1909. Une ombre saute d’un train en marche pour rejoindre la réserve californienne de Morongo. C’est Willie Boy, mystérieux indien païute de retour d’on ne sait où, revenu épouser sa promise selon les traditions ancestrales. Après un incident qui provoque la mort de deux indiens et la fuite du couple à travers les étendues sauvages, le taiseux shériff Coop se lance à leur poursuite. Mais où court donc Willie Boy, dans ces espaces nus et désolés que l’homme Blanc a déjà cent fois parcouru et où les siens, exterminés ou parqués dans des réserves à l’abri des regards, ne sont déjà plus qu’un souvenir ?
Out of the Past
C’est d’abord l’histoire d’un retour. Celui d’un personnage : Willie Boy (Robert Blake), qui revient chez lui. Mais c’est aussi celui d’un cinéaste. Abraham Polonsky, l’homme qui fut le scénariste de Sang et or (1947) de Robert Rossen et du Coup de l’escalier (1959 – crédité John O. Killens) de Robert Wise, n’a signé aucun film en tant que metteur en scène depuis plus de vingt ans. L’Enfer de la corruption (1948), lyrique et implacable déconstruction d’une société d’après-guerre gangrénée par la bien-nommée infernale corruption reste, en cette année 1969, sa seule et unique réalisation. Un long silence qui se résume par un mot sec, brutal et hanté, une plaie ouverte qui n’en finit pas de saigner et d’écorcher à vif la société hollywoodienne et l’Amérique tout entière : le maccarthysme.
Vingt années de néant. C’est ce que charrient ces premières images et le générique qui annonce bientôt « Written for the screen and directed by Abraham Polonsky ». On ne peut qu’imaginer la joie qui étreignit le cinéaste à la vision de son nom rescapé de l’oubli et projeté haut et clair dans les salles de tout le pays. On devine son euphorie, sa jubilation, de voir ainsi briller ces lettres blanches que les inquisiteurs pensaient avoir rayées à jamais. Heureux, ce retour du purgatoire l’est donc. Assurément. Triomphal ? C’est une autre histoire… Car si Willie Boy resurgit de nulle part et saute, agile comme un hobo de William Wellman, d’un train en marche, c’est pour se voir aussitôt recouvert d’un nuage de poussière soulevé par une automobile vrombissante qui le dépasse, crapahutant sur la route de terre ocre qui mène à la réserve. C’est un soupçon d’inquiétude qui pointe alors, porté par les stridentes notes de basse qui hachent la partition minimaliste et cristalline de Stanley Wilson : Et si le train s’était fait trop attendre ? Et si c’était déjà trop tard ?

L'Ouest, le vrai ?
On peut être surpris par le grand retour du cinéaste sous le signe du western, genre mythologique par excellence, très loin a priori des univers urbains et de l’ambition affichée par L’Enfer de la corruption et par les autres scénarios de Polonsky, tous ancrés jusqu’à Madigan – écrit l’année précédente sous pseudonyme – dans une réalité très contemporaine et politiquement engagée. Qu’est-ce qu’un ancien communiste est donc allé chercher chez John Ford, se seront demandé les esprits trop rapides et ceux qui n’ont pas vu, derrière les images du Sergent noir (1960) ou de Liberty Valance (1962), le miroir acerbe d’une société bâtie sur le mensonge et l’oubli, agitée depuis l’enfance par des pulsions haineuses que le vingtième siècle, plus qu’aucun, autre aura déchaînées. John Ford, dont la figure canonisée, obsédante et inatteignable, déjà pour l’Amérique de 1969, hante Willie Boy selon les propres mots de son réalisateur. « Ford filmait depuis l’intérieur du mythe », explique-t-il à Bertrand Tavernier dans Amis Américains. « Moi, je le regarde de l’extérieur ». Phrase énigmatique et passionnante, dont on ne prend sans doute pas la mesure à la première vision du film. Car Willie Boy, à l’instar de son héros éponyme qui traverse comme une ombre les nuits sauvages, nous file sans cesse entre les doigts – ou les yeux –, balayant dans ses méandres nos certitudes et nos impressions premières. « He’s like smoke », murmure Tom, le policier indien de la réserve qui escorte Redford dans sa quête. « Jamais vous ne l’attraperez ».
« Ford filmait depuis l’intérieur du mythe. Moi, je le regarde de l’extérieur. »
L’Ouest de Polonsky est une terre désolée et indéchiffrable. Une terre sans symboles, à moins que ceux-ci soient ensevelis, recouverts de cendre, de poussière et de sable, comme ces tuniques indiennes déterrées par Willie Boy dans les vestiges de son village incendié par la cavalerie bleue. « C’est quelque chose que vous ne pouvez pas savoir », expliquera le réalisateur, toujours à Bertrand Tavernier. « […] À la fin du XIXème siècle, il y a eu un grand mouvement de revival en Amérique parmi les Blancs. Mais cela s’est produit chez les indiens aussi, et chez les Païutes dont fait partie Willie, une religion appelée la religion de la Danse du fantôme s’est développée. On y disait qu’un jour, Dieu ferait disparaître tous les hommes Blancs d’Amérique, que tous les indiens morts ressusciteraient et pourraient recommencer à vivre en Amérique. Cela a uni les Indiens. Ils ont alors commencé à porter ces chemises avec ces motifs […]. Et ils croyaient qu’aucune balle de l’homme Blanc ne pourrait les transpercer. Le dernier massacre d’Indiens aux États-Unis (officiellement) eut lieu en 1890 à un endroit nommé Wounded Knee où deux cents indiens Sioux portaient ces chemises. La cavalerie américaine les a abattu. Et les balles traversèrent les chemises ! ».

« Vous ne pouvez pas le savoir ». Jamais Polonsky ne joue le jeu de la métaphore, du moins ouvertement. Les signes restent invisibles ou cryptés ; à nous de les saisir au vol, ou de les laisser où ils sont. C’est que l’enjeu n’est pas, pour Polonsky, de réaliser un manifeste « pro Indien » à la manière emblématique de La Flèche brisée (1950) de Delmer Daves ou du moins visible Massacre, beau et honnête plaidoyer de 1934. Cela ne reviendrait-il pas, au fond, à « filmer depuis l’intérieur du mythe », cette fois-ci en parfait contre-champs ? Pour le dire plus clairement : Willie Boy n’est pas le frère de ces indiens hérauts de la contre-culture portée dans les salles par le Nouvel Hollywood, dont il est pourtant le quasi contemporain. Le film vient d’ailleurs, de plus loin, de cet endroit d’où Robert Aldrich – compagnon de route de l’éphémère Enterprise Studio qui avait produit L’Enfer de la corruption et maintenu un temps l’héritage rooseveltien acculé de toutes parts sitôt la guerre terminée – allait réaliser trois ans plus tard Fureur Apache (1972). Ce film en colère, renvoyant dos à dos le racisme constitutif de la nation américaine et un certain révisionnisme contre-culturel voulant « réhabiliter » les Indiens au prix de leurs singularités, parfois violentes, en contradiction avec les habits de gentils sauvages dont on a voulu les affubler, comprendra mieux qu’aucun autre peut-être à quel point ces bons sentiments tuaient une seconde fois ceux-là même qu’ils croyaient sublimer. Qu’ils effaçaient le souvenir, la trace de l’essentielle altérité indienne. Qu’ils piétinaient l’empreinte de la main de Willie Boy figée dans la boue, celle qui accueille la paume du Sheriff Coop (Robert Redford) lancé à sa poursuite.
« Ils sauront que j'ai existé »
Voir quelques secondes d’entretien filmé de Polonsky sur YouTube ou ailleurs, c’est comprendre combien le dogmatisme lui était étranger. On n’en trouve trace, même dans L’Enfer de la corruption, film ouvertement engagé – autant qu’un film hollywoodien puisse l’être à cette période. L’œil pétillant et humaniste du scénariste / réalisateur, sans doute, le poussait davantage à la nuance qu’à la démonstration militante, travers qui n’a pas épargné certains de ses camarades. Willie Boy abandonne tout discours surplombant. Ou plutôt il les multiplie, les désamorce et les fait se chevaucher ou se contredire entre eux. C’est particulièrement vrai des deux personnages féminins : Elizabeth Arnold (Susan Clarke), femme libre et émancipée combattant farouchement le patriarcat et le racisme de son siècle, défendant corps et âme la réserve et ceux qui la peuplent qu’elle appelle pourtant « mes indiens » et qu’elle ne peut s’empêcher d’infantiliser ; et Lola (Katharine Ross, échappée du Lauréat et de Butch Cassidy et Kid), l’indienne raptée par Willie Boy qui sera jusque dans la mort tiraillée entre la culture indienne et la culture blanche. Polonsky se défendra, à son propos, contre ceux qui lui reprochent d’avoir choisi une actrice non indienne : « C’est du racisme. Que savent-ils sur les indiens de 1909 ? Ils étaient mélangés. Certains ressemblaient à des Blancs, avaient les yeux bleus. […]. Ils voulaient une image qui corresponde à leurs idées préconçues : petit, trapu, gras, le nez épaté, le teint sombre. […] Si vous prenez des photos de toutes les jeunes indiennes de la High School et que vous les mettez à côté de celle de Katharine Ross, vous ne pouvez voir laquelle est indienne et laquelle ne l’est pas. Ces visages sont d’une variété inouïe ».
« Aucun autre acteur hollywoodien n’aurait su donner corps à la colère existentielle de Willie Boy. »
Ce qui est plus surprenant, c’est que le choix de Robert Blake, pas plus indien que Katharine Ross, semble avoir posé moins de problèmes. Les spectateurs de l’époque avaient-il gardé le souvenir lointain de Red Ryder, serial très populaire dans les années 1940 dans lequel le tout jeune Blake interprétait Little Beaver, gentil compagnon peau rouge du personnage principal ? Polonsky aura pris un malin plaisir, sans doute, à défaire sans jamais le souligner (« Vous ne pouvez pas le savoir ») les relents caricaturaux et paternalistes – pour ne pas dire plus – du rôle et de ces films. Mais de Robert Blake, le réalisateur a d’abord su capter l’insaisissable mystère. Son regard impénétrable et farouche, unique, profondément inquiétant et déchirant à la fois ; celui que Richard Brooks avait eu le génie de prêter à l’insondable Perry Smith de De sang froid (1967). On peut se risquer à dire qu’aucun acteur hollywoodien n’aurait su donner corps, avec autant de justesse et d’intensité, à la colère existentielle de Willie Boy. Cette colère qui fait vibrer chaque parcelle de son corps et qui soulève chacun de ses muscles ; qui défie les paysages de roches broyées se dressant comme des tombes à perte d’horizon, et jusqu’à l’Histoire elle-même. « C’est de la folie Willie, tu ne peux pas gagner, tu ne peux pas les battre. Jamais ! » lui hurle Lola au début de leur fuite. « Peut-être. Mais ils sauront que j’ai existé ».

Voilà le cœur battant du film, cela même qui lui donne son titre original : Tell Them Willie Boy Is Here ! (« Dis-leur que Willie Boy est ici ! »), moins neutre et innocent que le seul Willie Boy qu’a voulu garder le français. C’est contre l’oubli que se lève Robert Blake, et Polonsky derrière lui, dans le désert d’une terre pleine de carcasses d’animaux et d’un monde qui part littéralement en fumée. On ne compte plus les feux ni les volutes noirs qui hantent le film jusqu’à sa séquence finale où la cendre finit par envahir tout l’écran, lançant comme un défi au visage du spectateur : qui saura se montrer digne du sacrifice de Willie Boy ? Qui saura, ainsi que nous l’écrivions dans le dossier Hollywood 1969 du quatrième numéro de Revus & Corrigés, recevoir l’héritage perdu porté par le vent ? Robert Redford le comprend, confusément, dans le brouillard du temps présent dans lequel il se débat, comme nous tous : c’est une partie de lui-même qui se consume sous ses yeux. C’est une part d’elle-même, si étrangère et incompréhensible soit-elle, dont s’ampute l’Amérique en mettant le feu aux restes de l’altérité indienne. Ainsi s’évanouit la symphonie du montage de Polonsky, celle des derniers instants d’une Amérique désorientée mais complète, où les cris d’amour du shériff Coop et d’Elizabeth dans leur chambre d’hôtel se prolongent dans ceux de Willie Boy et de Lola, sous un arbre, dans l’immensité de la nuit.

Le western, plus qu’aucun autre genre sans doute, aura reflété pour chaque époque, sur l’écran hollywoodien, ce que Jean-Luc Godard nomme dans ses Histoire(s) du cinéma la « fraternité des métaphores ». S’il est impossible de ne pas voir dans la colonne d’ombres s’éloignant sur le Chemin des larmes des Cheyennes (1964) ou de La Porte Du Diable (1950) les images trop connues des exodes forcées de la Seconde guerre mondiale – on pense aujourd’hui à celles de ceux que notre temps appelle migrants –, si c’est le Vietnam qui crevait l’écran du Soldat bleu (1970) et celui de Little Big Man (1970), Willie Boy aura lui aussi su relier l’Ouest à l’Histoire de son temps. Une histoire bâillonnée, mutilée et presque effacée, en 1969, que le film ravive de bien des manières : celle du New Deal et des années 1930 humiliées, de ses espérances déçues et de ses vies fauchées. « Ils sauront que j’ai existé ». Willie Boy est un cri, une voix contre l’amnésie et le silence, qui nous fait parvenir les échos lointains d’une Amérique trahie et réduite en cendre par vingt ans de maccarthysme.
Ce texte prolonge et renvoie à l’article « Hollywood 1969 : Horizons Perdus » publié dans le n°4 de Revus & Corrigés : Il était une fois 1969.

Tell Them Willie Boy is Here
Un film de Abraham Polonsky
Avec Robert Redford, Katharine Ross, Robert Blake
1969 – ÉTATS-UNIS
Sidonis Calysta
Combo Blu-ray+DVD
17 février 2020
Pour la sortie Blu-Ray, Sidonis a réintégré les bonus de la précédente édition DVD, très complets. Bertrand Tavernier fait sa traditionnelle présentation du film et du cinéaste Abraham Polonsky, lié intimement à son propre parcours d’attaché de presse et de futur réalisateur. Un documentaire, Willie Boy : La Solitude des bannis, offre également des prises et des regards originaux sur le film, servis par des intervenants d’horizons diverses. Enfin, un commentaire audio de Pat et Jim Healy (acteur et historien du cinéma) a été intégré.