Après des années de gestation, le photographe Bruce Weber nous livre son Nice Girls Don’t Stay For Breakfast, portrait documentaire consacré à l’acteur légendaire de La Nuit du chasseur et de La Griffe du passé, des Indomptables et de La Fille de Ryan, de Dieu seul le sait, El Dorado, Angel Face et Home From the Hill… La réussite du documentaire est d’abord celle de nous inciter à replonger dans la filmographie foisonnante de la figure la plus atypique, sans doute, du vieux – et même du Nouvel – Hollywood. De redécouvrir, sur les chemins de traverse d’une carrière monstre, des joyaux mal connus et oubliés comme Thunder Road, film étrange et intime écrit et réalisé (officieusement) par Mitchum lui-même en 1958.
Pour la plupart des gens, c’est le titre d’une chanson de Bruce Springsteen. Thunder Road, indépassable standard plein de fougue et d’élan qui ouvrait en 1975 l’album le plus enivré du chanteur : Born To Run. L’Amérique plongée dans la torpeur et les angoisses post-nixoniennes voyait alors revenir comme un torrent les lumières éteintes de son propre passé. Les fantômes revenaient : ceux de Steinbeck, de Ford et de Kerouac, et avec eux les highways infinies qui semblaient sortir de la bouche de Springsteen et de la tempête instrumentale du E Street Band qui portait sa voix.
Ça parlait de moonshiners...
Quarante ans plus tard, l’Amérique broie du noir de nouveau, et elle se souvient de 1975. Avec son film Thunder Road, Jim Cummings dressait en 2018 le portrait tragi-comique d’un pays chancelant au bord de la rupture. Dans une église du Sud profond, devant le cercueil de sa mère, le policier interprété par le réalisateur lui-même ne parvenait pas à faire fonctionner la vieille radio cassette censée diffuser la chanson éponyme de Springsteen. Le « maître » – c’est comme cela que Cummings parle du rocker en interview – restait désespérément muet. Le dialogue est devenu impossible. La route s’est refermée.
Mais où commence-t-elle, cette Thunder Road ? Au Capitol Theater de Passaic, New Jersey, le 19 Septembre 1978, Springsteen en souffle un mot. « There was this Robert Mitchum movie… », susurre-t-il dans le noir et blanc poisseux d’une vieille image vidéo que l’on trouve aujourd’hui sur YouTube. « …Ça parlait de moonshiners [des contrebandiers d’alcool] descendant les routes du Sud. Je n’ai jamais vu le film, seulement l’affiche dans le lobby d’un cinéma. J’ai vu le titre et j’ai écrit une chanson. »

Eut-il vu le film, Springsteen aurait su qu’une chanson existait déjà : « The Ballad of Thunder Road », co-écrite avec le parolier Don Raye et interprétée par Mitchum en personne en ouverture du film. De sa voix chaude et imperturbable, l’acteur se lance dans une complainte aux accents rock’n’roll, une lancinante ballade qui se conclue par ces mots prophétiques que Bruce Weber aurait pu choisir comme titre de son portrait filmé, si une célèbre affaire de stupéfiants ne les avaient pas fait mentir en 1948 : « The law never got him, ‘cause the devil got him first. »
C’est le lot de tous les grands rôles, ou presque, de Mitchum : la fatalité
Arrivés de nulle part, ses personnages se retrouvent systématiquement pris dans les filets inexorables d’un destin qui les précipite vers la mort, et qui prend idéalement les traits d’une jolie femme (Jane Greer, Jean Simmons, Faith Domergue). Est-ce cette odeur de tragédie contemporaine qui a attiré l’acteur au projet ? La gestation du film reste floue et entourée de légendes et de bons mots, comme à peu près tout ce qui entoure Mitchum. C’est James Agee qui, supposément, lui aurait mis la puce à l’oreille en lui racontant l’accident mortel d’un moonshiner précipité contre un transformateur électrique sur la route de Kingston Pike, dans le Tennessee. Il n’en fallait pas plus pour que l’acteur s’approprie l’histoire, et comment ! En plus de produire le film via sa société DRM Productions, Mitchum a semble-t-il été impliqué à tous les stades de sa conception, jusqu’à réaliser par-dessus l’épaule d’Arthur Ripley qui signe le film.

Comment refuser un rôle, en effet, qui le verrait distancer sur les routes du vieux Sud le FBI et les gangsters véreux voulant mettre la main sur le juteux business d’une vieille dynastie familiale de contrebandiers de whisky ? Mitchum tenait là une combinaison parfaite : la figure condamnée et quasi mythologique d’un outsider absolu, des courses poursuites impressionnantes et une ou deux jolies filles, le tout sur fond d’Americana faisant de l’œil au western qui se meurt alors, en 1958, sur les petits écrans innombrables qui inondent les foyers américains.
Sur le papier, le film avait tout d’une honnête série B. À l’arrivée, Thunder Road ne ressemble à rien d’autre qu’à lui-même… et à Robert Mitchum. On peut sentir la griffe et l’humeur de l’acteur dans le rythme des scènes très laid back, où l’émotion affleure sous des dehors presque anodins de vie quotidienne. Les décors et le casting, largement composé de non professionnels et de vrais moonshiners, renforcent l’authenticité du film qui transcende aisément, comme le dit quelque part Philippe Garnier, le « jus de chique » du scénario. C’est que, comme ce contrebandier qui promène sa cargaison d’alcool dans le double-fond de sa Ford Sedan 1950, le film passe en sous-main tout un rapport de l’acteur à l’Amérique – celle d’hier et d’aujourd’hui, celle de toujours – et dissimule peut-être, qui sait, quelques bribes d’autoportrait fantasmé et mélancolique.
Doolin est un moonshiner. Il n’est plus que cela.

Mitchum est seul, dans le film, toujours seul, même à table avec son jeune frère (James Mitchum, le fils et portrait craché de l’acteur) et sa mère (Francis Koon, non professionnelle magistrale), ou devant le jukebox d’un cocktail bar avec celle qui l’attend toujours, en vain (Keely Smith). C’est que, ancien marine fraîchement démobilisé, Lucas Doolin – c’est son nom – ne trouve plus sa place dans un pays qui lui est devenu étranger. Comment retrouver le temps d’avant, quasiment celui des pionniers isolés dans les montagnes rocheuses du Tennessee, après le déniaisement sanglant de la Corée ? Comment, dans le même temps, oublier ce que fut sa vie, et celle de son père avant lui, de son grand-père et de ses ancêtres aussi loin que porte la mémoire ? Doolin est un moonshiner. Il n’est plus que cela. Une ombre, presque un fantôme qui n’existe vraiment que sur la route, dans le mouvement perpétuel, toujours entre deux mondes.
« Tu sais ce qui arrive aux héros quand ils meurent ? Ils se retrouvent dans des maisons dorées avec l’air conditionné, quelque part au Paradis, et ils ont le mal du pays. Mon problème est que je ne saurais pas où aller si je voulais rentrer chez moi. »
C’est ce que dit Doolin à Keely Smith avant de partir pour de bon. Mitchum se souvient de la grande Dépression, des Joad et des wild boys of the road, tout en comprenant que l’Amérique n’est plus celle des années 1930. Les voitures ont remplacé les trains, et les costumes gris de Madison Avenue les guenilles trouées des hobos. Roosevelt a disparu, et avec lui la certitude des lendemains qui chantent. Ne reste que la route, sans horizon et sans fin, jusqu’au vanishing point. À plus d’un titre, Doolin peut apparaître comme le père de cinéma du Kowalski du film de Sarafian.
Éperdument américain, Thunder Road saisit l’humeur mélancolique d’un pays qui doit se résoudre à tourner la page ou à disparaître, à l’heure où John Wayne se voit condamné, dans La Prisonnière du désert, à « errer à jamais entre les vents ». Doolin est le dernier des Mohicans, en même temps qu’il perpétue cet héritage insécable de l’âme américaine, cet élan qui pousse à prendre la route, toujours, envers et contre tout. En cela, Mitchum touche à quelque chose d’intemporel qu’exulte son film comme sa figure d’ange rebelle, toujours entre chien et loup, qui ne cesse de fasciner le public. C’est à cette source que sont allés puiser, même sans le savoir, Springsteen et Cummings après lui, dans cette énergie et cette pureté qui effleure parfois l’image, comme dans cette scène où Mitchum offre à la jeunesse et à son fils James une scène pleine de lyrisme qui rappelle soudainement les ombres et les bruissements sauvages de La Nuit du chasseur.

