C’est Marlon Brando qui aurait du avoir le rôle. Celui d’Eddie Anderson, Evangelos Topouzoglou, fils d’immigré grec touché par la grâce du rêve américain (la publicité) qui, un beau jour, précipite sans crier gare sa belle cylindrée blanche sous les roues d’un camion. Pourquoi ce geste ? C’est tout l’objet de ce film de 1969 d’Elia Kazan dont le personnage principal, survivant de justesse à son suicide manqué, entre en profonde crise existentielle
The Arrangement
Un film d’Elia Kazan
Avec Kirk Douglas, Faye Dunaway, Deborah Kerr
1969 – États-Unis
Ce texte prolonge et renvoie à l’article “Hollywood 1969 : Horizons Perdus” publié dans le n°4 de Revus & Corrigés : Il était une fois 1969.
Pas de Brando, dans un film qui se présente d’emblée comme un objet intime adapté du premier roman écrit deux ans plus tôt par le cinéaste fraîchement veuf, déboussolé et isolé en Europe. Il fut le premier surpris, selon ses dires, du grand succès du livre en librairie. Pas de Brando, dans un rôle revendiqué assez clairement par Kazan comme autobiographique, que le statut particulier de l’acteur de Sur Les Quais – quasi alter ego du cinéaste à l’écran – aurait sans doute fait briller d’un éclat particulier ; c’est Kirk Douglas qui prendra le rôle. Elle est longue, on le sait, la liste des rendez-vous manqués entre un acteur et un personnage… Et presque aussi longue celle des rôles merveilleux refusés par Brando. Celui-ci s’est révélé particulièrement décisif, cependant, dans le destin du film tel qu’il fut tourné. Kazan en parle avec lucidité dans sa monumentale autobiographie A Life : « Il y avait un problème avec Kirk », écrit-il. « Eddie est sensé commencer le film défait à tous niveaux sur le plan émotionnel ; le film tout entier tient à la douleur primitive du désespoir du personnage. Kirk avait développé une image : celle d’un homme qui surmonte n’importe quel obstacle. Il projette une aura d’invulnérabilité. Marlon, au contraire – avec tout son succès et sa popularité – était toujours aussi peu sûr de son talent et de lui-même. Jouer n’avait rien à voir là dedans. C’était une affaire de personnalité. Kirk, un homme brillant qui s’est complètement investi dans le travail que nous faisions et à essayé tout ce que je lui demandais, n’était pas le bon acteur. Tout ce que Marlon aurait eu à faire était de venir sur le plateau et se planter devant la caméra ».
« Peu de films, de studio qui plus est, auront à ce point mis en péril l’identification du spectateur »
Comment donner tort à Kazan ? À aucun moment Kirk Douglas, pourtant impeccable, ne met réellement à jour la fêlure du personnage, sa fragilité, celle-là même qui rendait sublimes les salauds et les brutes jouées par Brando ; on on ne peut rien contre le Kowalski du Tramway, rien contre le Terry Malloy de Sur Les Quais et sa tendresse sauvage qui affleure face à Eva Marie Saint de l’autre côté de la grille du pigeonnier. Eddie Anderson est profondément antipathique, comme est antipathique le film de Kazan. Mal aimable. Méchant. Vulgaire, notamment dans sa manière de traiter le personnage de Deborah Kerr -actrice pour laquelle le cinéaste n’aura pas un seul mot dans son autobiographie – en mégère acariâtre et vieillissante délaissée par Eddie, à laquelle le film ne donne jamais la moindre chance.
Peu de films, de studio qui plus est – L’Arrangement étant gracieusement produit et distribué par la Warner – auront à ce point mis en péril l’identification du spectateur. Peu de films, c’est Chabrol qui le disait à propos des derniers Fritz Lang allemands, auront autant « fait la gueule »… Et c’est peut-être cela, paradoxalement, qui sauve Kazan du naufrage.
America, America (1963) était le film d’une seconde naissance : celle de Stavros Topouzoglou, oncle débarqué d’Anatolie sur les côtes rocheuses d’Ellis Island. C’était le film d’une promesse, d’un horizon, le plus grand et le plus beau de tous pour celui qui tombait à genoux en foulant le sol à la sortie du bateau : c’était l’Amérique. Six ans plus tard, L’Arrangement vient claquer sans ménagement la porte ouverte par ce film, et dresser un constat amer : celui de l’échec de la génération de Kazan de s’être montrée à la hauteur de cette promesse offerte à leurs aînés, et celui de ces aînés eux-mêmes qui l’ont corrompue et oubliée en cours de route ; « we blew it », aurait très bien pu lâcher Eddie au bord de sa piscine sans fond où il fantasme les courbes de la nymphette Gwen (Faye Dunaway). L’Arrangement est un deuil triste et froid, où n’apparaît plus que furtivement, dans des flash-backs désordonnés, le lyrisme du Fleuve Sauvage (1960) et celui de La Fièvre dans le sang (1961). « Don’t worry Charles, I’ll go away ». C’est ce qu’assure calmement Kirk Douglas au nouveau compagnon de son amante. « Where ? », répond celui-ci. « Into myself ». C’est un exil intérieur à la recherche des voix perdues de l’enfance, de la douceur de la mère et de la brutalité maladive du père devenu fou qui se meurt et que l’on enterre en silence, dans un cimetière minuscule perdu au milieu des mille bretelles d’autoroute qui serpentent désormais à travers Los Angeles, parasitant le cadre.
« Kazan le savait aussi, il se dissimulait en lui une autre personnalité bien moins recommandable, arriviste et roublarde »
Une mise à nue intégrale et impudique, odieuse par moments, et indéniablement courageuse dans sa radicalité. Kazan avance sans masques dans L’Arrangement, autoportrait amputé du charme irrésistible et confondant de Brando qui était aussi le sien -il n’est qu’à voir quelques minutes d’une interview du réalisateur pour être immédiatement emporté par son magnétisme et par son verbe, précis et généreux. Mais, Kazan le savait aussi, se dissimulait en lui une autre personnalité bien moins recommandable, arriviste et roublarde, dévorée par l’envie de plaire, qu’il fustige sans concessions dans son autobiographie. Un Charles Tatum, en somme, du nom du personnage sans morale interprété par Kirk Douglas (qui d’autre ?) dans Le Gouffre Aux Chimères (1951) de Billy Wilder. Bien plus qu’un choix de substitution ou un hasard de calendrier, le casting de Douglas a pu agir, ainsi, comme un révélateur et comme un moteur.
Si l’échec public et critique inévitable de L’Arrangement a pu masquer l’authenticité et l’énergie de ce geste, au moins son film a-t-il été vu. Pas comme Wanda, chef-d’œuvre tout aussi autobiographique réalisé sans un sou l’année suivante par Barbara Loden, actrice et compagne du cinéaste. C’était le modèle du personnage de Gwen, et Kazan lui avait promis le rôle. Rôle qu’il donna finalement, au dernier moment et sans explications, à Faye Dunaway. Combien sont-ils les artistes qui, comme Jean-Luc Godard ou Bob Dylan à peu près au même moment, acceptent de se regarder en face et de créer, de se réinventer – maladroitement et à tâtons, toujours dans la douleur – à partir de leur profond dégoût d’eux-mêmes ? Kazan est de ceux-là.