Comment voir du documentaire de patrimoine ? La question est épineuse tant ces titres se sont peu à peu perdus dans les limbes de la mémoire audiovisuelle ou des cinémathèques. Mais depuis 2017, la plateforme de SVOD Tënk invite à reposer son regard sur ces œuvres injustement oubliées, aux côtés de propositions plus contemporaines. Une programmation de niche qui fait dialoguer les films d’hier et d’aujourd’hui, issus du cinéma, de la télévision ou des festivals, dans une offre par roulement en proposant de nouveaux titres chaque semaine. Rencontre avec son créateur Jean-Marie Barbe.
Cet entretien est en complément du dossier du n°6 de Revus & Corrigés.
Comment est née l’idée d’une plateforme de SVOD 100% documentaire ?
Le projet est né en 2006 d’une double volonté : montrer et produire du documentaire d’auteur de qualité. Le nombre d’œuvres documentaires ne cesse de s’accroître au fil des ans et nous voulions dans un premier temps montrer des films que l’on voit peu à la télévision ou au cinéma, des films qui ne passent qu’en festival. On recherche surtout des œuvres singulières, des premiers films avec des auteurs inconnus ou aux écritures liées à l’art contemporain. Nous laissons, par exemple, les films d’investigation ou pédagogiques à la télévision où ce sont des genres encore très forts. La deuxième dimension de Tënk consiste en la mise en place d’un outil de production tourné vers un large public, avec un système de pré-achats, car nous ne sommes que diffuseurs de contenu. Notre objectif est de devenir dans les 10 ans à venir un partenaire important du soutien à la création dans le secteur du documentaire.
À partir de quand une œuvre documentaire entre-t-elle dans le champ du cinéma de patrimoine ?
Pour moi, un film y entre à partir du moment où il n’est plus montré. Il existe donc, en plus du patrimoine ancien, un patrimoine immédiat. La question du temps se pose beaucoup dans l’audiovisuel. Pour le documentaire c’est assez terrible car un film peut avoir seulement 6 mois et dormir sur une étagère après seulement deux ou trois rediffusions. Au bout de quelques années, des problématiques de droits se posent également, avec un non-renouvellement des ayants-droits, des musiques, des archives… Il y a un nombre incalculable de films contemporains très intéressants, à la dimension universelle et intemporelle, qui sont déjà devenus invisibles.

Comment travaillez-vous pour rechercher justement ces films disparus ou invisibles ?
Nous travaillons avec dix binômes spécialisés en la matière : un se concentre sur la thématique écologique, un autre sur les documentaires avec une dimension sonore très importante, un autre sur l’histoire et la politique… Nous avons des gens passionnés qui, de part leur culture documentaire dans un domaine précis, ressortent des placards des pépites que nous sommes fiers de remettre en lumière. Chaque semaine nous proposons 6 à 7 films, de durées et d’époques diverses, dans lesquels nos abonnés peuvent faire leur choix. S’abonner à Tënk, c’est avant tout faire confiance à un travail d’éditorialisation, comme lorsqu’on s’abonne à la presse. Le spectateur est plus dans un système de délégation auprès d’une équipe dans laquelle il a confiance et qui va lui donner les outils pour découvrir des choses qu’il n’a pas l’habitude de voir.
Quelle place prennent sur votre plateforme les documentaires de patrimoine, c’est à dire des films antérieurs à 2010 ?
Ils ont une place assez importante. Cela représente un quart de la programmation en moyenne. Nous proposons des chefs-d’œuvres connus, mais aussi beaucoup de films remarquables que quasiment personne n’a vu depuis leur sortie. Des documentaires qui résistent au temps et qui sont des témoignages sur l’histoire contemporaine ou immédiate. Nous avons donc tout intérêt à les montrer ! On travaille aussi sur des rétrospectives. Récemment, nous avons montré les anciens films de Nicolas Philibert qui, 30 ans après, n’ont absolument pas vieillis. Notre rôle est aussi de remontrer ces films. Nous diffusons enfin les œuvres de patrimoine sans discrimination sur la durée. Même si le film est court, il a sa place sur Tënk. Globalement la question de la durée n’est plus un problème sur les plateformes comme ça peut l’être pour la télévision.
« Aujourd’hui, le documentaire a retrouvé sa place dans la grande maison du cinéma »
Comment mettez vous en valeur les films de patrimoine dans votre travail d'éditorialisation ?
La question de la temporalité est très importante pour nous, elle révèle certaines choses, mais ce n’est pas un facteur discriminant. Ce qui compte c’est la qualité du sens de l’œuvre. Quand elle est ancienne et qu’elle résiste au temps, c’est un label de qualité évident. En ce qui concerne l’éditorialisation, nous avons un site thématique, avec des « plages ». Contrairement au cinéma de fiction, le documentaire est difficilement repérable. Il n’y a pas d’acteurs connus, les réalisateurs non plus à quelques exceptions près comme Varda, Depardon, Philibert, Wiseman… Et encore, ce sont vraiment des exceptions connues par une minorité de spectateurs. Donc on ne peut pas mettre en avant un nom de cinéaste documentariste pour intéresser les publics que l’on voudrait amener sur la plateforme. Difficile aussi de s’appuyer sur des titres à succès, car si le documentaire a renoué avec les salles de cinéma depuis une vingtaine d’années, il en a très longtemps été absent – si ce n’est quelques films animaliers américains qui passaient entre les mailles du filet. Aujourd’hui, le documentaire a retrouvé sa place dans la grande maison du cinéma, la critique s’y intéresse, on a le souvenir de certaines œuvres, mais globalement cela reste encore un genre assez confidentiel. Quand à la télévision, les œuvres sont très peu mémorisés sur ce support. La télé a un problème vis-à-vis de son histoire et de sa sacralisation. Elle vampirise les œuvres qui sont consommées et oubliées. Tout cela pour dire que la thématisation est nécessaire pour donner des repères supplémentaires au spectateur. Mais ce n’est qu’une béquille, car au-delà la thématisation, on s’est aperçu au bout de trois ans d’existence que les gens font confiance à notre travail d’éditorialisation.
Les Plages d’Agnès (Varda), Reporters par Raymond Depardon et La Ville Louvre de Nicolas Philibert, actuellement sur la plateforme Tënk
Quel impact a eu l’arrivée du numérique dans la visibilité du documentaire de patrimoine ?
C’est un impact à deux mesures. D’une part sur la question de la diffusion, l’arrivée de la VHS, puis du DVD a amélioré la vision chez soi des films, on a pu les garder… Ça a été tout une période ! Maintenant, on fait face à une multiplication des plateformes. Se pose la question, pour les films plus anciens, de la qualité du son et de l’image. S’ils ont été tourné en betacam au milieu des années 90, ou en 16 ou 35 mm, il n’y a pas trop de soucis. En général, la numérisation se fait facilement, avec relativement peu d’investissement. Nous récupérons des films globalement en bonne qualité. Toutefois, il y a tout une période, dans les années 80, où les supports utilisés par les documentaristes n’ont pas tenu le choc et qu’il est difficile de récupérer et de montrer les films. Mais c’est quand même l’exception. La question technique n’est pas vraiment un obstacle pour nous. D’autre part, du côté de la production, cela a changé considérablement les choses, avec la légèreté des outils, en terme de poids, de techniques… et de prix ! Des améliorations qui s’accompagnent d’un retour de la dimension artistique très forte. Un individu seul, tel un musicien seul avec son violon ou un peintre avec sa toile, peut réaliser un documentaire.
« Nous jonglons à chaque fois entre les époques, car les documentaires sont souvent en écho avec la réalité immédiate »
Dans les thématiques et les cycles que vous proposez, cherchez-vous à faire dialoguer les films d’hier avec les œuvres les plus contemporaines ?
Oui évidemment, c’est un de nos soucis : nous jonglons à chaque fois entre les époques, car les documentaires sont souvent en écho avec la réalité immédiate. Durant les grèves cet hiver, c’était intéressant d’aller voir ce qui s’était fait en 1995, au moment des grands mouvements sociaux de l’époque. De même lors d’un travail en partenariat avec la Biennale de la danse à Lyon ou les rencontres d’Arles en photographie, nous essayons également d’aller chercher des films qui s’inscrivent dans leur histoire et dans l’Histoire du Cinéma. Travailler avec du cinéma de patrimoine est constitutif de notre démarche.
Vous venez de citer plusieurs institutions culturelles. Avec quels autres acteurs travaillez-vous ?
Nous avons créé un lien très important avec La Cinémathèque du Documentaire, dont l’une des fonctions est, comme nous, de révéler des films et des auteurs peu connus qui appartiennent à cette branche un peu délaissée de l’histoire du cinéma. Nous développons aussi nos relations avec les festivals qui nous donnent accès à leur filmographie. Cela nous permet de faire des retours en arrière de 20 à 30 ans pour aller chercher les films primés ou qui avaient marqués les programmateurs de l’époque. Occasionnellement, nous proposons aussi des cartes blanches, de travailler sur des événements spécifiques… Si la Cinémathèque de Toulouse propose une rétrospective autour de Frederick Wiseman, nous pouvons être partenaires et élaborer avec eux cette programmation. Après nous n’avons pas vocation à faire un travail de rénovation des films. Dans le cadre de recherches de films en Pologne, nous allons travailler avec l’école de Łódź dont la plupart des films de sa collection ont déjà été numérisés et restaurés.

Le cinéma de patrimoine a-t-il sa place dans les festivals pour documentaires ?
Dans les festivals du premier cercle, très peu sont dédiés exclusivement au patrimoine. Souvent il y a des rétrospectives de tel ou tel auteur. Les programmations des festivals et rencontres documentaires se fondent sur de nombreux critères, mais ils ont en général le souci de montrer les films de patrimoine, mais rarement sous un intitulé aussi anthropologique. Après certains festivals vont évidemment proposer plus de films de ce type, même si la tendance du premier cercle en documentaire et des festivals généralistes comme Cannes, Venise, Berlin ou Toronto, montre que les films documentaires projetés sont principalement des films frais, nouveaux et inédit.
Comment se déploie votre plateforme ? Quel est votre public ?
Nous venons de passer le cap des 8000 abonnés individuels. Si on ajoute nos abonnés institutionnels, les collectivités et les écoles, nous dépassons les 15 000 abonnés. Nous avons décidé récemment de les solliciter dans la constitution de notre programmation, en leur donnant la possibilité, parmi une liste de quarante films, de voter pour celui qu’ils veulent voir dans l’offre SVOD. Par ailleurs, si les spectateurs manquent un film, ils pourront toujours le rattraper en VOD classique, en dehors d’une offre d’abonnement. Nous travaillons actuellement sur une nouvelle version qui donnera une place plus importante encore au documentaire de cinéma, grâce notamment à l’évolution de la chronologie des médias. Nous allons aussi nous déployer en dehors de nos frontières avec la création Tënk Europe prochainement, avec en point de départ l’Italie et l’Allemagne. Tënk Canada est déjà en ligne, et on réfléchit aussi avec le festival d’Annecy à faire une version animation, car il y a aussi dans ce domaine des milliers de pépites passés en festivals depuis des dizaines d’années et qui n’ont jamais été vu. Les plateformes vont remplacer la télévision traditionnelle et la concurrence va être de plus en plus aiguisée. Nous en sommes un exemple très modeste. Mubi, Netflix, et Amazon vont aussi se placer sur ce terrain-là, car il y a un public pour cette forme de cinéma. On l’a vu récemment avec les films de Ruffin, Philibert et Depardon ou le succès des documentaires musicaux. Ce sont des films qui continuent de remplir des salles. Mais dans ce paysage il y a un avenir certain pour le documentaire. De quelle nature sera-t-il ? C’est la question. Mais une chose est sûre : il y aura plus de moyens. Je pense vraiment que les plateformes sont l’avenir du documentaire.
Propos recueillis par Alicia Arpaïa.
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