Ancienne assistante de l’immense King Hu, Ann Hui a réalisé vingt-sept longs-métrages depuis The Secret, en 1979. Son quatrième film, Boat People, marque tant les esprits qu’il éclipse la filmographie passionnante de la cinéaste hong-kongaise. La sortie en Blu-ray du méconnu Eighteen Springs, beau mélodrame romanesque au sous-texte politique, vient confirmer cette impression.
Anne Hui s’est fait connaître dans le monde entier en 1982 avec Boat People. Ce film, dur et documenté, sur les immigrants après la guerre du Viêt Nam, tient toujours le coup près de 40 ans après sa réalisation. Sans doute parce qu’Ann Hui, qui fut l’un des fers de lance de la Nouvelle Vague hongkongaise (Tsui Hark, Stanley Kwan, Patrick Tam, Ronnie Yu, Johnnie To…), est une réalisatrice classique au sens le plus noble du terme. Si elle n’est pas opposée à certaines expérimentations (la narration éclatée de Eighteen Springs), elle cède rarement aux effets de réalisations à la mode, préférant des mises en scène solides et élégantes. Par conséquent, son cinéma vieillit peu. Par ailleurs, Ann Hui est une cinéaste éclectique, qui aborde de nombreux genres (The Secret est un thriller), et adopte des formes en accord avec les sujets qu’elle porte à l’écran. Si elle maîtrise parfaitement la technique, c’est l’histoire qui prime avant tout. Ann Hui est une conteuse. On peut la rapprocher de grands artisans du cinéma hollywoodien (c’est peut-être un paradoxe, si l’on tient compte de ses origines), qui ont l’intelligence et la modestie de s’effacer derrière leurs sujets. Il n’est alors pas étonnant qu’Ann Hui ait fait le choix d’adapter des romans, parmi lesquels Love in a Fallen City (1984), inspiré de l’écrivaine chinoise Eileen Chang. En 1997, c’est de nouveau Eileen Chang qu’Ann Hui porte à l’écran avec Eighteen Springs. Le film, un mélodrame dans la grande tradition du genre, nous plonge à Shangaï, dans les années 30 et 40.

Ann Hui s’empare du roman d’Eileen Chang pour réaliser une grande fresque historique. Sa direction artistique (décors naturels ou reconstitués, costumes, photographie) confirme la méticulosité que la cinéaste porte à ses films. La photographie légèrement vaporeuse de Mark Lee Ping-bing (chef-opérateur attitré de Hou Hsiao-hsien, il co-signa aussi la photographie de In the Mood for Love de Wong Kar-waï, aux côtés de Christopher Doyle) diffuse l’idée du temps qui passe, de la nostalgie et d’une certaine mélancolie. Si Eighteen Springs semble n’être, au départ, qu’une banale histoire d’amour contrariée, une tonalité plus sombre fait vite irruption. Ann Hui fait basculer le romantisme vers la tragédie la plus noire. Le poids de l’Histoire et des traditions, le déterminisme social, la place des femmes dans la société chinoise, la violence que des hommes exercent sur les femmes, l’envie, la jalousie, ont tôt fait de sceller le destin des êtres. Aucune chance n’est laissée aux protagonistes : qu’ils soient victimes ou « bourreaux », leurs vies seront brisées. Le roman d’Eileen Chang est paru entre 1950 et 1951, dans des journaux, sous forme épisodique. Dans les années 60, l’écrivaine en propose une relecture. Elle remplace la fin optimiste originelle par une conclusion tragique. C’est cette seconde fin qu’Ann Hui adopte pour Eighteen Springs. S’il semble difficile de décoder les messages politiques qu’Ann Hui, prudente envers le régime chinois, veut faire passer dans ses films (ce que souligne le spécialiste du cinéma asiatique Arnaud Lanuque dans son intervention en complément), le choix par Ann Hui d’une fin dramatique n’est certainement pas dû au hasard. Rappelons que ce long-métrage fut réalisé en 1997, année de la rétrocession de Hong-Kong à la Chine. L’air de ne pas y toucher, Ann Hui prédit que de noirs nuages s’avancent sur Hong-Kong.
Porté par une jolie distribution (Jacklyn Wu, Leon Lai, Anita Mui, Huang Lei et Ge You), un travail d’écriture ciselé (aucun personne n’est sacrifié, chaque comédien à sa partition à jouer), une mise en scène au cordeau, Eighteen Springs bouleverse avec pudeur. Et le spectacle inquiet offert par Ann Hui poursuit son spectateur encore plusieurs heures après avoir quitté ce Shanghaï d’il y a quatre-vingt-dix ans.
