Faire ressortir un patrimoine récent au cinéma est souvent assez intéressant, car c’est confronter des souvenirs pas tout à fait effacés à une éventuelle réactualisation de l’œuvre – et l’ouvrir aussi à de nouveaux publics. Dans le cas de Donnie Darko (et sa director’s cut), film culte d’une génération de cinéma américain, l’effet est renforcé par son cinéaste, Richard Kelly, dont la carrière aujourd’hui presque en friche – il n’a rien réalisé depuis dix ans – à revoir aujourd’hui sous un jour différent. L’occasion de rencontrer un cinéaste hors de son temps, presque dépassé par ses propres films.


 

Quelle étrange sensation que de s’entretenir avec un cinéaste qui, au fond, est un peu patrimoine avant l’heure. Revenu de manière éphémère sur le devant de la scène grâce à la ressortie française de Donnie Darko et sa director’s cut, Richard Kelly retrouve, l’espace d’un instant donc, sa gloire d’antan. L’objet générationnel culte Donnie Darko, auquel ont succédé deux films, l’ubuesque mais génial Southland Tales, qui aura (pas forcément en bien) marqué les spectateurs cannois lors de sa découverte en 2006, et le raté mais bien intentionné The Box, trois ans plus tard. Kelly est malgré lui quasiment l’emblème d’un cinéaste sacrifié, relique d’un cinéma indépendant américain vivant son explosion des années 2000 – lui, a même explosé en plein vol. Mais pour bien des cinéastes, l’exercice de la director’s cut, du montage alternatif, permet un regard a posteriori de l’auteur sur son œuvre. Cela s’est vu en bien comme en mal, avec les évolutions sidérantes de Blade Runner, ou les choix plus discutables de William Friedkin sur ses films. Kelly voit la director’s cut de Donnie Darko comme un « compagnon » de la version salle, non un montage destiné à l’améliorer ou le remplacer. « C’est plus romancé, on creuse davantage les différents chapitres sur la philosophie du voyage à remonter dans le temps, notamment au travers de Roberta Sparrow, la voisine démente. On a un aperçu de l’intérieur de son livre. C’est comme ouvrir l’histoire vers quelque chose d’encore plus vaste, plus complexe. » Conscient de la quasi-mythologie de son propre film dans la pop culture américaine, Kelly semble comme fantasmer un univers partagé, une saga – Donnie Darko a eu sa suite au rabais huit ans plus tard, mais le cinéaste n’y a rien à voir. La version longue, moins rythmée, moins efficace éventuellement, se rapproche pour Kelly de « la lecture d’un roman ; et cela demande au spectateur de véritablement s’impliquer, le lire et prendre le temps de le digérer. »

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Une œuvre contemporaine à prendre avec du recul

Digérer. Voilà une caractéristique dont l’absence a fait souffrir le cinéma de Kelly, entre le culte instantané de Donnie Darko, toujours à double tranchant, et le retour de flamme violent de l’inattendu Southland Tales. La director’s cut de Donnie Darko date de 2004, elle avait tourné aux États-Unis mais jamais en France. Dix-huit ans après la sortie du film, elle fait peut-être davantage effet, en bien comme en mal selon ses avantages et inconvénients, que dans la foulée de la sortie du montage original. C’est aussi prendre du recul sur le côté fourre-tout des films de Richard Kelly, où tous les genres se rencontrent, mutent ensemble, parfois pour un résultat incertain, comme une expérience d’alchimie. Au fond, Richard Kelly, c’est un peu le Mickey de Fantasia, l’apprenti sorcier, il essaye tout en même temps. Justement, il n’apprécie pas « mettre les choses dans une case. Les meilleurs films ne rentrent pas dans une case, dans un genre, c’est davantage que cela. Personnellement, je tâche d’emprunter aux émotions de la vie, à l’expérience, ce qu’elle procure. À mes yeux, le genre n’est pas une réflexion authentique de la vie. ». Après tout, c’est la formule qu’il avait appliqué au foutraque mais fabuleux Domino (2005) de Tony Scott, que Kelly a écrit. « Tony m’a apporté ce projet, alors qu’il travaillait dessus depuis près d’une dizaine d’années. Il avait collaboré avec trois autres scénaristes, sans pouvoir vraiment arriver à quoi que ce soit, à savoir surtout trouver une fin viable. Comme si trouver la fin, c’était comprendre comment faire le film. C’est progressivement devenu un film méta-narratif, à moitié inventé, à moitié inspiré des faits réels, pour comprendre comment Domino Harvey était devenue bounty hunter. » Il est vrai que ce personnage partagé à la fois par l’esprit de marginalité, de répulsion face à la société, si ce n’est de rébellion des personnages d’autres films de Richard Kelly. « Domino avait trouvé dans Tony ce goût du danger, de l’adrénaline. C’est ce que j’avais essayé de capturer dans mon scénario, donner la matière nécessaire à Tony pour qu’il applique dessus son ébouriffante sorcellerie technique. Ces deux ans aux côtés de Tony et Domino ont été formidable. Une bénédiction, envers laquelle je serai toujours reconnaissant. » Et Domino aussi, fidèle à Kelly comme à Tony Scott, est un film qu’il aura fallu appréhender, digérer.

Passés ces jolis mots de Kelly sur Tony Scott, un brin emplis de nostalgie, c’est aussi le moment où l’on se rend compte que Kelly, un peu timide, n’est pas (ou plus) tout à fait à l’aise avec l’exercice de l’entretien. Il faut naviguer entre les banalités sur la conception du cinéma (dont une métaphore pas très originale avec la conception d’un gâteau et l’équilibre entre les ingrédients) pour percer à jour comme une sorte de mal-être du cinéaste, qui soudainement donne l’impression de vertige fascinant tant il se télescope avec le mal-être de ses personnages. Richard Kelly, c’est aussi un cinéaste de l’Amérique des apparences, de l’Amérique malade. Les suburbs qui cachent des freaks, façon Blue Velvet (1986) de David Lynch – cinéaste qu’il compte « parmi les plus grands », l’ayant découvert gamin avec Twin Peaks – moins à la gloire de la marginalité, davantage dans un sentiment dépressif. Parfois, on dirait presque du Douglas Sirk. On le lui dit, d’ailleurs. « En effet, mais je pense que c’est inconscient, bien que je sois un grand admirateur de ses films. C’est l’un des plus grands. J’ai vu comme il a influencé Todd Haynes quand il a fait Loin du paradis. Maintenant j’ai envie de revoir tous ses films ! Mais c’est surtout car Donnie Darko et The Box mettent en scène la banlieue américaine, où les personnages n’assument pas, contrarient leurs envies, besoins et sentiments, jusqu’à un dysfonctionnement, un mal-être profond qui finit par les contaminer en surface ». Émergé presque au même moment, un autre cinéaste américain l’a aussi travaillé dans ses films, Sam Mendès, notamment dans American Beauty (1999). « On a été diplômés, on a commencé vers le même âge. En revanche, je n’ai fait que trois films, mais lorsque j’ai réalisé Donnie Darko, j’avais à peine 25 ans. » Amusant de se dire qu’au fond, avec en tête l’image du cinéaste qui téléscope son mal-être sur ses personnages, ou inversement, Kelly était à cette époque tout juste plus âgé que le teenager interprété par Jake Gyllenhaal, à peine 20 ans au moment du tournage.

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Innocence de ton, noirceur politique

Cette jeunesse emprunte d’un désir politique donne à Donnie Darko une force mâtinée de naïveté – l’envie de faire du politique sans forcément en saisir tous les contours. Kelly fait tout de même remarquer que tous ses films « se déroulent durant une période électorale. 1988 pour Donnie Darko, 2008 pour Southland Tales, 1976 pour The Box. Les histoires évoquent soient la campagne en elle-même, soit les résultats, comme dans The Box. Ce sont des périodes de changements, de drames et de suspens importantes ». Lorsqu’on lui demande si Trump aura aussi son écho dans sa filmographie, Kelly s’en amuse espère tout de même pouvoir faire un film avant qu’il ne quitte la Maison Blanche. Depuis dix ans que Kelly n’a pas fait de film, le monde a encore changé, et c’est aussi à lui d’y retrouver sa place. Ne pas être juste un commentateur laissé sur le bas-côté. « Le monde devient de plus en plus dangereux. Les menaces s’affirment, que ce soit le réchauffement climatique, les suprémacistes blancs, le fascisme. Je veux pouvoir confronter ça dans un film. Et il y a encore à dire sur le passé, le futur, voilà pourquoi je travaille sur bien des temporalités différentes, bien des projets différents. » Quels projets ? On ne sait pas trop. Kelly n’en parle pas vraiment, botte en touche. Lorsqu’on lui fait remarquer que l’industrie du cinéma n’est radicalement plus la même que celle qu’il a connue dans les années 2000, que l’avènement de Marvel ou de Netflix rebat les cartes, il semble comme s’auto-conforter, disant qu’il travaille « avec des personnes formidables sur plein de projets. Je ne suis pas tout seul dans ma cave ! Je travaille avec les studios, des gros partenaires, avec lesquels j’ai de très bonnes relations, mais je fais attention. Je ne veux pas faire un film tant que mes ingrédients ne sont pas tous réunis. »

Peut-être qu’il n’avait pas tous les ingrédients lorsqu’il a réalisé Southland Tales, qui a son goût d’inachevé. Il concède lui même que de tous ses films, « c’est celui qui n’est pas fini, à proprement parler. Tous mes films ont une dimension d’inachevé, mais celui-ci plus qu’un autre. Je suis fier du travail qu’on a fait, jusqu’où on a pu aller. Mais il y a encore tant à développer, aller au-delà d’une director’s cut, peut-être faire d’autres films. J’aimerais étendre l’univers de Southland Tales, c’est mon rêve ». Pourtant, lorsqu’on lui demande s’il travaille tout de même sur cette fameuse director’s cut de Southland Tales, il laisse entendre qu’il est peut-être dessus, qu’il attend en quelques sortes que les planètes s’alignent. Le soir même, à une projection de Donnie Darko au Forum des Images, Kelly annonce travailler avec Sony et Universal pour sortir cette version director’s cut cannoise de Southland Tales. Pourquoi nous l’a-t-il caché quelques heures plus tôt ? Comme s’il voulait avoir son coup de théâtre pour le show du soir. Ultime effort d’un cinéaste fatigué mais pas encore désespéré, qui croit encore dans un rêve américain qu’il a tant critiqué.

Propos recueillis par Clara Tabard et Marc Moquin

 


 

donnie darko affiche

Carlotta Films
Cinéma
24 juillet 2019

À noter que Carlotta Films ressort Donnie Darko dans ses deux montages, version d’origine (et director’s cut (). Le second montage propose un certain nombre de scènes inédites et quelques changements, dans la musique notamment. Moins bien rythmé, c’est un complément intéressant pour ceux qui connaissent déjà bien le film.