Alors que s’achève à la fin du mois de juillet l’exposition que consacre la Cinémathèque française au cinéaste égyptien Youssef Chahine, entretien avec ses commissaires, Régis Robert et Amal Guermazi, sur la portée de l’exposition et le rôle qu’elle a eu pour remettre au goût du jour l’œuvre du réalisateur d’Adieu Bonaparte et du Destin décédé le 27 juillet 2008. Ce fut pour beaucoup, connaisseurs comme néophytes, la redécouverte d’un artiste aux films plus actuels que jamais.

Cet entretien prolonge le dossier consacré à Youssef Chahine dans le n°3 de Revus & Corrigés, constitué d’un texte sur le cinéaste et d’une rencontre avec Marianne Khoury, nièce du cinéaste et directrice de sa société de production MISR.


 

Quel bilan tirez-vous de l’exposition consacrée à Youssef Chahine qui a ouvert ses portes en novembre dernier ?

Régis Robert : Nous avons atteint notre objectif : faire vivre et revivre l’œuvre de Chahine. On a attiré près de 20 000 personnes, et les projections ont bien fonctionné. Nous avons eu de très beaux témoignages sur notre livre d’or, qui en est à sa troisième édition. La rétrospective continue de tourner : elle revient tout juste de Bologne en Italie et de Karlovy Vary en République Tchèque. Elle devrait partir au MOMA de New York, à Lausanne, voire au MUCEM. Fin mars, nous avons participé à l’AFLAM, qui avait lieu au MUCEM. À cette occasion, plusieurs événements ont eu lieu en région PACA : Amal a fait trois conférences à La Ciotat, Aix en Provence et Port de Bouc. Et si tout va bien, le coffret DVD Tamasa sortira dès cet automne.

Quel retentissement l’exposition a-t-elle eu en Égypte ? Et dans le reste du monde arabe ?

R.R. : L’Égypte avait démarré avant nous à l’occasion des dix ans de la disparition de Chahine en septembre, avec une rétrospective de 21 films restaurés. Elle a très bien fonctionné auprès des jeunes. Lors de l’AFLAM, nous avons rencontré de jeunes étudiants en cinéma arabes (notamment du Liban et de Bahrein), qui ne connaissaient pas Chahine ! On a donc fait notre boulot de passeur, surtout Amal qui est arabophone. Tout ceci a eu lieu grâce à ce qui s’est fait à Paris. Reste que sur place, ce n’est pas simple. On espère qu’Amal va pouvoir voyager avec l’exposition et la conférence dans le monde arabe.

Amal Guermazi : J’ai eu des contacts pendant le festival de Bologne. Le Liban aimerait bien rendre hommage à Chahine, mais pas de date encore prévue. Berlin et Lausanne ont programmé des rétrospectives Chahine.

R.R. : L’idée est vraiment de pousser l’exposition et les conférences dans le monde arabe. Pour l’Occident, tout s’est bien passé et très bien enclenché. À Paris, on a eu 3 temps forts : lors de l’ouverture de l’exposition, lors du festival Toute la mémoire du monde, et une soirée avec l’Institut des cultures de l’Islam, une association qui promeut les cultures du monde musulman, en projetant des films rares de Chahine, ceux qu’il a tournés au Liban. Amal y a chanté deux chansons de Fairouz – un magnifique moment !

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Parmi vos témoignages, y en a-t-il qui vous ont marqués ?

R.R. : De manière générale, on n’a eu aucune critique sur le contenu de l’exposition, que des dithyrambes ! Parmi les témoignages, citons celui Gilles Gauthier, diplomate qui a fait une partie de sa carrière au Moyen Orient, qui a été en poste au Caire et qui a connu Chahine, et auteur de Entre deux rives : 50 ans de passion pour le monde arabe. Il est actuellement conseiller de Jack Lang à l’Institut du monde arabe. Il nous a laissé un mot magnifique. Ce qu’il a particulièrement apprécié, c’est que l’expo soit en français et en arabe. Ce qui n’est pas le cas à l’IMA ! Le public arabophone est venu nombreux pour laisser des mots qui font écho à l’œuvre de Chahine et à la situation en Égypte, qui a empiré depuis le début de l’exposition, notamment au niveau de la liberté d’expression et de la création artistique. Parmi les personnalités, on a eu la visite de madame Gene Kelly, qui ne savait pas que Chahine avait été un grand fan de son mari. Une rencontre très émouvante ! Depuis, elle relaye très fortement l’exposition à travers la gestion qu’elle assure du patrimoine de Gene Kelly. Beaucoup de collaborateurs de Chahine sont également venus, signe que Chahine était vraiment aimé, admiré, et était au maître aussi bien sur un plan artistique, technique qu’humain.

Quels sont les aspects de l’œuvre de Chahine qui ont été le plus remis en avant au cours de ces derniers mois ?

R.R. : L’artiste engagé est ce qui a le plus marqué, ce dont témoigne notre livre d’or. Chahine est désormais également identifié comme une personnalité queer à l’exposition Champs d’amour qui se tient actuellement à l’Hôtel de ville de Paris. Il y est mis en avant comme l’un des cinéastes ayant défié la censure et évoqué l’homosexualité à l’écran. Il y figure au nom du monde arabe et de l’Égypte pour avoir évoqué ce thème à l’écran dès les années 1960.

Et sur l’émancipation des femmes ?

A.G. : Chahine n’a presque jamais évoqué ouvertement ce thème. Les femmes ont bien sûr des rôles importants dans ses films, mais il n’est jamais traité en tant que tel. Cependant, j’ai redécouvert Un jour, le Nil à Bologne, dans lequel il y a un discours féministe très assumé ! Cela m’a surpris, car il en parle d’habitude de façon beaucoup plus dissimulée.

R.R. : À l’instar d’un Almodóvar en Espagne, Chahine a très bien su filmer la femme orientale. Au-delà d’un discours féministe, il tient un discours amoureux en direction des femmes. Regardez tous les rôles qu’il a offerts à Faten Hamama. Sa dernière muse est une femme, même s’il a beaucoup parlé de lui ou des problèmes liés au fait d’être un garçon en Égypte. Cependant n’est pas totalement un discours féministe. Je trouve réducteur de n’évoquer que le féminisme à propos de Chahine. Sa vision est beaucoup plus large : son engagement par le discours, mais surtout par la danse, le chant, la musique. D’ailleurs, ce que représente Amal en tant que femme arabe aujourd’hui, qui appartient à la génération du Printemps arabe et qui travaille en Occident, a beaucoup été questionné. C’est ce qui est intéressant, cela raccroche à la vision de Chahine en tant qu’artiste militant.

A.G. : J’ai souvent été interrogée sur mon statut de femme, artiste, arabe, chercheuse, qui travaille sur un artiste souvent censuré et considéré comme dissident. Voilà pourquoi, d’ailleurs, l’œuvre de Chahine reste toujours autant brûlante et atemporelle.

R.R. : Il est aussi important de mettre au jour le discours militant de Chahine à travers la musique. Amal a été la première à le faire en profondeur.

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Avez-vous fait des redécouvertes à propos de Chahine ?

R.R. : En fait, je l’ai complètement découvert. Au départ, Chahine, pour moi, c’est une aventure de conservateur. On m’a envoyé au Caire comme les archéologues pour les pyramides ! Je ne connaissais pas l’homme. J’ai bien sûr été aspiré. Il a consacré tant d’énergie et de passion pour créer et tenir un discours de réconciliation. Comme le disait Dalida, Chahine est quelqu’un qui vous vole. Même absent, il vous emmène très loin. Tant que les archives sont à Paris, elles demeurent accessibles pour approfondir les travaux de recherche sur Chahine. Ma rencontre avec Amal m’a permis d’aller encore plus loin.

A.G. : Les films de Chahine sont comme un mille-feuilles : plusieurs strates de lectures sont possibles. À chaque fois, on découvre un petit détail, tant ses films sont riches et foisonnants. Mon travail est parti d’une simple intuition : Youssef Chahine donne une place importante à la musique pour exprimer des choses qu’il n’oserait pas exprimer autrement ; c’est une personnalité engagée qui parle au monde occidental en tant qu’homme de l’Orient, et inversement. Il a un pied sur chaque rive de la Méditerranée. On a tant besoin aujourd’hui d’une telle main tendue ! Et plus j’avance, plus mon intuition se confirme.

R.R. : Comme beaucoup de génies visionnaires, il n’a peut-être pas été assez compris en son temps et en son pays. C’est un cinéaste visionnaire d’une modernité incroyable, qu’on peut même désormais qualifier de queer ! Même dans son dernier long-métrage, Le Chaos, considéré comme ne plus être totalement un film de Chahine car co-réalisé, on y trouve les prémisses du Printemps arabe.  En son temps, seule une poignée d’hommes l’avaient compris, dont Humbert Balsan, qui l’a accompagné et fait confiance. C’est maintenant que son œuvre va vraiment porter ses fruits.

Propos recueillis par Sylvain Lefort.
Remerciements à la Cinémathèque française.



1 Affiche Youssef Chahine vu par Youssef Nabil

L’exposition Youssef Chahine se tiendra à la Cinémathèque française jusqu’au 28 juillet 2019.

À lire également sur le site, Youssef Chahine : De Hitchcock à Oum Khalsoum.

Crédits images : © MISR International Films / © Orange Studio / © La Cinémathèque française

Sylvain Lefort

Co-fondateur Revus & Corrigés (trimestriel consacré à l'actualité du cinéma de patrimoine), journaliste cinéma (Cineblogywood, VanityFair, LCI, Noto Revue), cinéphile et fan des films d'hier et d'aujourd'hui, en quête de pépites et de (re)découvertes

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