Nicolas Boukhrief, cinéaste, a été l’un des piliers du magazine culte Starfix. L’idée de transmission n’a jamais quitté ce cinéphile éclectique. Aujourd’hui, il publie avec sa femme Lydia un livre d’initiation au cinéma au cinéma pour les enfants, 100 grands films pour les petits, où l’on croise classiques universels et monuments plus exigeants… Mais il n’y a pas d’âge pour repousser les frontières de la cinéphilie.

Entretien réalisé par Grégory Marouzé et Marc Moquin, originellement publié dans le n°6 de Revus & Corrigés.

Comment est né votre livre, 100 grands films pour les petits ?

L’idée du livre est venue de mon épouse, Lydia. Elle est très préoccupée par la transmission du savoir, par la perte de la cinéphilie dans la nouvelle génération. Elle ne comprenait pas, par exemple, pourquoi après Mon Ciné club sur Canal + ou avec mes amis de la bande de Starfix, puisque nous nous voyons toujours, nous ne cherchions pas à poursuivre le travail de partage de notre cinéphilie, commencé précédemment, en créant un site internet par exemple. J’ai vaguement essayé de leur en parler, mais c’était infaisable. Nous n’avions décidément plus le temps. Et puis, en discutant avec Lydia, nous nous sommes rendus compte que nous éduquions nous-mêmes nos enfants à la cinéphilie – plutôt avec succès ! On s’est aperçus qu’en plus des grands classiques des films pour l’enfance, on pouvait également montrer L’Enfance nue de Pialat, Bonjour de Ozu ou encore Où est la maison de mon ami ? de Kiarostami à un enfant de 7 ans et que ça marchait très bien ! La question s’est tout de suite posée : « Pourquoi ne pas faire partager cette expérience de « cinéphiles-éducateurs ? »

Lydia Boukhrief est aussi monteuse, notamment pour vos longs-métrages. Quelle cinéphile est-elle ? Qui est Lydia Boukhrief ?

Comme la majorité des cinéphiles, sa passion pour le cinéma a été précoce. Elle y est arrivée par Tarkovski – on a tous un « film-monolithe », un film qui a croisé notre route et nous a transformé en ouvrant une troisième dimension dans notre perception des images, et elle, c’est Andreï Roublev. Quand on s’est rencontrés, elle avait une cinéphilie qui a complété la mienne. J’étais en retard dans ma découverte des œuvres de Fassbinder, Antonioni, Sokourov ou Kyoshi Kurosawa. Ce sont des cinéastes que j’appréciais de loin, mais je ne m’étais pas penché vraiment sur leur cas, notamment parce que pour certains d’entre eux, je les avais découverts un peu trop jeune. De mon côté, j’ai apporté à Lydia ma culture sur le fantastique australien, anglais et italien, par exemple, ou sur le cinéma des années 1970 avec des auteurs comme Peter Weir, Nicolas Roeg, ou Ken Russell. Et avec, entre nous, des cinéastes fédérateurs, qui nous passionnaient tous les deux, comme Kubrick, Fellini, Lynch, Dreyer, Verhoeven, Buñuel, Herzog ou Hitchcock, entre autres. À partir de là, nous avons pu travailler ensemble, et elle est devenue ma première collaboratrice, bien plus que ma monteuse. Elle est l’une des premières à lire mes scénarios. Elle m’accompagne de l’origine du projet jusqu’au montage et à la postproduction, tout en gardant une saine distance qui la fait notamment se tenir à l’écart des plateaux.

L’Enfance nue (1968) de Maurice Pialat, à découvrir dès 7 ans selon Lydia et Nicolas Boukhrief.

Comment s’est passée la rédaction à quatre mains ? Surtout, comment s’est fait le choix des films ?

Nous avons commencé par lister tous les films qu’on trouvait indispensables, à partir de notre propre cinéphilie, de notre propre histoire d’enfants-spectateurs, et de notre expérience de parents. Afin de trouver une cohérence immédiate à notre sélection et ne pas viser trop large, nous nous sommes focalisés sur des films destinés à éveiller les tout-petits, de 3 à 8 ans. Avec comme idée de travailler essentiellement sur une initiation à la poésie et à l’esthétique de l’image. Au mouvement et au geste. Et ce, un peu partout à travers le monde et l’histoire du cinéma. Pas de films ou d’auteurs à l’approche trop profondément thématique. Pas d’histoires trop complexes. Cette première sélection établie, nous avons ensuite envoyé un questionnaire à tous nos amis cinéphiles divers et variés, en leur demandant : « Dites-nous quels sont les 10 ou 15 films qui ont marqué votre enfance ou qui vous paraissent indispensables pour ce projet ». Beaucoup de leurs listes ont croisé la nôtre, qui était déjà très fournie, mais il y a eu aussi de belles découvertes. Par exemple, c’est Christophe Lemaire qui nous a conseillé Charley Bowers… Nous avons donc regardé tous les films que nous ne connaissions pas, en les ajoutant à notre liste lorsqu’ils nous plaisaient. Cela a généré des arborescences, c’est-à-dire des cinéastes qui nous ont amenés à d’autres cinéastes, ou des titres à d’autres titres approchants. Nous avions finalement une liste de 300 films. En revoyant les films, on s’est bien rendu compte que certains ne tenaient plus vraiment en dépit de leur réputation, qu’ils avaient pris un coup de vieux et qu’un jeune public s’ennuierait devant même s’ils présentaient un intérêt historique. D’autres films, hier pour enfants, sont davantage devenus avec le temps des films pour adolescents, sinon pour esthètes. Il fallait réinterroger des œuvres apparemment évidentes, se demander comment les présenter. Buster Keaton, par exemple, peut être un peu sophistiqué pour des enfants d’aujourd’hui, mais reste néanmoins indispensable. En revoyant tout Keaton, c’est le court-métrage La Maison démontable qui est apparu, dans sa simplicité, comme la porte d’entrée idéale pour entrer dans l’univers du cinéaste – on se servait un peu de nos enfants comme cobayes, il faut bien le dire. Autre exemple : aujourd’hui, un enfant peut facilement s’ennuyer devant Jacques Tati. Pourquoi Tati a-t-il tellement plu aux enfants de son temps et pourquoi ne les intéresse-t-il plus aussi largement qu’auparavant ? Tout simplement parce que Tati « croquait » en direct les Trente Glorieuses. Les enfants allaient au cinéma et voyaient leur monde, stylisé par le cinéaste dans des tableaux qui leur parlaient immédiatement. Mais quand un enfant voit aujourd’hui une gare avec une locomotive à vapeur, c’est pour lui totalement abstrait, ce n’est plus son monde, mais un univers très irréel, sans références immédiates. Les Vacances de monsieur Hulot ne correspond pas du tout aux vacances que prennent les enfants de 2020… Tati est à présent davantage susceptible de plaire au public adulte de Fellini qu’au public familial auquel il plaisait spontanément jadis. Par contre, une fois que l’on a compris cela, on a néanmoins retenu L’École des facteurs, qui fonctionne mieux auprès des enfants, tout simplement parce que le concept de l’école reste universel. Et une fois qu’un enfant, avec ce court, a compris quelque chose du style de Tati, il peut davantage se pencher sur ses longs.

Comment avez-vous approché les films qui ont des thématiques plus matures ou sombres ?

S’il y a beaucoup de films qui ont à voir avec le fantastique, le merveilleux, ou la science-fiction, on s’est interdit d’aborder la notion de terreur. De peur. Parce que ça, vu la tranche d’âge à laquelle nous nous adressons, nous nous sommes dit que c’était l’affaire de chaque parent. En fonction de ce qu’il connaît de son enfant, de ses craintes, ses phobies, ses angoisses… On a juste mis King Kong pour l’exemple ! Il y a des films qui ont des éléments horrifiques ou effrayants comme Dark Crystal, mais on s’est interdit de sélectionner, même si cela nous démangeait, Nosferatu ou le Frankenstein de James Whale. On s’est dit : « la peur, c’est pour la tranche d’âge au-dessus ! ». D’autant que ces films, en leur temps, n’étaient pas du tout pour un jeune public !

Vous dites que vous avez testé ces films sur vos enfants. Est-ce que, d’une certaine façon, ils sont coauteurs du livre ?

Oui ! Ils sont indirectement coauteurs et le livre leur est dédié. Et c’est pour cela d’ailleurs que l’on a mis, à la fin de chaque texte, un petit espace pour que l’on puisse noter les premières impressions des enfants sur le film – c’est ce qu’on a fait avec les nôtres. J’adorerais, en tant que cinéphile, avoir un carnet où mes parents auraient noté ce que je pensais de Fantasia ou du Voyage au centre de la Terre lorsque j’avais six ans.

« Il faut profiter de la totale ouverture d’esprit des enfants de 3 à 5 ans. »

Certains films comme Blanche Neige et les sept nains sont attendus. Mais on trouve d’autres films comme Le Jeudi de Risi, La Flûte enchantée de Bergman, L’Enfance nue de Pialat. Était-ce aussi, au-delà d’amener les enfants au cinéma, et au cinéma de patrimoine, une façon de convertir les parents ?

Ce livre, c’est la rencontre de deux cinéphilies, comme je vous le disais. Je ne connaissais pas L’Enfance nue, et en le découvrant, je l’ai trouvé magnifique. On l’a testé sur nos enfants, et ça a été une réussite. Concernant La Flûte enchantée, je ne l’avais pas revu depuis longtemps, mais j’avais le sentiment qu’il était accessible pour un enfant. On a fait l’expérience avec notre aîné, quand il avait cinq ans, et il est resté scotché. C’est merveilleux, ça permet d’approcher Bergman, à propos duquel les gens ont beaucoup d’a priori. Comme sur le cinéma muet, les films en noir et blanc… Mais si vous prenez un enfant de cinq ans et que vous le mettez directement devant un film en noir et blanc ou muet, cela ne lui pose aucun problème. Ça le captive. Le cinéma muet le repose carrément car il n’a pas à comprendre l’histoire par les dialogues, quand il a peu de langage… Et étonnamment, le retour que nous avons sur le livre, c’est qu’à travers le regard des enfants, les parents rafraîchissent eux aussi leur perception des images !

L’enfant est-il le cinéphile parfait ?

Oui ! Car avant d’être formaté, un enfant est toujours curieux. C’est beaucoup plus dur d’initier à la cinéphilie un enfant de 10 ans qui aurait grandi devant les chaînes de télé pour enfants, avec leurs horribles séries animées en 3D, sans aucune ombre, ni aucun hors-champ ! C’est de l’anti-cinéma, car le cinéma se définit aussi, et presque avant tout, par ces notions. Et pour les enfants ayant eu cette éducation à l’image, le noir et blanc devient difficile, sinon impossible à accepter. Il faut profiter de la totale ouverture d’esprit des enfants de 3 à 5 ans.

Vous avez aussi choisi des films dont vous considérez, pour certains, qu’ils ont un peu vieilli sur certains aspects. Il y a La Belle et la Bête de Cocteau. Ou des films dont vous estimez que le scénario est prévisible et la mise en scène académique, comme Le Roi des masques de Wu Tianming. Néanmoins, vous avez décidé de les inclure.

Nous n’avons pas mis de films que nous n’aimons pas. Cependant, on s’est dit : « Il ne faut pas braquer les parents et/ou les enfants ». Nous devions donc être honnêtes et ne pas crier systématiquement au chef-d’œuvre absolu devant des films qui peuvent ne pas apparaître dorénavant sans défaut. Mais, au-delà de leur réussite globale, certains films avaient leur place dans ce livre pour des raisons de genre, d’origine ou de thématique. La Belle et la Bête, aujourd’hui, demande un effort à beaucoup d’enfants dans un premier temps. Parce que le phrasé de Josette Day a vieilli (s’il a jamais été bon !), il est peu probable que le jeune public trouve qu’elle joue formidablement bien et qu’elle soit une Belle idéale. Donc, il faut aussi pouvoir dire aux parents : « Attention, tenez un peu. Vous allez voir, vos enfants vont adorer… ». Le film, bien sûr, est un objet très gay, avec Jean Marais jouant les deux rôles dans un effet miroir, sous le regard amoureux de Cocteau. On peut décrypter cela en tant qu’adulte et ça rend le film encore plus passionnant de voir, finalement, à quel point la Belle a le mauvais rôle. Mais comme le livre est destiné aux enfants, on ne va pas leur faire une note thématique pour leur expliquer à quel point le film est encore mieux avec cette dimension homosexuelle tellement assumée. Donc, on signale juste les faiblesses du film apparues avec le temps, pour mieux souligner son incroyable et immortelle splendeur visuelle, qui continue de provoquer la fascination.

Avec l’arrivée de la VOD, du téléchargement légal ou pas, la façon de regarder le cinéma s’est peut-être transformée, a muté. Est-ce un facteur que vous avez pris en compte pour la rédaction du livre et, peut-être aussi, pour le choix des films ?

Tout d’abord, le livre est parti de là. L’offre de films est désormais pléthorique, mais il n’y a plus d’expertise, et c’est ce qu’on essaie d’apporter à notre humble niveau, en tant que cinéphiles, professionnels et parents. Certains films se sont, par ailleurs, raréfiés si on ne sait pas les chercher. Pour l’instant sur Netflix, il y a de bons films pour enfants, voire des chefs-d’œuvre comme les Miyazaki, mais on y a plus facilement accès à Capitain Superslip ou au Monde secret des Emojis, qui sont des navets, qu’à La Flèche brisée de Delmer Daves, Moonfleet de Fritz Lang ou La Flibustière des Antilles de Jacques Tourneur. C’est quand même un problème ! Mais on s’est dit qu’il fallait tout de même que tous les films sélectionnés soient trouvables en un ou deux clics. On ne pouvait pas verser dans le « il existe un film tchèque extraordinaire pour les enfants mais il a disparu depuis 30 ans » ou « il a été vu à la cinémathèque de Turin il y a 25 ans mais ils gardent précieusement la copie et ne la sortent jamais ». Ça ne sert à rien ! Il fallait que tous les films soient trouvables. Le seul pour lequel nous avons fait une exception, c’est Les Envahisseurs attaquent de Honda, qui ne se trouve qu’en VHS, mais nous voulions absolument que le film de monstres japonais, le Kaiju eiga, soit représenté. C’est celui qui nous paraissait à la fois le plus intéressant, le plus festif et le plus abordable, car le Godzilla original est trop sérieux pour des enfants de cet âge. Mais vu l’engouement sans cesse renouvelé pour le cinéma asiatique, le film sera très certainement réédité prochainement, c’est déjà étonnant qu’il ne le soit pas déjà !

Gene Wilder dans Charlie et la chocolaterie (1971) de Mel Stuart.

Vous êtes-vous surpris à réévaluer des films que vous n’aimiez pas, ou moyennement, et que vous avez inclus dans le livre ?

Oui ! La Mélodie du bonheur, par exemple. J’en avais gardé un souvenir saoulant, alors que j’aime pourtant énormément Robert Wise, grand cinéaste-architecte. Quand on le revoit avec un œil d’enfant, c’est absolument emballant ! Pareil pour Charlie et la chocolaterie, l’original. Je l’avais vu tardivement et j’en gardais le souvenir d’un film un peu cheap, d’un cinéaste très, très moyen. Ce qu’il est… Mais ça, un enfant de 5 ans ne s’en rend pas compte grâce à la performance irrésistible de Gene Wilder. On s’aperçoit que ces films, au moment où ils ont été faits, avaient comme un pouvoir d’enchantement, que ce soit grâce au Technicolor, à leur musique ou à la générosité de leurs acteurs. Quand on considère la cinéphilie du point de vue des enfants, d’autres paramètres entrent en ligne de compte. Pas forcément ceux que tu considères en tant que cinéphile adulte, souvent basés sur la puissance du point de vue.

Quand on relit vos textes dans Starfix, on s’aperçoit à quel point vous étiez parfois dur, notamment avec le cinéma français. Dans Le Cinéma de Starfix, vous avez consacré un texte en 1984 à L’Amour braque, d’Andrzej Żuławski. Vous écrivez : « Assister à un tel tournage est une expérience rare. Surtout dans le contexte standardisé du cinéma français. Ce cinéma sans âme qui, tantôt tourne à vide sur de vieilles valeurs depuis longtemps corrompues, tantôt se prostitue vainement aux conceptions américaines de la fabrication d’un film. Résultat : des avatars sans style, ni raison, qui demeurent invariablement nuls. »

J’ai écrit ça ? J’avais l’agressivité dont on peut faire preuve à 21 ans. On me dit souvent qu’on ne défendait pas le cinéma français. Pourtant, on défendait Polanski, Resnais, Truffaut, Corneau, Chabrol, Miller, Rohmer, ou encore Caro-Jeunet et Gaspard Noé, dès leurs premiers courts-métrages. Même Godard avait ses défenseurs dans Starfix. Et nous avons également fait, si je me souviens bien une couverture pour un film de Pialat, avec Sous le soleil de Satan ! On a plébiscité Le Dernier combat de Besson… Moins les suivants, à commencer par Subway, que François Cognard avait critiqué à la hauteur de notre déception. On avait fait plutôt des papiers très sympas sur Gilles Béhat, qui nous paraissait défendre le cinéma de genre à la française, comme avec Les Longs manteaux. Dès que quelqu’un manifestait l’intention de faire du genre d’un point de vue français, on prenait plutôt sa défense. Il faudrait donc plutôt inverser la question : « Qui reste-t-il des années 1980 que nous n’avons pas défendu ? » Maintenant, je me trouve très virulent dans les écrits que vous avez cités. Mais si on ne l’est pas à 21 ans, on l’est à quel âge ?

« Pour les cinéphiles, les cinéastes sont des compagnons de route. Quand Kubrick et Fellini sont morts, j’ai pleuré à chaudes larmes. »

Votre regard sur la production française a-t-il évolué depuis que vous êtes passé de l’autre côté du miroir et êtes devenu réalisateur ?

Là, j’étais très négatif parce qu’on était très énervé à Starfix. Je dois avouer que je n’écrirai plus cela aujourd’hui sur ce que le cinéma français propose. Je ne l’écrirai plus… Parce que ce n’est plus à moi de l’écrire. C’est à d’autres ! Je pense qu’il est tout à fait normal que des jeunes cinéphiles s’énervent à mort sur ce qu’ils voient, surtout dans leur production nationale, parce que si tu as envie de passer derrière la caméra et que tu trouves tout super intéressant, ce n’est même pas la peine d’essayer. J’ai envie de dire qu’il y a toujours une part de jalousie dans la relation qu’un jeune cinéphile entretient avec le cinéma de son pays. Quand Truffaut s’exprimait aussi méchamment et violemment sur le cinéma français, je pense qu’il était aussi un peu jaloux de ceux qui tournaient – et sans pour autant vouloir faire le même cinéma. Et j’espère du coup que la nouvelle génération de cinéphiles est aussi dure avec ce que nous faisons, tous, dans le cinéma français ! Aussi dure que ce qu’on a pu l’être. C’est sain. C’est le temps, seul, qui dira ensuite qui a tort, qui a raison. Quelles sont les œuvres qui resteront et celles qui disparaîtront. Le gros avantage quand tu as été journaliste et que tu passes derrière la caméra, c’est que tu te fous de la presse à un point incroyable. Puisque, toi-même, tu as inévitablement écrit d’énormes conneries et que le passage du temps te l’a prouvé. Pour autant, Starfix n’était pas un si mauvais journal, car on a été en connexion avec notre époque. Donc, avec toute cette bande de très jeunes journalistes on a pu y écrire que des cinéastes aujourd’hui reconnus mais jadis méprisés, comme Cronenberg, De Palma, Verhoeven, Michael Mann, Friedkin, Tsui Hark, Cameron, Carpenter ou encore Dario Argento étaient de véritables auteurs, et ce, avant beaucoup de monde.

Dans le texte bouleversant que vous consacrez dans Le Cinéma de Starfix à votre maître Andrzej Żuławski, on s’aperçoit à quel point le cinéma, la découverte d’un film, peut faire basculer une vie de façon concrète…

Votre remarque me fait très plaisir. Je vais vous dire pourquoi : l’hommage qui lui a été rendu en France au moment de sa disparition a été une espèce d’évocation exclusivement people de très mauvais goût. Quasiment personne n’a parlé de Possession, de ses films polonais, et j’ai trouvé ça odieux. J’avais vraiment envie de faire passer l’idée que, quand même, c’était un artiste et un metteur en scène puissant qui était mort, et pas juste une espèce de figure de grand séducteur, ancien mari d’une célèbre star française. Si j’y suis arrivé ne serait-ce qu’avec vous, j’en suis très heureux. Parce que pour les cinéphiles, les cinéastes sont des compagnons de route. Quand Kubrick et Fellini sont mort, j’ai pleuré à chaudes larmes. Et je suis sûr que je suis loin d’être le seul ! Pourtant, je n’ai jamais rencontré ces gars-là. Mais ils m’aidaient à vivre. Et dans le cas de Zuławski, cela a été  encore plus évident, puisque j’ai eu la chance d’apprendre en partie mon métier à ses côtés.

Andrzej Zuławski et Romy Schneider sur le tournage de L’Important c’est d’aimer (1975).

De quelle façon le cinéma de Żuławski irrigue-t-il le vôtre ?

Il ne l’a jamais irrigué, du moins directement. Précisément parce que je l’ai vu travailler, et parce que j’étais proche de lui, mais qu’on restait très différents. C’était vraiment un Polonais, un homme pétri de culture polonaise je veux dire, extrêmement lettré, fils et petit-fils d’écrivains, d’ambassadeurs, d’aristocrates, qui avait fait des études de philo puis l’IDHEC. Moi, je suis un méditerranéen vraiment de base, issu d’un milieu populaire, et relativement autodidacte. Tous les livres que j’ai lus, tous les films que j’ai vus, c’est par ma propre recherche, non par un cursus ou un héritage familial. Donc, on était totalement différents. C’est pour ça que son influence n’a jamais été écrasante. Quand je me suis mis à écrire, je ne me suis jamais inspiré des thématiques présentes dans son cinéma, et surtout, je ne me suis jamais considéré comme son fils spirituel. J’avais d’autres choses à raconter ! Les conseils qu’il m’a donnés étaient avant tout concrets, sur la gestion d’une équipe ou la direction d’acteurs, et j’en ai mis certains dans mon texte pour qu’ils servent à d’autres. Quand Pascal Laugier fait Martyrs, il est beaucoup plus dans la lignée de Possession que je ne l’ai jamais été. C’est beaucoup plus dans la veine du cinéma fiévreux qu’il affectionnait, de Terminator à The Thing en passant par Das Boot. Ceci dit, il avait aimé Le Convoyeur.

Żuławski n’est-il pas à l’origine du Convoyeur ?

C’est vrai, d’ailleurs je le dis dans mon texte. Après avoir vu mes deux premiers films, il ne comprenait pas pourquoi je ne faisais pas de films plus directs, vu ce que je défendais dans Starfix. Il m’a alors dit au cours d’un déjeuner : « Tu devrais faire un polar qui s’appellerait Le Convoyeur. Ce serait l’histoire d’un Arabe qui devient convoyeur, prend un bazooka et tue tout le monde ». Textuel ! Il avait une tendance un peu médiumnique. À ce moment-là, je n’avais pas réussi à monter mon troisième film, j’étais très en colère, énervé contre le système. Quand il évoquait « un Arabe qui prend un bazooka et tue tout le monde », je pense qu’il me visait, moi. Parce qu’il m’a toujours vu plus arabe que je ne l’étais, alors que je suis un métis, et surtout un pur produit de l’intégration française ! Mais bon, il me disait aussi à cette occasion : « Tu as un film comme ça en toi ! ». Je suis rentré chez moi et me suis dit que c’était quand même un bon titre, Le Convoyeur. J’ai imaginé ce que Zuławski me racontait comme pitch, avec cette formule à l’emporte-pièce : si tant est que ce n’était pas l’histoire d’un convoyeur pour la mafia, c’était sans doute l’histoire d’un gars fauché qui entrait comme convoyeur de fonds dans une compagnie et faisait un casse. J’ai trouvé ça attendu, et à partir de ce seul titre, je me suis demandé ce que je pourrais imaginer comme autre histoire.

On retrouve votre amour du cinéma dans tous vos films. Votre dernier, Trois jours et une vie, ne fait pas exception. Y planent les ombres de Clouzot, Grangier, Chenal et d’autres. Pour autant, vous évitez le piège de la citation.

D’abord, il ne faut pas prendre les références autrement que comme des espèces de motifs d’inspiration. C’est parce que je n’ai pas écrit le scénario de Trois jours et une vie que c’est le film où j’ai eu le plus de références. Quand j’ai lu l’adaptation de Pierre Lemaître, je me suis dit, effectivement : « Ah, génial ! Du Chenal, du Grangier, du Clouzot, du Chabrol, du Decoin… du Simenon, en fait ! » On m’a donné la chance, via ce scénario, d’approcher ce cinéma-là. Mais, cela étant dit, je ne me suis pas tapé pour autant tous les Chenal, Clouzot et consorts pour savoir comment ils fabriquaient ces films au climat si puissant ; c’était simplement une sorte de parfum. Je l’ai donc réalisé à ma façon. Je m’interdis complètement, quand j’écris et prépare, d’avoir des références conscientes. Si je pense à un plan déjà tourné par tel ou tel cinéaste, je m’empêche de le faire. Pour chercher mon propre plan. Quand je vois des gens qui pompent, je ne comprends pas l’intérêt de faire en moins bien ce que des génies ont déjà fait de manière… géniale. Piquer un plan ou un effet de montage à David Lean, Scorsese ou Fincher, c’est idiot parce que tu feras forcément moins bien. Et en plus tu seras malhonnête en le revendiquant comme tien. C’est médiocre. Quelques fois, cela donne des choses passionnantes, mais seulement quand un cinéaste arrive à mettre quatre ou cinq références dans le même plan, en les réinventant, comme c’est le cas chez Tarantino, quand il est inspiré. Il aboutit alors à une sorte de patchwork, impur et postmoderne, mais incontestablement intéressant. Dans le lot de ceux qui s’essaient à ce type d’exercice, ceux qui le réussissent sans verser dans le kitsch ou le pompier sont rares cependant. J’ai pour ma part un rapport à la réalisation plus direct et plus artisanal.

L’Enfance au cœur de Trois jours et une vie (2019), dernier long-métrage de Nicolas Boukhrief, adapté du roman de Pierre Lemaître.

100 autres grands films pour les petits sont-ils envisageables ?

Comme le livre a été un succès, ça a été la première demande de l’éditeur. Mais on a fait le premier tome avec un sens des responsabilités certain et réel, et imaginer une suite demande beaucoup de temps. Et de réflexion ! D’ailleurs, ce serait probablement à propos des films  pour les 9/12 ans. De 3 à 8 ans, une ouverture à la poésie, et de 9 à 12 ans, une ouverture au romanesque et à de nouveaux sentiments, comme la peur donc. Mais ça n’est vraiment pas simple. Est-ce que 2001 : L’Odyssée de l’espace n’a pas un rythme trop lent pour des enfants d’une dizaine d’années ayant vu Star Wars ? Pourtant, pour beaucoup d’entre nous l’ayant vu à cet âge-là, ce fut un voyage extraordinaire – ça a par exemple changé la vie de Gaspar Noé et déterminé sa vocation… Alors évidemment, on voit très bien les films qu’on pourrait y mettre : Kes de Ken Loach, Honkytonk Man de Eastwood, La Nuit du chasseur, évidemment… Mais Lawrence d’Arabie, peut-on le proposer, même si je l’ai personnellement découvert à cet âge et qu’il m’a bouleversé ? D’autant plus qu’en version longue, c’est compliqué avec la scène dite « du viol »… Donc vu la somme de travail et le temps de visionnage, et avec nos propres films à réaliser, on ne le fera que s’il nous semble compléter parfaitement le premier tome, et pas dans un rythme ou une perspective commerciale.

Et un second tome du Cinéma de Starfix ?

L’équipe voudrait bien mais ce n’est pas l’ordre du jour. L’éditeur dit que c’est un one shot qui a très bien marché, mais il ne pense pas qu’on puisse faire un autre tome qui fonctionne autant. On a compilé les numéros 0 à 30 dans le premier tome, on pourrait très bien faire 30 à 60 et 60 à 90, puisque le journal a cessé de paraître au bout de 90 numéros. Ce serait possible, il y a le matériel pour ça. Le plus intéressant, je trouve, ce serait de ne sortir que les interviews, et d’oublier nos textes, puisque finalement l’aventure du journal est très bien racontée dans le premier volet. Parce qu’il contient quand même pas mal d’entretiens de gens qui étaient peu interrogés à cette époque. Abel Ferrara expliquant au moment de China Girl que « la mafia n’existe pas », que c’est seulement « un fantasme raciste » : c’est pas mal. John McTiernan expliquant que lorsqu’il fait Piège de cristal, il ne fait que ses « gammes », parce qu’il ambitionne beaucoup plus haut en termes de cinéma : c’est pas mal non plus. Tout comme William Friedkin nous confiant que c’est « le chien noir » qu’il a au-dessus de sa tête qui lui « a ordonné » de tourner son Rampage (Le Sang du châtiment). Je sais qu’il y a des pépites d’interviews qu’il serait dommage de ne pas ressortir un jour. Avec notamment cette phrase de John Carpenter qui me restera à vie : « Allumer la télévision ? Vous voulez dire : s’éteindre soi-même ! »

100 grands films pour les petits – De Max Linder à la Tortue rouge
Un livre écrit par Lydia et Nicolas Boukhrief
Gründ / Arte Éditions – 320 pages
2 mai 2019

Crédits images : Portrait de Nicolas Boukhrief © 2020 Marc Moquin, DR / L’Enfance nue © 1968 Stephan Films, Renn Productions, Les Films du Carrosse, Parc Film, Parafrance / Gene Wilder and Peter Ostrum sur le tournage de Charlie et la chocolaterie © 1971, DR / Romy Schneider et Andrzej Zulawski sur le tournage de L’Important c’est d’aimer © 1975 Jean-Pierre Frizet, DR / Trois jours et une vie © 2019 Gaumont

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Grégory Marouzé

Cinéphile acharné ouvert à tous les cinémas, genres, nationalités et époques. Journaliste et critique de cinéma (émission TV Ci Né Ma - L'Agence Ciné, Toute La Culture, Lille La Nuit.Com, ...), programmation et animation de ciné-clubs à Lille et Arras (Mes Films de Chevet, La Class' Ciné) avec l'association Plan Séquence, Animateur de débats et masterclass (Arras Film Festival, Poitiers Film Festival, divers cinémas), formateur. Membre du Syndicat Français de la Critique de Cinéma, juré du Prix du Premier Long-Métrage français et étranger des Prix de la Critique 2019, réalisateur du documentaire "Alain Corneau, du noir au bleu" (production Les Films du Cyclope, Studio Canal, Ciné +)