monde », nous avions rencontré Luc Lagier, créateur de l’émission Blow Up d’Arte. Impossible de ne pas céder à la tentation de publier l’intégralité de cet entretien, dense et passionnant, apportant un regard érudit et orgiaque sur la création Youtube et les images d’Internet.

À lire en complément de : « Internet, c’est toute la mémoire du monde », paru dans le n°1 de Revus et Corrigés.


 

Blow Up est née en 2010 et est aujourd’hui l’une des vitrines d’Arte Cinéma sur YouTube. La chaîne vous laisse-t-elle une totale liberté sur votre contenu ?

Ils ne m’ont jamais imposé un sujet. Ils voient tout ce que l’on fait mais je n’ai jamais vraiment de retours. Par exemple, si une vidéo ne marche pas, on ne va pas me le reprocher. Je pense que c’est lié à l’idée old school que le web est la seconde division de la télévision. Mais ce n’est plus vrai aujourd’hui ! À chaque fois que Blow Up a tenté l’expérience de l’antenne, ça a été une tannée. Là j’avais une vraie pression, avec un chargé de programme qui va valider ce que je raconte, alors que sur le web il n’y a rien de tout ça. Sur Internet tout va plus vite. La liberté, je pense qu’on l’acquiert davantage en faisant les choses bien, avec toujours à l’esprit cette volonté d’être vu. Dans Blow Up je ne fais pas de choses trop expérimentales, ce qui ne m’empêche pas d’essayer d’être original, avec les recuts par exemple. Je ne suis pas un cinéphile seul dans son coin, j’ai envie de prendre les gens par la main.

« Sur Internet, on nous promet un accès illimité à toute la mémoire du monde »

YouTube est devenu l’un des meilleurs outils pour accompagner les cinéphiles aujourd’hui…

Les accompagner, je l’ai toujours fait finalement, quand je bossais à la télé, dans mes bouquins… Par contre, ce qu’il y a de vraiment intéressant avec YouTube, c’est l’idée de l’extrait. On est sur un média qui va vite, beaucoup plus qu’en télé. Sur Internet, on nous promet un accès illimité à toute la mémoire du monde, ce qui est tout à fait vrai. N’importe quelle scène de chant ou de danse, par exemple, est disponible. Il suffit d’un clic ! Mon travail sur le montage va vraiment dans cette lignée. On est dans un média où tout se télescope à une vitesse incroyable. Je ne fais que m’adapter et ça me va très bien, car j’adore aller vite. Après, il faut faire en sorte que le public ne décroche pas. Je refuse de prendre les gens plus haut qu’ils ne sont et que je le suis. Je garde toujours en tête que je suis lu, vu, par des zappeurs. J’en suis moi-même un ! Si jamais les gens zappe devant Blow Up, c’est de ma faute, pas la leur. Quoi qu’il en soit, je pense que French Connection ou Persona sont des films passionnants : il n’y a donc aucune raison qu’une personne vaguement intéressée par le cinéma zappe. C’est à moi de rendre la chose assez intéressante pour que le public regarde la vidéo jusqu’au bout.

L’émission fait un peu office de méga-zapping de l’Histoire du Cinéma. Mais ce qui fait son sel, c’est votre art de la citation, cette science de savoir trouver le bon extrait au bon moment… la bonne durée… Où le débuter, où l’arrêter…

Je suis dans l’audiovisuel depuis une quinzaine d’années, j’ai acquis cela par l’expérience. J’évolue en permanence, je me sens par exemple obligé de remonter les premiers sujets que j’ai fait pour Blow Up. Aujourd’hui, il y a plein d’erreurs que je ne fais plus. La question de la longueur est toujours la première que je me pose. Le fait de mettre ou non des sous-titres aussi, ce que j’évite au maximum d’ailleurs car cela embrouille le public plus qu’autre chose. Il y a aussi un paradoxe à régler : il faut choisir des images extrêmement charismatiques mais se méfier du charisme des images. L’érotisme est à manier avec beaucoup de précaution, de tact, parce que la nudité, même si elle magnifique, fait tout de suite beauf. Une voix masculine sur un corps féminin, ce n’est pas terrible. Pareil avec la violence. Il ne faut pas oublier qu’on ne prend qu’un extrait. Sorti de son contexte il ne reste plus que la violence, le gore. Prenez par exemple le cinéma de Scorsese ! Il y a beaucoup d’extraits que je ne peux pas montrer tels quels. Le plan d’un homme avec le visage tuméfié, ça ne passe pas, je dois l’enlever et remonter un peu l’extrait. Je ne veux pas qu’on sorte du montage à cause de la puissance de l’image. Ce qui compte d’abord c’est de donner envie au spectateur de voir le film dans son entièreté. Un montage magnifique dans un film d’1h30 ne l’est pas forcément pour une coupe de 30 secondes. Il faut sans cesse s’approprier les choses.

À ce titre, vos recuts sont aussi de véritables défis.

Oui, il faut que tout se marie bien. Les personnages se passent le relais les uns aux autres, comme dans celui sur le métro au cinéma, d’Alain Delon à Nancy Allen dans Pulsions, qui va elle-même passer le relais à Natalie Portman dans Black Swan… On essaie de composer une toile harmonieuse, de gommer la coupe et, paradoxalement, il faut que cette coupe se sente et se voit tout le temps, pour le jeu. Il faut par exemple faire très attention à ne pas enchaîner les plans trop vite, sinon on ne joue plus. C’est peut-être brillant en terme de montage, mais si les gens ne s’amusent pas en regardant, il n’y a plus d’intérêt. Ce sont des montages plus difficiles à faire, mais aussi à faire accepter. Par exemple, j’ai pu montrer celui sur l’avion au cinéma à des lycéens qui y sont restés totalement hermétiques, car ils ne reconnaissaient pas les films présentés. Ça montre aussi les limites de Blow Up : l’émission ne peut pas s’adresser à tout le monde, il faut vouloir jouer et savoir reconnaître Léaud ou Brando. Pas forcément connaître les films, mais avoir un minimum de cinéphilie et de curiosité. L’objectif ce n’est pas de noyer les gens mais de les enivrer d’images.

« L’extrait est moins fort que le film. Je suis là pour dire aux gens ‘si ce que je vous montre vous titille, vous excite, allez le voir, ça ressort en salle en ce moment »

C’est vrai que tout va très vite dans Blow Up

Je me dis que si mon cerveau va vite, le vôtre aussi. Je me suis beaucoup inspiré de la série Bref, dont j’ai même fait des parodies. C’est un programme phare de la télévision qui va très vite et qui a touché des millions de gens. Ça a changé beaucoup de choses je pense, et c’est une forme de montage que j’ai voulu connecter à la mémoire d’un cinéphile. Le concept « 5 raisons de revoir ceci… » est une manière, par exemple, de ramener à d’autres cinéphilies. Mon travail est de donner envie aux gens d’aller voir le film en entier, dans les meilleures conditions possibles, et évidemment les meilleures conditions, ce n’est pas Blow Up ! L’extrait est moins fort que le film. Je suis là pour dire aux gens : « Si ce que je vous montre vous titille, vous excite, allez le voir, ça ressort en salle en ce moment ! » C’est pour ça aussi que Blow Up est une émission d’actualité du cinéma. Je ne parle que des films qui ressortent, de réalisateurs ou d’acteurs à qui on rend hommage en ce moment. Par exemple, je ne vais pas parler du Bel Antonio s’il n’est pas disponible. J’aime l’idée d’être lié à un acte.

Vous montrez des liens souvent incongrus entre les films, des rapprochements auxquels on n’aurait pas penser faire à la base, comme dans la vidéo sur la fête foraine au cinéma, où l’on parle de Welles et Hitchcock pour finir sur Grease. Ça surprend.

Je joue sur une cinéphilie large. La mienne, la vôtre, celle des gens autour de moi… J’essaie d’être sincère. Je ne cite pas que mes cinéastes préférés non plus. Je pourrais faire beaucoup de tops sur Brian De Palma ou Alain Resnais, mais je me freine. Je veux montrer que, comme vous, j’ai une cinéphilie large. J’aime beaucoup La Fièvre du samedi soir, les films de John Hughes, Les Prédateurs de Tony Scott. Je fais partie d’une génération intermédiaire. Je trouve toujours intéressante l’idée de filiation dans la cinéphilie. C’est vrai que j’arrive dans un média de jeunes, mais je ne cesse finalement de parler de ma génération. Je suis né en 1973, c’est la préhistoire pour ceux qui me regardent, mais ce n’est pas plus mal parce que ça raconte une trajectoire. Certes Citizen Kane et Vertigo font partie des mes premiers chocs, mais c’est La Folle histoire de Ferris Bueller qui m’a fait entrer en cinéphilie. C’est important pour moi de revenir toujours à ce cinéma. La collision d’extraits, d’univers, d’acteurs, c’est fascinant. Ma principale influence c’est Resnais, l’idée que l’on va à cent à l’heure par rapport à la mémoire. Hiroshima mon amour, Mon oncle d’Amérique et évidemment On connaît la chanson, j’adore cette manière d’incruster à l’écran des références. Histoire(s) du Cinéma de Godard m’a aussi beaucoup marqué, on mélange tout ! Convoquer les fantômes du passé grâce au montage, je trouve ça assez génial.

Blow Up est aussi connu pour la variété de ses thématiques. est-ce que vous évitez parfois d’aborder certains sujets ou cinéastes pour rester accessible ?

Jamais ! Mon seul problème c’est le documentaire, car je n’ai pas envie de m’amuser avec des images réelles. Chris Marker est la seule exception que j’ai faite, et encore, dans sa rétro je n’ai pas insisté sur les évènements trop dramatiques. Autrement aucune censure personnelle dans mon travail. Rivette n’est pas un cinéaste facile, Dreyer n’est pas un cinéaste facile, Tarkovski n’est vraiment pas un cinéaste facile… Et pourtant j’en parle. Évidemment, si je fais une émission spéciale Bergman elle sortira en même temps qu’une vidéo sur un sujet plus vendeur, comme Lynch et Miyazaki par exemple, ou le groupe Queen… J’y fais attention, mais non, je ne me freine pas. Cependant, j’ai une cinéphilie incomplète, je ne parle pas de ce que je ne connais pas, bien entendu.

Sept saisons, plus de 300 épisodes et un nombre incalculable de sujets traités… Vous n’avez pas peur d’arriver un peu au bout de votre concept, de finir par tourner en rond ?

Ah, c’est la question que je me pose tous les ans ! Mais en fait je trouve toujours de nouveaux sujets. Croyez-moi j’ai encore des tops en stock ! Pour ce qui est de la forme, je cherche toujours à innover. Mais aujourd’hui j’ai dix modèles qui me permettent de tout englober, que ce soit les tops 5, les recuts, la bio express, c’est quoi untel… J’y retourne toujours sans aucune frustration personnelle. Il y a de plus en plus de collaborateurs, comme avec la série de l’historien Frédéric Bas, Face à l’Histoire, par exemple. C’est un thème que je voulais aborder depuis longtemps, mais le fait de ne pas avoir le bagage historique nécessaire m’a un peu bloqué. Frédéric apporte sa voix, sa connaissance, son montage différent. Ce que propose Thierry Jousse n’est pas toujours évident, et pourtant ça marche ! On se stimule vraiment les uns les autres.

Selon vous qu’est-ce qu’internet a changé dans notre rapport à la cinéphilie ?

D’abord je pense que le premier bouleversement vient du DVD. Ça a changé beaucoup de choses… Je me souviens à l’époque de la VHS, trouver des extraits c’était l’horreur, et maintenant on peut se balader dans un film tranquillement, le revoir en deux minutes si on veut. Internet a permis de découvrir des films encore plus rapidement. Pour moi, le DVD a permis de jouer avec les images et on en revient à Internet qui donne accès à toute la mémoire du monde. Le web a permis aussi de faire plus facilement du zapping, de la collision… Vous imaginez ? Si je voulais, je pourrais trouver toutes les infos pour mes sujets en une heure sur Internet. Mais ça ne m’intéresse pas. 80% des choses ont été dites sur Internet. À moi de trouver les 20% restants pour me démarquer. Je sais qu’on est vu sur une petite fenêtre, qu’on ne regarde pas l’émission sur un grand écran, mais ça n’est pas grave. L’important, c’est que je peux, de cette manière, m’exprimer librement et de donner au gens l’envie de découvrir les films.

Regardez-vous le travail des autres vidéastes cinéphiles ?

J’ai rencontré Karim Debbache et son débit mitraillette à la Cinémathèque française. Quand on compare son travail au mien c’est le jour et la nuit. Dans Blow Up, le dynamisme ne vient pas de la voix mais du montage. L’ironie, par rapport à ce que l’on voit, c’est que je fais en sorte que l’on s’évade du film. La différence entre ma chaîne et celle des autres vidéastes, c’est aussi que je suis financé par Arte. L’émission est faite à la maison, mais c’est un métier à plein temps.

Un épisode préféré qui vous reste en tête ?

Côté carte blanche, sans hésiter, le recut Tree of Life de Johanna Vaude. Cinq minutes que je trouve extraordinaires. Elle réinvente un film que je connais par cœur en ne piochant que dans les images de Malick. C’est un feu d’artifices fait de fondus enchaînés incessants. Dans mes vidéos, ce serait sans doute un recut aussi, car c’est ce qu’il y a de plus créatif et stimulant. Peut-être celui dans le métro, pour le regard de Michael Fassbender draguant Natalie Portman dans Black Swan sur la musique de Shame, puis cette course poursuite sur la musique de L’Impasse, je trouve ça a tomber par terre. En huit ans, en tout cas, l’enthousiasme est toujours là – et je n’ai pas à me battre pour imposer mes idées.

Entretien réalisé le 4 mai 2018.


Crédits images : image de couverture © 2010 Camera Lucida Productions / Arte

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