Laissant derrière lui les univers de Tolkien ou d’Hergé, Peter Jackson se remet enfin en selle avec ce documentaire sur la Première Guerre mondiale, se risquant à une nouvelle approche de ces images d’archives mille fois visionnées depuis maintenant un siècle.
They Shall Not Grow Old
Un film de Peter Jackson
2018 – Nouvelle-Zélande / Royaume-Uni
Fantômes contre fantômes
Mais où était passé Peter Jackson ? Après la mise au monde compliquée de sa trilogie du Hobbit, le cinéaste néozélandais avait disparu des radars – avec comme nuance son rôle de producteur sur Mortal Engines. Lui qui avait cumulé les jours de tournage sur ses films aux productions monstres, il cumulait désormais les annonces de projets, autant remis au goût du jour qu’en stand by par de plus gros studios refroidis par l’accueil plus contrasté de ses derniers bébés dopés aux effets visuels en 3D. Comme soudain frappé d’une mission introspective, le voilà qu’il réapparait sur le devant de la scène avec un montage d’archives pour marquer le centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale, Pour les soldats tombés.

La commande de l’Imperial War Museum britannique a une résonance particulière auprès du cinéaste, dont le grand-père fut mobilisé sur les champs de bataille européens. Jackson s’était déjà illustré avec plus de distance, dix ans plus tôt, avec un court-métrage promotionnel pour la caméra Red One, Crossing the Line. Or, cette nouvelle tentative est pleinement dédiée à ce parent disparu. Celle-ci aura demandé trois années de travail pour compiler les 2200 heures d’images d’actualités cinématographiques d’époque et les 600 heures de témoignages enregistrés mis à sa disposition. Un travail de défrichage titanesque inévitable pour réduire l’ensemble à un tout cohérent d’1h39 qui sera projeté sur les écrans ce mercredi.
Une erreur, sans doute, d’orienter vers le grand écran un résultat plus favorablement conçu pour le petit. L’argument principal sur lequel s’avance Pour les soldats tombés est une nouvelle approche visuelle des images d’archive de la Grande guerre, qui ne manquera pas de faire bondir les historiens : en plus de la colorisation, Peter Jackson triture d’autant plus le matériau de la pellicule en leur fabriquant une vitesse de défilement approchant une fluidité naturelle. Jusqu’ici, ces séquences étaient rarement filmées à l’époque à 24 images par seconde et rendaient une captation du réel mécanique ou saccadée.

Malgré toutes les bonnes intentions du cinéaste à vouloir rendre l’expérience la plus immersive par ce procédé, celui-ci explose par la taille de l’écran sur lequel on le découvre. Les halos de mouvement autour des soldats détourés à la palette graphique se retrouvent plus marqués encore ou bien le déplacement erratique des grains de la pellicule, comme sur un mauvais effet de morphing, fait perdre à l’image cette sensation d’une insoutenable vérité imprimée à chaque photogramme. Cet effet reste néanmoins cantonné à l’expérience au front, préservant le reste du film dans une autre expérience, tout aussi artificielle, d’une projection avec le bruit du projecteur dans le fond.
Tandis que la reconstruction sonore qui nous assaille essaie de donner un peu d’épaisseur aux images, au moins, nous évitons le narrateur dominant habituel d’autres production dans le genre (la série Apocalypse, par exemple). ici, seuls les vétérans s’expriment sur leur parcours et leur vécu de la guerre. Les anecdotes sont innombrables mais souvent redondantes avec les images. Mais surtout, Peter Jackson ne laisse jamais de répit à son spectateur, sans aucune interruption pour reprendre son souffle dans un documentaire qui ne cesse de lui parler. Les archives montrent aussi leurs limites au combat où le cinéaste ne peut que faire qu’avec des gravures ou des séquences a posteriori, représentatives de la boucherie. En ceci, Jackson, fort de son centenaire de recul, paraît pourtant moins juste que Jean Aurel qui réalisa en 1963 le bien-nommé 14-18 pour la télévision française, intégralement constitué d’archives – et lauréat de l’Oscar du meilleur documentaire en 1965. Plus conventionnel peut-être, le film de Jean Aurel demeurait plus réel, la “parole” de l’archive étant moins altérée, dans un soucis de recontextualiser la Grande Guerre dans une ère post-Seconde Guerre mondiale.
Par son envie de restituer encore plus d’authenticité aux images de la Première Guerre mondiale et au sacrifice de leurs figurants, Pour les soldats tombés se précipite malgré lui dans une voie complètement opposée. L’intention naïve de Peter Jackson vire au simulacre total. Il ne reste finalement de ce documentaire qu’un étrange pressentiment, que l’avenir de l’archive auprès du grand public n’augure rien de bon – vouloir recouvrir ces spectres évanescents immortalisés sur la pellicule noir et blanc par des fantômes en couleurs plus mouvants. Et plus artificiels surtout.
Warner Bros.
Cinéma
3 juillet 2019