Avec Il n’y aura plus de nuit, le spectateur plonge dans un monde du regard où la caméra est une arme : son documentaire est constitué d’images « opérationnelles » d’hélicoptères de combat sur le « théâtre des opérations ». Ainsi, elle pose des questions fondamentales sur le rapport à la distance, à la fascination, voire même à la complaisances de ces images difficiles. Rencontre avec la cinéaste Éléonore Weber, pour décrypter ce travail rare et précieux.
En tant que spectateur devant Il n’y aura plus de nuit, nous sommes en première ligne, dans les yeux de la personne qui tire, mais en même temps à trois kilomètres de la cible. Il n’y a même pas de contre-champs quasiment.
En effet, il n’y a pas de rencontre de regards.
Ce mode de recherche de l’image sur des sites grand public, sur Youtube, Dailymotion, le site de l’armée, crée une double distance.
Ce ne sont même pas des images interdites, c’est pour ça que je n’ai eu aucun scrupule à en faire un film, car ces images sont déjà « en spectacle », même si certaines images peuvent disparaître, certains sites être plus difficiles à trouver. Il y a quelques sites un peu plus difficiles à trouver et parfois les images disparaissent. Mais je ne sais pas si conceptuellement on peut appeler le fait qu’elles soient déjà mises en spectacle une double distanciation.
C’est aussi parce que j’ai découvert ces images sur un écran de cinéma, alors que vous les avez découvertes sur Internet.
C’est un autre quatrième mur. Au tout début, je me demandais comment redonner du poids à ces images, car les découvrir accompagnées de tas de commentaires sur Youtube me mettait à distance – je supposais que les gens qui les regardaient étaient à distance. Comment leur redonner de l’impact en tant qu’image ? Pendant un temps j’ai pensé qu’il suffisait de les prélever et les projeter sur grand écran. J’aurais pu me contenter de ce geste-là. Ça aurait pu être une installation, par exemple. Mais finalement, j’en ai fait un long-métrage de cinéma, car l’idée était de permettre aux gens de les regarder. C’est aussi supposer que lorsque ces images sont sur Internet, elles ne sont pas regardées pour autant. Et dans d’autres cas, peut-être que certaines personnes regardent les images d’internet comme elle regardent un film au cinéma. Bref, comment leur redonner un poids réel était une question centrale, et le fait d’en faire du cinéma était une réponse.
C’est ce qui m’a fasciné : transformer des images « non cinéma » – même si on peut faire du cinéma avec tout. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser à Un Pays qui se tient sage de David Dufresne. Cette manière de prendre des images qui sont fondamentalement opposées à l’acceptation conventionnelle de ce qu’est l’image cinéma. Dans le cas d’Un Pays…, des images Iphone, dans votre cas des images surcompressées, à peine lisibles, le plus souvent en noir et blanc, de caméra thermiques, qui dans un cas comme dans l’autre, une fois mises dans le documentaire rendent aussi compte d’une « bataille ».
Disons que ce qui m’intéressait avant tout, dans ces images, c’était justement leur statut d’images. À l’inverse du film de David Dufresne, je pense qu’elles ont un lien très étroit avec l’image de cinéma, qu’il y a un plaisir esthétique qu’on peut prendre à les regarder, même si elles sont compressées ; une certaine fascination qui raconte quelque chose de ce que produit une image impressionnante sur le spectateur. Toute image projetée sur grand écran a vocation à être impressionnante. Je les ai toujours vues comme l’envers de toutes les autres images. Voilà pourquoi en faire un film projeté était au centre de ma démarche. Je voulais qu’elles côtoient tous les autres récits, comme si elles racontaient ce que peut faire la beauté, la puissance de la beauté, la fascination. Une force d’attraction qui fait jouir les spectateurs. D’ailleurs, ceci est dans l’absolu profondément dérangeant. Pour moi qui ai fait le film, cela m’a toujours interrogée : quelle était ma part de complaisance par rapport à cela. Or, il me semblait qu’il fallait que j’en fasse quelque chose seule, sans avoir à m’exposer au-delà du commentaire du film. Sur le pilote, je suis persuadée que ça a un double effet. Le pilote a pour lui la puissance des caméras, qui excitent son désir de voir. Et comme son désir de voir est associé au fait de tirer et de tuer, exciter le désir de voir, c’est exciter sa gâchette. En même temps, je pense que cela les perturbe : ça fait effraction, ça les surprend, notamment la surbrillance de l’image. Et le fait que la mort soit censée être sublimée par l’image. Le pire à voir, mais qui est le plus tabou et ce qui excite le plus le désir de voir, ce qu’en général on ne peut pas voir, est enjolivé.

Avant que je ne vois Il n’y aura plus de nuit, je pensais que le film était constitué d’images de drones ; or, ce sont des hélicoptères. À un moment dans le film, il est question de l’œil-machine. Dans quelle mesure l’œil-machine du pilote d’hélicoptère est comparable à l’œil-machine du pilote de drone ?
J’avais en stock quelques images de drones. Il faut néanmoins savoir que les guerres que l’on mène actuellement sont beaucoup plus faites avec des hélicoptères qu’avec des drones. Les drones marquent tout le monde, mais même en manifestation, s’il y a quelques drones, c’est beaucoup davantage l’hélicoptère qui reste utilisé. C’est en effet la même technologie, mais la caméra du drone, qui est parfois encore dix kilomètres plus loin, est plus puissante. Je pense que l’hélicoptère peut donner l’illusion au pilote qu’il est quand même en danger parce qu’il est dans l’action, sur le terrain, susceptible de tomber. Alors que celui qui est assis derrière son bureau aux États-Unis est dans une immunité qui n’est pas discutable. Les pilotes d’hélicoptères discutent un peu de leur propre immunité. Je me souviens que par rapport à la disproportion des forces, un pilote me disait : « Mon problème, c’est en Centrafrique. Ce qui est embêtant là-bas, c’est qu’ils ont des barres de fer pour se défendre. Et là on est très gênés, parce qu’il y a quelque chose qu’on n’arrive plus moralement à assumer.» Mais il arrivait quand même à argumenter que c’est arrivé une fois qu’un cockpit d’hélicoptère soit atteint par une Kalachnikov. Donc, comme c’est arrivé une fois… Dans leur construction éthique, Ils sont gênés qu’il n’y ait plus de face à face, que ce déséquilibre déshérite totalement leur intervention. D’ailleurs, cette construction éthique est l’une des plus élaborées dans nos démocraties : les militaires produisent de la pensée tout le temps. Ils font beaucoup de philo, et produisent beaucoup de pensées et de théories pour justifier le changement de paradigme de la guerre. Il y a donc une différence avec le drone, d’autant que dans l’hélicoptère, ils sont plusieurs et sont sans cesse en discussion. Il demeure cette intranquillité : celle du bruit du moteur, celle du carburant à avoir.
Vous avez évoqué le danger autour de la fascination des images. Il y a un moment dans le film où vous repassez deux fois la même séquence, celle nocturne avec un camion dans un champ, un tracteur et un potentiel lance-roquette, d’abord avec le commentaire du pilote français Pierre V., qui analyse l’image, puis avec le « vrai » commentaire des pilotes de l’appareil. C’est un moment saisissant, car la deuxième fois qu’on le voit, on regarde mieux, on voit des détails qu’on n’avait pas vus la première fois. Puis, quand les discussions des pilotes surgissent, l’image bascule dans tout autre chose, devient encore plus réelle, horrible, si ce n’est insupportable, quelle était auparavant. Pourquoi avoir spécifiquement répété cette séquence ?
Je la passe deux fois, car le dispositif d’écriture du film repose également sur les discussions que j’ai eues avec un pilote, dénommé Pierre V. . Or, ce ne sont pas des discussions sur la guerre en général, ce sont ces discussions face à ces images. C’est un travail d’analyse d’images que l’on fait ensemble, lui avec son regard de spécialiste, moi avec mon regard profane, et avec cette question entre nous qui est : est-ce que ces images sont de simples instruments pour agir ou est-ce que ce sont des images qu’un spectateur peut regarder ? Dans la séquence dont vous parlez, ce qui m’a intéressée, c’est qu’elle se prête à l’interprétation. D’ailleurs quand je l’ai trouvée sur Internet, il y avait des gens qui la décryptaient en disant : « La nuit, les mecs arrosent souvent, on voit bien que ce n’est pas forcément un fusil.» Pierre V. aussi est entré dans le jeu en se demandant ce que fabriquaient ces gars-là, et il avait plutôt l’analyse des pilotes disant qu’ils n’avaient rien à faire ici. Quand on arrive sur une séquence, il faut rappeler au spectateur – sinon on lui ment – qu’il y a eu de la surveillance en amont, d’autres événements. Donc, cela arrive que des gars déboulent par hasard à côté de la cible observée, et que les militaires se disent c’est bizarre. Quand on coupe les directs des pilotes, on est dans la fascination, dans ce qui scintille, dans la mort abstraite. Et quand on entend, on est dans le réel de la mise à mort orchestrée par des types qui sans cesse se justifient. Leur dialogue direct est un protocole : il faut être sûr qu’on a le droit de tirer. De temps en temps, on entend qu’il y a en a un qui n’est pas tout à fait sûr quand l’autre lui dit de tirer. Pour moi, il me fallait aussi valider mes hypothèses. Je ne pouvais pas faire un film où j’aurais coupé entièrement ce rapport de stricte réalité technique de la mise à mort. Et ce qui m’intéressait c’est que le spectateur soit dans des positions différentes, parfois très loin, face à l’image en tant qu’image, soit beaucoup plus impliqué dans cette mise à mort. Finalement, ce que je voulais produire c’est exactement ce que vous décrivez : que ce soit plus ou moins réel. Et doubler cette séquence, à peu près au quart du film, c’est aussi inviter le spectateur à occuper une position, où il n’est pas juste soumis à ce spectacle terrifiant. Tout d’un coup, il fait un pas de côté et commence à se poser des questions.

Il y a une autre séquence qui invite à ce changement de position le spectateur mais aussi les militaires dans l’hélico. C’est la mine que déterrent quatre personnes, qui sont ensuite littéralement vaporisés. C’est une image qu’on a dans un premier temps du mal à comprendre, qui produit elle-même une forme de mise en scène terrible – avec cette sorte de travelling circulaire que fait la caméra de l’hélicoptère. Au début, on voit seulement ces gars qui creusent un trou, à croire qu’ils posent eux-même la mine. On est dans un film qui n’a montré jusqu’alors que des hélico qui vaporisent les gens, donc le premier réflexe est de se dire que c’est le cas ici aussi. Puis, au moment de l’explosion, le pilote de l’hélicoptère dit « Holy shit, dude ! ». La caméra bouge, et derrière la fumée, on découvre les Hummers américains juste à côté, on comprend que c’était des forces alliés, que ça n’est pas « nous » qui avons tiré. Comment as-tu découvert cette séquence ?
C’est une séquence qu’on ne trouve plus du tout sur Internet. Pour moi, c’est surtout une séquence-clé à plein de niveaux. D’abord c’est le moment où les pilotes filment et ne sont plus dans l’œil-machine : ils sont dans l’œil. Puisque ce n’est pas eux qui ont tiré, ils sont témoins, observateurs de ce qui se passe. Et dans leur rôle d’observateur, on sent que ça compte pour eux de filmer, de voir – sinon ils s’en iraient. Ça m’importait de montrer leur fascination de pilote quand il ne s’agit même plus de tirer ou de remplir une mission. Ensuite, c’est le statut de la mort qui est absolument renversant dans cette séquence. En fait, il n’y a rien à voir. A contrario, elle montre que parfois, la mort, c’est ce vide. Il y a des spectateurs qui s’inventent même des débris humains, mais il n’y a plus rien ! Et il y a ce geste de ce type, à côté du cratère, immaculé dans son vêtement tout blanc, qui claque dans ses mains : l’évaporation. Voilà un rapport à la mort, au réel et à ce qu’on ne peut pas voir. On aura beau avoir toute la capacité à voir, il y aura toujours quelque chose qui nous échappera. Un peu comme une autre scène en Irak, avec la bavure sur le journaliste. Ce sont des scènes qui sont plus anciennes que d’autres dans le film, et on sent que ce sont de vraies caméras avec des mouvements de caméra. À un moment, les pilotes contournent une maison et, avec le mouvement, on a l’impression d’une mise en scène. Un cinéaste aurait pu faire une mise en scène analogue, avec ce gars qu’on observe, poursuit, qui disparaît derrière le coin d’un bâtiment, qu’on cherche, qu’on attend de voir réapparaître… C’est tout un suspense orchestré par l’image.
Dans cette idée d’obsession de voir, et en même temps ne rien voir, c’est à mettre en regard de l’afflux presque écoeurant de détail des images, qu’elles soient thermiques, infrarouges ou autre, avec des zooms impossibles. On voit dans la nuit et en même temps on voit sans rien voir. D’ailleurs, la voix off dit elle même que les pilotes ne peuvent zoomer que très peu de temps, sinon cela leur donne la nausée.
C’est aussi ce qui fait la différence entre un pilote d’hélicoptère que pour un pilote de drone, qui lui n’aura jamais la nausée. Dans le livre Théorie du drone, Grégoire Chamayou raconte ce que la distance produit par rapport au fait de tuer. Avec Il n’y aura plus de nuit, j’ai fait plein d’hypothèses parce que j’étais obligée de déduire des choses de ce que je voyais. Mon hypothèse est que quand les pilotes voient leurs cibles de près (et en même temps de loin, paradoxe constant), s’ils souffrent par la suite, c’est justement d’avoir pris du plaisir à le voir. Véritablement, c’est ce qu’on appelle la jouissance. Par effraction ils ont vu l’horreur, ils ont vu ce qu’ils ne devaient pas voir, et c’est une chose irrésistible. On voit bien comment les enfants jouent avec la cruauté, c’est irrésistible pour l’être humain et ça produit une jouissance coupable. Mais, pour autant, ce n’est pas forcément de la compassion.

En parlant de commentaire, j’ai l’impression que Pierre V., en tant que militaire français, se pose quelques questions supplémentaires par rapport à ses homologues américains. L’avez-vous ressenti aussi ?
Peut-être que le film produit cet effet, parce que lui a une distance. Il semble aussi avoir un niveau de réflexion du fait que c’est très écrit, qui contraste énormément avec les directs qu’on entend. Toutes les séquences sont avec les forces américaines, sauf une. Et quand on entend les Français, ce n’est pas forcément évident qu’ils pensent différemment ou soient plus malins. Ça produit cet effet là avec Pierre V., mais je pense qu’il est juste dans une situation différente où il a le temps de réfléchir, quand ses collègues sont purement opérationnels. En revanche, les Américains montrent davantage les images. En France, il y a une cette sorte d’interdit – on n’en fait pas un spectacle aussi facilement. Les Américains ont aussi mené une guerre dans laquelle ils se sont particulièrement investis, quand, en France, on ne parle pas ou peu des guerres menées. Chez nous, il y a zéro débat, et justement, c’est le pire, car cette pudeur occulte beaucoup plus nos propres engagements.

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VIENS ET VOIS (de loin) · 18 juin 2021 à 18 h 53 min
[…] Article originellement publié dans Revus & Corrigés n°10 (printemps 2021). À compléter avec la lecture de l’entretien de la réalisatrice Éléonore Weber, à lire ici. […]
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