Le 1er juillet 2004 disparaissait dans le dénuement le plus total un acteur mythique : Marlon Brando. Dans Les Derniers jours de Marlon Brando, Samuel Blumenfeld nous plonge dans l’antre du dernier monstre hollywoodien, reclus dans sa villa de Mulholland Drive, et livre moult détails sur ce crépuscule d’un dieu, pathétiques, grotesques, et émouvants.
Samuel Blumenfeld, critique et journaliste à M Le Monde, auteur avec Laurent Vachaud d’un livre d’entretiens de référence sur Brian de Palma, ausculte les dernières années de Marlon Brando. Fascinante et vertigineuse, gorgée de zooms, flashbacks et flashforwards, cette plongée au cœur des ténèbres se révèle, derrière ses atours de document, être un roman. Incrédulité, trouble, et bonheur s’emparent alors du lecteur, témoin privilégié des ultimes moments d’un roi qui se meurt. Formidable tour de passe-passe narratif entre auteur et narrateur, lecteur et témoin, sujet et objet, Les Derniers jours de Marlon Brando renouvelle le genre du biopic littéraire et livre en creux une sorte d’auto-portrait de son auteur.
Comment est né ce livre ? De quel désir ?
Il est né de manière incidente. Un détail de la vie de Brando m’avait intrigué : j’apprends qu’il aurait tenu au début des années 2000, peu avant sa mort le 1er juillet 2004, trois master class sur l’art dramatique et le métier d’acteur. J’enquête. Ces master class ont effectivement eu lieu dans un hangar sur Sunset Boulevard. Elles regroupaient des acteurs amis de Brando – Sean Penn, Nick Nolte, Leonardo di Caprio, Jon Voight – ainsi qu’un public épars, dont des clochards. Son intitulé : Lying for living – un intitulé qui synthétise si bien le mépris absolu qu’il avait pour le métier d’acteur et son propre génie d’acteur ! Je découvre qu’il arrivait sur scène habillé en vieille dame, avec du rouge à lèvres. On peut en sourire et se dire qu’il avait déjà perdu la tête… Mais en fait, non. Se travestir, c’était déjà son truc – souvenez-vous de Missouri Breaks. Il faisait venir sur scène des nains et des lutteurs. C’était donc un gigantesque happening basé sur du n’importe quoi ! Et qui ressemblait à ce que Brando montrait de lui à l’écran depuis une vingtaine d’années.
Ces master class sont-elles visibles ?
Son exécuteur testamentaire, Mike Meadavoy, m’a confirmé qu’elles étaient dans un coffre. Donc, elles existent car elles ont été filmées. On peut imaginer qu’elles seront détruites un jour pour être certain qu’elles ne soient jamais vues. Parmi ceux qui ont filmé ces master class, il y avait Tony Kaye (réalisateur d’American History X). J’ai tenté de l’interviewer à ce sujet, il m’a raccroché au nez.
Que souhaitait faire Marlon Brando de ces master class ?
Il souhaitait les commercialiser sous format de cassettes VHS via un site, marlonbrando.com, comme une méthode de yoga ou un régime amaigrissant – un tuto, dirait-on aujourd’hui. Sauf qu’elles proviennent d’un des plus grands acteurs de l’histoire ! Sur ce site, outre cette master class, il souhaitait commercialiser des brevets qu’il avait déposés (un brevet antisismique, un brevet de système d’aération), une méthode pour tendre des peaux de congas… Bref, un grand n’importe quoi, sans queue ni tête ! A l’époque, il était fauché, il cherchait des liquidités.
« Il est difficile de toucher à une icône »
Comment à partir de ces éléments en venez-vous à écrire un roman ?
Je n’ai aucun espace commun avec Brando. Son existence et la mienne ne se confondent pas. Il n’y a pas d’intersection entre son vécu et le mien. En revanche, une personne qui cherche à faire du commerce avec des bouts de ficelle via un site Internet, peut s’apparenter à un des personnages de Mangeclous, d’Albert Cohen. Là, je peux comprendre. C’est là que je me suis dit qu’il y avait matière à roman.
Mais pourquoi un roman, alors que cela aurait pu donner lieu à un récit biographique ?
J’ai d’abord écrit un article sur les derniers jours de Marlon Brando, publié dans M Le Monde. J’ai discuté avec des témoins qui avaient côtoyé Brando dans ses dernières années, notamment Mike Meadavoy, son exécuteur testamentaire. J’y avais constaté deux choses : ces témoins ne racontaient rien – ils en savaient sûrement beaucoup plus, mais leurs discours restaient corsetés. L’autre chose qui m’avait frappé, ce sont les réactions suscitées par l’article : haine de lecteurs, refus qu’on touche à l’icône Brando. J’en retiens l’idée qu’il est difficile de toucher à une icône. D’une certaine manière, c’est une réaction légitime. Les stars racontent la vie des gens qui les ont regardées. Les démythifier, c’est nier la vie des gens qui les ont regardées ou admirées. Ces réactions témoignaient d’un très vif intérêt pour Brando. Il était mort physiquement, mais encore vivant à l’esprit du public. C’est sur cette base que je me suis dit qu’il y avait un roman à écrire.

Marlon Brando en 1976, sur le tournage d’Apocalypse Now, aux Philippines, photo de Mary Ellen Mark
En écrivant un roman qui joue sur le factuel et le romanesque, était-ce une manière pour vous de reproduire dans le cadre d’un roman la méthode de l’actor’s studio, qui s’appuie sur le vécu des acteurs pour composer et inventer un personnage ?
Absolument pas. Je n’allais pas inventer quelque chose. Ma question consistait juste à savoir comment raconter cette histoire. J’aurais pu le faire sous la forme d’une biographie, consacrée aux 18 derniers mois de la vie de Brando, sous la forme d’une non-fiction. Si je l’avais fait, on aurait pu me reprocher de me centrer uniquement sur les 18 derniers mois, alors que Brando ne peut être réduit à cette période. Dans ce contexte, j’aurais pu apparaître comme un journaliste fouille-merde, attiré par le côté sombre et anti-star de Brando, à un moment où il est prisonnier de son corps, de ses 140 kilos, de ce qui n’est plus ce qu’il avait été. Mission impossible ! C’aurait été capitaliser sur le génie de Brando pour l’humilier. Certes, d’un strict point de vue biographique, les ouvrages sur Brando s’arrêtent à la fin des années 80. Le désert que constituent ses derniers mois est peu documenté. Si on prend la biographie de référence signée Peter Manso, ces années n’y figurent pas et s’arrêtent après le procès de son fils Christian – son dernier grand rôle, mais un rôle inscrit dans la vie. Le seul biais possible, c’est la fiction. Pour un témoin journaliste, vous ne pouviez pas rencontrer Brando. Vous pouviez éventuellement l’empapaouter, le saouler, lui faire croire qu’il s’agit d’une conversation à titre privé, comme l’a fait génialement Truman Capote en 1957 sur le tournage de Saronaya avec son article « Le Duc en son domaine » . Et je ne suis pas Truman Capote, loin s’en faut ! En outre, lorsque Brando parlait avec un journaliste, il parlait politique. Et cela ne m’aurait pas intéressé. Il parlait très courageusement de la cause indienne, et de manière très documentée. Or avec le temps, lorsque Brando parlait politique, cela me semblait vaseux et de moins en moins précis. Ce n’était donc pas un axe que je souhaitais explorer. Je ne comprends d’ailleurs toujours pas pourquoi on tient à demander aux stars de cinéma ce qu’elles pensent de tel ou tel événement politique, pourquoi on leur demande de se comporter en historiens ou en analystes politiques. Ce n’est pas leur compétence ! Nous avons affaire à des gens qui ont un talent hors du commun pour l’art dramatique ou le cinéma : pourquoi ne les interroge-t-on pas sur ce sujet ? Qu’on essaye de les interroger sur leur vécu pour comprendre leur manière jouer, c’est tout à fait légitime. Savoir pour qui ils votent ne m’intéresse pas ! Ce serait comme demander à Alain Duhamel s’il sait jouer de la guitare ou connaît les grands textes classiques !
« La dernière fois qu’il est sorti de chez lui, c’était pour aller à Neverland, chez Michael Jackson. Comme si quelqu’un de Xanadu rendait visite à quelqu’un résidant aussi à Xanadu. »
Concrètement, comment vous y êtes-vous pris ?
Le seul moyen de parvenir à raconter cette histoire, c’était donc de le faire de manière romanesque – ce qui ne revient pas à tout inventer, mais à imaginer un cadre qui permettrait de rencontrer une personne – en l’occurrence, Marlon Brando – dans une autre dimension. Je me suis donné un an pour me documenter sur Brando et sa dernière année. C’était vraiment difficile, parce qu’il n’y avait rien de centralisé. Personne n’avait labouré ce terrain. Mais il existait plein d’éléments : la master class, son commerce via Internet, ses finances désastreuses, ses autographes, le fait que la dernière fois qu’il est sorti de chez lui, c’était pour aller à Neverland, chez Michael Jackson. Comme si quelqu’un de Xanadu rendait visite à quelqu’un résidant aussi à Xanadu. J’ai passé un an à me documenter, trouver les coupures de journaux faisant allusion à sa dernière année, des témoignages de témoins des derniers instants de Brando (femmes de ménage, etc). J’étais à l’affût de la moindre phrase ou paragraphe. Il m’a fallu tricoter à partir de ce travail. Une fois ce travail effectué, j’étais prêt à rencontrer Brando.

Brando dans l’improbable Candy (1968)
Quelle image aviez-vous de Brando avant de le rencontrer ? Cette rencontre a-t-elle modifié le regard que vous en aviez ?
Pas tant que ça. D’abord, Brando n’est pas un acteur avec lequel ma génération – celles des années 70 – a grandi. Fin des années 60, je ne suis plus le contemporain du grand Brando, celui de Sur les quais ou Un tramway nommé désir. Brando est un acteur de la génération qui a grandi dans les années 50. A partir du milieu des années 60, lorsque Brando choisit un rôle, c’est tout simplement parce qu’il s’est réveillé un matin pour constater qu’il n’a plus d’argent sur son compte en banque. Sa gestion de carrière devient alors empirique et caractérielle. Ce qui l’amène à tourner les films les plus cons de l’histoire du cinéma – ce qu’il reconnaissait lui-même ! Tourner Candy de Christian Marquand, c’est chercher un niveau d’humiliation extrêmement avancé. On a toujours dit de Brando qu’il était un acteur masochiste et qui aimait se faire taper à l’écran – le cas d’école étant La Poursuite impitoyable, d’Arthur Penn, et dont on trouvait également des traces dans La Vengeance aux deux visages et dans L’Homme de la Sierra. Brando appréciait se faire casser la figure à l’écran. Mais il appréciait également de s’humilier : « en tant que plus grand acteur de tous les temps, vous allez voir ce que vous allez voir dans Candy ! ». Découvrir Brando au cinéma, c’était avoir affaire à un acteur qui avait perdu sa boussole. J’avais du mal à le situer. Brando était pour moi aussi dégénéré qu’il pouvait l’être au cinéma dans les années 60. N’ayant pas grandi avec lui, l’étiquette « grand acteur de Kazan », mouais…
Il a pourtant aussi fait quelques grands films dans les années 60….
Oui, Reflets dans un œil d’or est un sommet. C’est peut-être l’interprétation la plus sensationnelle de Brando. On y voit bien ce qu’il y a d’intime chez Brando – le militaire, qui lui rappelle son enfance et son père ; on voit bien à quel point, lui, acteur bisexuel, est à l’aise avec ce personnage qui réprime ses pulsions homosexuelles ; on voit bien aussi à quel point il est à l’aise avec John Huston, l’un des plus grands directeurs d’acteurs de l’histoire du cinéma, et avec ses méthodes baroques et bordéliques de tournage. Et in fine, je ne comprends pas comment Brando parvient à produire une telle intensité à l’écran. Il y a quelque chose qui m’échappe complètement dans son interprétation. C’est peut-être pour cela qu’il n’a jamais été aussi grand. Au moment où se passe mon roman – le début des années 2000 – je ne vois pas ce que j’aurais eu de spécial à ajouter sur le Brando mythique des années 50. En revanche, ce qui me frappe dans le Brando de mon époque, celui du Parrain ou du Dernier tango à Paris, c’est son aspect clownesque. Il est à la fois génial et on sent qu’il fait son film dans son coin. Je le sens régulièrement sur la frontière du n’importe quoi, comme si après des moments de génie absolu, il avait besoin de tirer un trait. Je sens en permanence cette tension à l’écran. Elle me semblait être aussi celle de sa vie. Il était alors prisonnier de ce qu’il avait été, tout en étant confronté à sa réalité : seul, ruiné, avec un corps impossible.

Brando avec John Huston sur le tournage de Reflets dans un oeil d’or (1967), l’un de ses films les plus torturés.
Considérait-il avoir des héritiers ? Il cite le nom de Daniel Day-Lewis.
Il était impossible d’écrire ce livre sans empathie pour le personnage – cela va de soi, mais dans le cas de Brando, c’est compliqué, car il possède un aspect monstrueux. C’est une espèce de soleil qui se transforme en astre noir dès qu’on s’en approche, on peut s’y brûler les ailes. Mais dans son rapport aux comédiens, dès que Brando était impressionné par une performance, il l’exprimait avec une authentique générosité. Il n’avait aucun problème pour signifier que d’autres acteurs (Jack Nicholson, Sean Penn et d’autres…) que lui pouvaient être très bons. Par exemple, il avait été très impressionné par la prestation de Nick Nolte dans Contre-enquête, de Sidney Lumet. Il a cultivé ce côté positif, car Brando a été formé pour la scène, cornaqué par Stella Adler. Il a été choyé par cette enseignante de génie, qui a su mesurer l’apport que représentait son enseignement auprès de Brando. Conscient de cela, il n’avait aucun problème à reconnaître que d’autres acteurs étaient bons.
« À partir d’Apocalypse Now, Brando devient une figure totémique. On n’a plus besoin de le voir à l’écran – quelques minutes suffisent pour qu’il remplisse tout le film. »
Peut-on assimiler la trajectoire de votre narrateur vis-à-vis de Brando à celle d’un Willard partant à la rencontre du colonel Kurtz ?
Cela ne m’a jamais traversé l’esprit. Je n’avais pas cette image de Willard car il ne s’agissait pas pour moi de le tuer. Il s’agissait juste de constater comment un individu finissait par apprivoiser la mort. C’était là la dynamique du livre. À partir d’Apocalypse Now, Brando devient une figure totémique. On n’a plus besoin de le voir à l’écran – quelques minutes suffisent pour qu’il remplisse tout le film. Le temps de présence de Brando dans Apocalypse Now est très faible, mais tout le film est construit pour converger vers son personnage. C’était déjà le cas dans Le Parrain : sa présence cumulée ne dure qu’une vingtaine de minutes. C’est pourtant le rôle titre, et on a l’impression de ne voir que lui – et Al Pacino…. Pour un journaliste, comme pour mon narrateur, il était devenu une figure totémique, la Baleine blanche de Melville. En tant que journaliste, si vous le rencontriez, vous deveniez l’homme qui avait vu l’ours. C’est pratiquement ce qui justifiait une carrière. Il n’y avait pas de sujet plus désirable que Brando parce qu’il était inatteignable. Tellement inatteignable qu’on ne pouvait le rejoindre que par le biais de la fiction.
En l’ayant rencontré comme romancier, cela a-t-il permis de vous consoler de ne pas l’avoir rencontré en tant que journaliste ?
Oui, absolument.
Peut-on comparer sa réclusion finale à celle d’une Greta Garbo ?
Non, car Brando avait une activité professionnelle. Il n’a jamais cessé de travailler, à la différence de Marlène Dietrich ou Greta Garbo. Il s’est montré, au cinéma ou ailleurs, pour détruire ce qu’il avait bâti. Regardez les deux derniers gestes artistiques de Brando. C’est, d’une part, la voix de Don Corleone pour un jeu video – une des voix les plus célèbres de l’histoire du cinéma, qu’il a lui-même inventée et façonnée. Il utilise donc un des personnages les plus iconiques qui soient de la manière la plus vulgaire qui soit, dans un jeu vidéo ! D’autre part, son ultime geste professionnel résonne comme son testament artistique. On lui propose de doubler le personnage principal pour un dessin animé TV ; il refuse, mais propose de doubler un personnage secondaire – une grand-mère ! Il enregistre donc cette voix, quelques semaines avant sa mort, sachant pertinemment que ce sera là son dernier emploi. Et il le fait habillé en grand-mère ! Comme pour détruire la figure de la masculinité absolue telle qu’il l’avait incarnée dans Un Tramway nommé désir et Sur les quais. Comme s’il s’agissait pour lui de contrôler sa fin de carrière et clore son existence comme il l’entendait, en contre-disant ce pour quoi il était entré dans l’histoire du cinéma. Ce faisant, il s’essuie les pieds sur les deux pôles emblématiques de sa carrière – le pôle masculin avec Un Tramway nommé désir et Sur les quais – et le pôle totémique – Le Parrain et Apocalypse Now.
Finalement, qu’avez-vous appris sur vous-même au contact de ce Brando romanesque ?
J’ai rencontré quelqu’un qui aurait pu être de ma famille : issu d’un milieu très modeste, confronté aux contingences du quotidien, et les gérant avec les plus grandes difficultés, comme presque tout le monde. Brando a très vite eu besoin d’un sou pour faire un franc. Il vivait dans un dénuement matériel permanent. Certes, il avait une façade – sa résidence à Hollywood, son atoll dans le Pacifique – mais qui constituait juste une apparence. En fait, ces Xanadu lui permettaient de rester hors d’atteinte. J’ai appris que Brando était in fine quelqu’un comme moi. Ce n’était pas réconfortant, mais troublant. C’est ce trouble-là que suis allé chercher.
Les Derniers jours de Marlon Brando
Samuel Blumenfeld
Éditions Stock
256 pages
18€50
En introduction : Brando en 1976 sur le tournage d’Apocalypse Now, photo de Mary Ellen Mark.
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BSAMUEL BLUMENFELD : « BRANDO ÉTAIT TELLEMENT INATTEIGNABLE QU’ON NE POUVAIT LE REJOINDRE QUE PAR LA FICTION » | histoireetsociete · 27 septembre 2019 à 4 h 20 min
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