Après les ressorties de Frissons (1975), Scanners (1981) et Crash (1996), David Cronenberg fait de nouveau l’événement. La version restaurée de Chromosome 3 ressort en salles le 3 novembre, avec toute sa noirceur originale et sa vision sans concession du couple, de la famille et des normes sociales.

Article originellement publié dans Revus & Corrigés N°10, mars 2021.

Chromosome 3 est la réinterprétation métaphorique et cinématographique d’un drame vécu par Cronenberg : le divorce d’avec sa première femme, et le combat qu’il mena pour obtenir la garde de leur enfant. Chromosome 3, sixième long métrage de Cronenberg, apparaît comme l’une des œuvres les plus désespérées du cinéaste de la « nouvelle chair ». Le film s’ouvre sur une séquence éprouvante : dans un théâtre, face à un public, le Dr. Raglan (Oliver Reed) humilie l’un de ses patients lors d’une séance de psychothérapie expérimentale. D’emblée, le cinéaste prévient : vous pénétrez au cœur d’une tragédie. Chromosome 3 se devra d’être regardé, « vécu », au premier degré. Aucune trace d’humour ne fera dévier le film de sa noirceur absolue.

Enfance malfaisante

En instance de divorce, Nola Carveth (Samantha Eggar, vue dans le superbe L’Obsédé de William Wyler) est soignée par le Dr. Raglan qui a développé une méthode controversée pour soigner les troubles mentaux : la psychoplasmatique. Lorsque Frank, le mari de Nola, découvre des ecchymoses sur le corps de Candice, leur petite fille, il informe Raglan de son intention de mettre fin au droit de visite. Soudain, de dangereuses créatures, à la forme enfantine, font leur apparition… Parsemé de scènes cauchemardesques – les monstres emmenant Candice sous la neige, l’enfantement d’une créature – Chromosome 3 est un film d’horreur assumé (la musique d’Howard Shore, interprétée par des instruments à cordes, avec une pointe d’électronique, renvoie à la composition de Bernard Herrmann pour Psychose). Cronenberg s’inspire ici d’un thème dérangeant de la littérature et du cinéma fantastique : l’enfance malfaisante. Son film évoque à plusieurs reprises Le Village des Damnés (1960) de Wolf Rilla – John Carpenter reprendra en quasi intégralité la séquence finale du film de Cronenberg pour clôturer son remake (1995) du classique avec George Sanders. Des « enfants » meurtriers ? Cette idée ne pouvait
que séduire le subversif Cronenberg. Pour autant, Chromosome 3 est d’abord une autobiographie en creux du cinéaste. Cronenberg a tourné Chromosome 3 comme une catharsis au drame qui vient de l’atteindre. Dans le livre d’entretiens que Serge Grünberg lui consacre en 2002 [1], Cronenberg avoue son abomination pour Kramer contre Kramer (1979) de Robert Benton (pourtant un joli mélo), qu’il considère comme le navet le plus sentimental, nul et factice, jamais fait sur le divorce. Dans Chromosome 3, il n’y a pas de gras, aucun pathos, juste l’horreur – les créatures commettent des meurtres insoutenables, qui laissent comme un goût de sang dans la bouche. La petite Candice Carverth est mise à rude épreuve lors de scènes d’une grande violence physique et psychologique. C’est la représentation graphique de l’électrochoc que représente pour un enfant la vision de ses parents s’entredéchirant.

Cronenberg contre Cronenberg

Cronenberg tire sur tout ce qui touche de près, ou de loin, à son ex-femme. « La nouvelle psychiatrie » (assimilée à un mouvement sectaire), à laquelle son ex-épouse a eu recours, est dézinguée.  Chromosome 3 est un règlement de comptes rageur, un acte de vengeance assumé de Cronenberg envers son ex-femme. Pour autant, il n’oublie pas qu’un couple est constitué de deux personnes. Frank, qui court durant tout le film, est constamment en retard sur les événements du récit. Il ne peut empêcher la mort de telle protagoniste, ce n’est pas lui qui sauve sa gamine des griffes des créatures. Art Hindle, l’acteur incarnant Franck, est d’une fadeur (volontaire ?) sidérante. Tandis que Nola, immobile physiquement durant la totalité du film, agit sur les choses, a une densité que ne possède jamais le héros. De fait, l’homme ne sort pas grandi de Chromosome 3. David Cronenberg ne s’épargne pas. Si Cronenberg n’est pas le misogyne que beaucoup se plaisent à imaginer (nombre de ses personnages féminins sont forts et beaux : Deborah Harry dans Videodrome, Geneviève Bujold dans Faux Semblants, …), la représentation qu’il fait de la femme dans Chromosome 3 est quasi sans concession (Ruth Meyer, l’institutrice de Candice, est un personnage peu intéressant). Pire : l’idée même de rapport intime avec une femme semble insupportable pour Cronenberg. ll rejette toute forme de plaisir physique et de représentation du sexe à l’écran (une première). Nola enfante sans procréation, telle une immaculée conception. In fine, Chromosome 3 est un conte noir, dont Cronenberg exclut tout happy end. Le spectateur (divorcé, séparé, ou pas) ne peut qu’être éprouvé, hanté, par le regard désenchanté et transgressif que le cinéaste porte sur le couple. En persistant dans ses attaques contre la norme, contre le convenu, Cronenberg délivre encore une œuvre majeure.

[1] David Cronenberg, éditions Cahiers du Cinéma, 2000.

CHROMOSOME 3

David Cronenberg, 1979, États-Unis

Capricci Films
Au cinéma le 3 novembre 2021

Pour ceux qui découvriront le cinéaste de Toronto avec Chromosome 3, ou voudront enrichir leurs connaissances, La Transgression selon David Cronenberg est sorti début 2021. L’essai de Fabien Demangeot (une analyse dont la forme s’apparente à une thèse) impressionne. Le livre propose une lecture du cinéma de Cronenberg sous le prisme de la transgression. Ce travail exhaustif, échappant à la chronologie et l’hagiographie, ausculte toutes les obsessions de Cronenberg (le corps, le body horror, la création de nouveaux organes, la sexualité, le rejet de la norme…), l’évolution de sa mise en scène, son refus catégorique (conscient ou pas) de s’enfermer dans des genres, de les triturer, de les faire cohabiter. Rédigé dans un style clair, précis, abordable, par tous les lecteurs, de l’aficionado
au néophyte, c’est un vrai travail d’entomologiste ! Qui fera date ?

LA TRANSGRESSION SELON DAVID CRONENBERG

Fabien Demangeot, Playlist Society
144 p., 14 €, 21 janvier 2021


Grégory Marouzé

Cinéphile acharné ouvert à tous les cinémas, genres, nationalités et époques. Journaliste et critique de cinéma (émission TV Ci Né Ma - L'Agence Ciné, Toute La Culture, Lille La Nuit.Com, ...), programmation et animation de ciné-clubs à Lille et Arras (Mes Films de Chevet, La Class' Ciné) avec l'association Plan Séquence, Animateur de débats et masterclass (Arras Film Festival, Poitiers Film Festival, divers cinémas), formateur. Membre du Syndicat Français de la Critique de Cinéma, juré du Prix du Premier Long-Métrage français et étranger des Prix de la Critique 2019, réalisateur du documentaire "Alain Corneau, du noir au bleu" (production Les Films du Cyclope, Studio Canal, Ciné +)

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