Documentaire réalisé pour la télévision en 1998, Wings of Hope revient sur le crash du vol LANSA 508 en pleine forêt amazonienne, le 24 décembre 1971. Juliane Koepcke, jeune Allemande expatriée au Pérou alors âgée de dix-sept ans, fut la seule survivante des quatre-vingt douze passagers de l’avion, parmi lesquels ses deux parents. Plus de vingt-cinq ans plus tard, elle retourne avec Werner Herzog sur les lieux de l’accident et refait avec lui l’incroyable marche qu’elle effectua, seule dans la jungle pendant plus de dix jours, avant d’être secourue par trois indigènes aux abords d’une rivière.

Wings of Hope. Les Ailes de l’espoir. Quel plus beau titre pour un film que celui-là, qui rappelle à l’oreille ces comédies d’aviation hollywoodiennes des années 1930, et Clark Gable et Myrna Loy en kaki de pilote. On est loin, pourtant, très loin des arabesques dans le ciel d’Hawks et de Wellman. Wings of Hope est un film herzogien en diable. Tout y est : l’avion, la jungle, Wagner. Parsifal dans les rues de Lima, et la voix teutonne bien connue du réalisateur surgie du néant pour nous conter un rêve. Un rêve, oui, encore un, dont on se doute qu’il a comme d’autres été soufflé par Herzog lui-même au moment du tournage : Juliane Koepcke se revoit marcher dans les rues de la ville. Le crash n’a pas eu lieu et tout semble normal. Soudain, elle s’aperçoit que les passants tout autour d’elle ont des visages étranges. Des visages fracassés, explosés, et figés dans une même expression d’horreur. Ce sont des mannequins en plastique mal rafistolés avec des bouts de scotch, des dummies à mi-chemin entre la momie égyptienne et la gueule cassée de Verdun. Wings of Hope, on le comprend, sera un film hanté. Un film de fantômes, cerné par la Mort.

Perdu de vue

Quand le film est diffusé pour la première fois à la télévision allemande, le nom de Herzog a disparu depuis longtemps des pages des revues cinéphiles et des affiches des grands festivals. Le temps a passé et l’époque n’est plus celle des super-auteurs mégalomanes de sa génération : Cimino paie toujours, et à jamais, le naufrage de sa Porte du Paradis. Coppola a jeté l’éponge. Les autres sont morts ou à la retraite. À l’aube du XXIe siècle, Werner Herzog n’évoque plus que le souvenir déjà lointain d’un cinéma viril, spectaculaire et fou : celui d’Aguirre et de Fitzcarraldo, inévitablement associés l’un comme l’autre à la figure incontournable et démente de Klaus Kinski. Où est passé le réalisateur ? Personne ne le sait vraiment. Les plus renseignés évoquent des mises en scène d’opéra : un Doktor Faust à Bologne, La Dame du lac à Milan… Mais rien, ou si peu, trouve son chemin jusque dans les salles obscures. Herzog a abandonné le cinéma, semble-t-il. Ou peut-être est-ce le cinéma qui a laissé tomber Herzog.

La vérité, c’est que le cinéaste ne cesse de tourner, partout, depuis que la critique a perdu sa trace quelque part entre Fitzcarraldo (1982) et Cobra Verde (1987). C’est plus d’une quinzaine de films (à présent tous édités chez Potemkine) que l’on découvrira bien plus tard, une fois indiscutable le retour en grâce de Werner Herzog sur la scène internationale. Une plongée dans l’enfer quotidien des enfants soldats miskitos du Nicaragua (La Bataille du petit soldat) ; l’ascension consécutive de deux sommets du Gasherbrum dans le Karakoram pakistanais (La Montagne lumineuse) ; la danse aux mille couleurs des Wodaabe du sud-Sahara, où les hommes maquillés paradent devant les femmes pour être désignés par elles comme époux (Les Bergers du soleil) ; l’abîme insondable laissé par l’écroulement du règne de Bokassa en Centrafrique (Échos d’un sombre empire) ; le survol apocalyptique des 732 puits de pétrole en flammes dans le Koweït dévasté de la guerre du Golfe (Leçons de ténèbres) ; l’exploration hallucinée des mystères de la spiritualité russe (Les Cloches des profondeurs)… Loin des radars cinéphiles et de la pénitence accablée des réalisateurs passés de mode, Herzog continue son chemin, imperturbable, et pose sa caméra partout où il le peut.

Où situer Wings of Hope dans cette cohue étourdissante de films ? Sans doute faudrait-il commencer par l’inscrire au sein d’un triptyque d’œuvres extrêmement voisines, une trilogie achevée au tournant du siècle par Herzog qui semble assurément faire bloc. Plus que tout autre chose peut-être, ces films sont ceux d’un retour : celui du réalisateur au cœur de la jungle, terrain qui l’a vu naître comme auteur près de trente ans plus tôt quand le monde ébahi découvrait le bruit et la fureur d’Aguirre.

Retour traumatique

Little Dietler Needs to Fly, documentaire qu’Herzog adaptera plus tard en film de fiction (Rescue Dawn, 2006), rejouait ainsi étape par étape, geste par geste, l’évasion d’un pilote américain prisonnier des Viet-Congs après le crash de son avion au Laos, en 1966. Mein Liebster Feind Ennemis intimes en français – partait sur les traces de Klaus Kinski, du petit appartement munichois partagé avec Herzog et sa famille dans les années 1950, jusqu’au cœur de l’immense forêt péruvienne, dans l’enfer et la folie furieuse du tournage de Fitzcarraldo. Deux odyssées, donc, et deux voyages dans le temps que la caméra tente de retrouver dans les entrailles de la jungle. S’il paraît plus proche, à première vue, de Little Dieter Needs to Fly, dont il serait le curieux film jumeau, Wings of Hope travaille aussi, en creux, la dimension autobiographique explorée à plein par Mein Liebster Feind. La tragédie du vol LANSA 508, il faut dire, résonne intimement en lui, et plus encore que cela : à l’en croire, elle a ben failli être la sienne.

« Il y a vingt-sept ans, nous avons du nous croiser ici, devant ces mêmes comptoirs », dit Herzog à Juliane Koepcke, face caméra dans le hall de l’aéroport Jorge Chávez de Lima. « C’était la veille de Noël. […] Je m’apprêtais à commencer le tournage de mon film Aguirre, la colère de Dieu, l’histoire de conquistadores espagnols dans la jungle, à la recherche de l’Eldorado. J’apprendrai plus tard que nous nous battions pour pénétrer les profondeurs de la forêt à quelques rivières seulement de l’endroit où Juliane, au même moment, luttait pour sa vie ». Herzog se souvient. Les images d’Aguirre et la musique de Popol Vuh, convoquées en flashback par la voix-off du réalisateur, nous semblent soudain infiniment lointaines, impénétrables. Juliane écoute, attentive. Oui, il y avait énormément de monde, ce jour-là. Tous voulaient rentrer à temps pour les fêtes, et c’était la cohue. Elle se rappelle la joie des passagers apprenant que leur vol était maintenu alors que d’autres apprenaient l’annulation du leur pour problème technique. « Après plusieurs accidents », précise le réalisateur, « Lansa n’avait plus que deux avions en circulation reliant Lima à Iquitos, avec escale à Pucallpa au milieu de la jungle » L’un des appareils, défectueux, s’était retrouvé cloué au sol. Herzog aussi. Sans doute le cinéaste a-t-il croisé le regard des Koepcke alors qu’ils embarquaient, peu avant midi, à bord du vieux Lockheed L-188 Electra posé sur le tarmac.

Juliane Koepcke | Werkfoto

Juliane parle distinctement et pèse chacun de ses mots. Le plus étonnant, sans doute, est la distance presque détachée, clinique, avec laquelle elle raconte chaque détail de la tragédie dont elle a été victime. C’est toute sa rangée de sièges qui a été propulsée hors de l’avion, explique-t-elle, pendant la descente en piqué de l’appareil. Elle n’a aucun souvenir de sa chute, sinon celui du vert infini des arbres, « comme des brocolis » loin au-dessous d’elle. Sa survie miraculeuse, elle la doit à l’une ou à l’autre de ces trois explications, ou plutôt, selon elle, à « une combinaison des trois » : les courants ascendants traversés dans les énormes cumulonimbus qui entouraient l’avion ont pu ralentir sensiblement sa chute ; l’armature des sièges a pu tournoyer sur elle-même, en spirales, a la manière d’une graine d’érable ; des lianes épaisses retrouvées tout autour de son siège, enfin, laisseraient à penser que la jeune fille soit tombée au travers de la canopée très dense de deux grands arbres ayant réduit l’impact final.

Cadrée plein centre, en plan large, à la manière si caractéristique des films non fictionnels du cinéaste, Juliane commente et raconte tout. De retour sur les lieux du crash, elle aide une équipe locale à retrouver les restes épars de l’avion et de ses passagers, autant d’éclats de souvenirs insupportables disséminés à travers la jungle. Un porte-monnaie : « Il devait appartenir à une petite fille », avance-t-elle avec minutie, toujours sans trahir la moindre émotion. « Il contient encore deux pièces, des anciens soles plus en circulation aujourd’hui ». Herzog le premier paraît intrigué, décontenancé même, par le ton apparemment neutre de Juliane. « Cette carapace, assure-t-il en voix-off, est une mesure de protection nécessaire développée avec le temps pour pouvoir vivre un semblant de vie normale ». Mais est-ce uniquement cela ? On sent très vite le regard du réalisateur se heurter au visage doux et banal de cette femme un peu ronde de quarante-quatre ans, à mille lieues des trognes carnavalesques qui peuplent d’ordinaire son cinéma. Plus que Kinski, furieux et génial livre ouvert sur la « conquête de l’inutile », ou que Bruno S., dernier des sages parce qu’il ne sait rien, Juliane Koepcke est un mystère, une énigme, un écran sur lequel Herzog va peu à peu projeter ses angoisses et ses fantômes personnels, ceux que la forêt a embaumé comme la taule froide de l’avion en ruines.

La route, le ciel

Est-ce le cauchemar de Juliane ou celui du cinéaste que ces centaines de têtes d’animaux empaillés et accrochées sur les murs exigus du Muséum d’histoire naturelle de Lima ? Herzog filme avec effroi cet espace pétrifié et inerte, qui tranche violemment avec le mouvement général du film qui est celui, harmonieux, des cours d’eau traversés par Juliane dans l’espoir de les voir déboucher sur un bras de l’Amazone, là où une embarcation pourrait enfin la secourir. Wings of Hope est bien un road movie où espace et temps se confondent, une traversée qui touche au grand geste du cinéma d’Herzog ouvert avec Aguirre et sans cesse poursuivi. « Tout semblait inchangé… », énonce hors-champ la voix du cinéaste. L’infini de la jungle borde, comme d’impénétrables rideaux, la même rivière qui, cinquante ans plus tôt, scellait simultanément le destin miraculeux de Juliane et celui, maudit, de Kinski sur son radeau de fortune envahi par les singes. « Et pourtant, tout était différent. » C’est que, bien sûr – Emmanuel Burdeau le rappellera dans Werner Herzog, pas à pas (éd. Capricci) – on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Accroché au visage insondable de Juliane Koepcke, Wings of Hope finira par faire le deuil de cette impossible et illusoire tentative de résurrection du passé.

Peu de réalisateurs acceptent, dans leur propre film, de se faire donner la leçon. Herzog supposément moins qu’un autre, lui qui cultive allègrement sa réputation d’architecte tout puissant, tordant la fiction comme les faits à son avantage et s’attirant ponctuellement les foudres de la doxa critique et documentaire. C’est pourtant le cas, ici, où le cinéaste lâche les rennes en cours de route et se laisse guider par Juliane. Il la suit hors-piste, loin des chemins balisés par le scénario initial censé se restreindre au périple de la survivante à travers la jungle. Il serait impossible, le voudrait-on vraiment, de cartographier le trajet exact effectué par Herzog et Juliane, tantôt à pied dans la forêt, tantôt voguant sur l’Amazone, sous la voûte des arbres ou dans une clairière abritant la réserve où travaille aujourd’hui Koepcke. C’est que le film est d’abord une odyssée mentale, un voyage labyrinthique au pays des morts, dont ne peut sortir indemne que celui qui en connaît déjà le chemin.

C’est le secret de Juliane que Herzog traque tout au long du film, et plus que jamais sans doute dans ces scènes qui semblent échapper à toute cohérence narrative. Des dizaines de criquets gigantesques dansent, comme d’étranges papillons, tout autour de Juliane debout sous un porche. Elle lève la tête, et la caméra suit son regard jusqu’à la grande lampe dont le faisceau éblouit le cadre. Comme Mein Liebster Feind qui se clôt sur un instant de grâce et de légèreté inoubliable, Wings of Hope est un trajet vers la lumière et vers un passé apaisé. C’est une porte de sortie, « a door of deliverence », que Juliane Koepcke offre au réalisateur. Les rugissements de Kinski se sont tus, comme la voix du Caruso autour du navire en ruines de Fitzcarraldo. Libre, enfin, Herzog sort de la jungle.

Alexandre Piletitch

WINGS OF HOPE (Les Ailes de l’espoir)
Un film de Werner Herzog
avec Juliane Koepcke, Werner Herzog
1998 – Allemagne

Wings of Hope sera projeté au cours de la rétrospective L’Événement Werner Herzog à la Filmothèque du Quartier Latin à Paris, du 8 au 28 juillet 2020.

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