Janvier 1931, aux abords de Martigues, le cadavre d’un manœuvre italien est retrouvé dans un champ. La femme de celui-ci et son amant sont arrêtés et, après avoir chacun déclaré être l’auteur du meurtre, s’accusent mutuellement. Ce sordide fait divers dans le milieu des travailleurs émigrés tiendra en haleine pendant plusieurs semaines les journaux locaux, mais va surtout se révéler être une opportunité inespérée pour Jean Renoir. Depuis son passage au parlant, celui-ci enchaîne les adaptations de pièces de théâtre ou de romans. Cette fois-ci, le cinéaste a la possibilité de saisir le drame au plus près le réel. Un témoignage quasi documentaire de la France des années 1930, dans une nouvelle restauration et édition Gaumont.
Jean Renoir s’immisce dans l’enquête, d’autant plus qu’il connaît personnellement le commissaire qui la mène ! À partir des nombreux éléments qu’ils vont rassembler sur l’affaire, tout en lui préférant une issue de leur cru, Jean Renoir et Carl Einstein écrivent l’histoire d’Antonio Canova dit « Toni », un ouvrier italien sympathique et à l’accent chantant qu’incarne Charles Blavette, amoureux de la belle Hispanique Josefa (Celia Montalván). Cette dernière se voit forcée d’épouser l’employeur de Toni (Max Dalban), une brute balourde mais présentant une meilleure situation sociale. La relation de couple annonce tout sauf des jours heureux…
Mais Jean Renoir n’est pas là pour faire du tourisme. Il n’est pas venu tourner son nouveau film sur les lieux du crime comme on va au zoo. Le cinéaste est conscient de la xénophobie qu’éprouvent les Français d’alors envers ceux que l’on appelle les étrangers (dans le meilleur des cas) ; ces Italiens, Espagnols, Arabes ou encore Arméniens qui s’entassent dans les trains pour la France afin d’en remplir les usines, les champs ou les carrières en manque de main-d’œuvre bon marché. D’ailleurs, comme un écho troublant à des revendications très actuelles, la première fois que le personnage de Toni apparaît à l’écran, des gendarmes ne manquent pas de lui demander ses papiers, à peine sorti de la gare. Dès les premières minutes, un Jean Renoir presque visionnaire par son pragmatisme interroge aussi sur la notion d’appartenance à un pays, lorsqu’un ouvrier turinois se plaint à son collègue originaire de Barcelone de l’arrivée de nouveaux travailleurs italiens ! Pourtant, ces deux-là sont en France depuis moins de deux ans. Quand l’Espagnol demande à l’Italien quel pays est vraiment le sien, celui-ci répond d’un cinglant : « Mon pays c’est celui qui me fait bouffer ! » Voilà qui est dit.

Premier de corvée
Malgré la forte résonance contemporaine du propos social du film, le contexte historique n’en est pas moins essentiel : nous sommes encore dans les conséquences de la crise économique de 1929 et à la veille du Front populaire. La motivation première de Renoir n’est pas la banalité macabre du crime à l’origine du projet, mais bien son aspect social. Il confronte, du point de vue des plus précaires, les rapports entre les communautés émigrées et entre les classes sociales, afin de dépeindre une société française (de l’époque) à deux vitesses. La ruralité de la Côte d’Azur présente dans Toni est assez dépaysante à découvrir aujourd’hui. Cependant, le cinéaste a tenu à être le plus authentique que possible, allant poser sa caméra parmi ces ouvriers arrivés de l’étranger, dont certains ont été figurants sur le tournage, et qui vivaient pour la grande majorité dans des conditions particulièrement insalubres. Rétrospectivement, ce long-métrage français fut considéré comme précurseur du néoréalisme italien. Extérieurs naturels filmés à Martigues, casting sans grande star, prise de son direct… Tous les éléments qui feront ce genre y sont effectivement présents, une décennie avant son avènement. Et il n’est pas étonnant de retrouver plus tard des similitudes dans des plans de La Terre tremble de Luchino Visconti (1948), qui était l’un des assistants de Renoir sur Toni.
Mais le public n’était visiblement pas prêt. Car l’autre drame de ce film se produira après des premiers retours mitigés de la part des spectateurs qui ne s’attendaient pas à une telle plongée dans la réalité du quotidien de ces invisibles, où le Français moyen n’a pas le beau rôle. La présence au générique de Marcel Pagnol, avant tout pour la participation technique de ses studios au tournage, aura joué de confusion, le public s’attendant à un film heureux et lumineux. À l’instar de son précédent Madame Bovary (1933), s’opère alors un remontage du film de Renoir pour en raccourcir la durée, mais sur le négatif original. Quarante minutes sont à jamais perdues. Des scènes exposant les conditions de vie difficiles des émigrés ou les passages les plus sinistres du dernier acte seraient passés à la trappe. Cela ne nous empêche pas de profiter de ce qu’il nous en reste : un témoignage quasi documentaire de la France des années 1930, une époque que l’on penserait révolue mais dont les thèmes sensibles et essentiels enflamment systématiquement les débats de la société française, et d’ailleurs sont encore cruellement d’actualité pour celles et ceux qui sont venus, viennent et viendront encore en quête d’un nouveau chez eux.
Article paru dans Revus & Corrigés N°7 – Sexe dans l’histoire du cinéma

Gaumont
Blu-ray et DVD
3 juin 2020
Le documentaire L’Enquête sur l’enquête – autour du film « Toni » réalisé par Jean Renoir (46 min.) est l’unique mais conséquent supplément disponible sur cette édition. Sylvie Morata (responsable de la Cinémathèque Gnidzaz de Martigues), Maud Blasco (directrice des archives communales), Lucile Node (archiviste) et Sophie Bertran de Balanda (directrice des services culturels) retracent leur investigation commune sur les traces du tournage du long-métrage à Martigues. Un récit passionnant malgré la répétition de certains propos et la brièveté du passage abordant le remontage du film, qui aurait pu faire office de supplément à part entière.