La campagne présidentielle de 2017 a été largement filmée, sous presque tous ses aspects, d’Emmanuel Macron, les coulisses de l’Élysée à Un berger à l’Élysée. Parmi tous ces filmeurs, nous avons fait discuter ensemble Gilles Perret (L’Insoumis), Laurent Cibien (Édouard, mon pote de droite) ainsi que Mathias Théry et Étienne Chaillou (La Cravate). Trois manières différentes de filmer la campagne et son paysage, trois angles, suivant Jean-Luc Mélenchon, Édouard Philippe et Bastien, un jeune militant d’extrême droite. Décryptage de la construction de l’image politique dans le documentaire.

À lire en complément de l’article « Les images des petits princes », Revus & Corrigés n°14, La campagne électorale en image, printemps 2022, p. 30.

Vous avez tous filmé la campagne présidentielle de 2017, sous trois angles différents : un candidat (Jean-Luc Mélenchon), un porte-parole de candidat (Édouard Philippe) et un militant (Bastien). Comment avez-vous préparé ces trois documentaires en amont du tournage ?

Gilles Perret : Je connaissais Jean-Luc Mélenchon car il avait vu mes films précédents, dont Les Jours heureux et La Sociale [documentaires sur le programme du Conseil National de la Résistance et la mise en place de la Sécurité sociale par Ambroise Croizat, ndlr] – puis on s’entendait bien, nous avions des centres d’intérêt communs. En mai de l’année précédant la présidentielle, nous nous étions revus au festival Visions sociales (qui a lieu en parallèle de Cannes) et je lui avais demandé s’il était d’accord pour que je le filme durant la campagne à venir. Sans grande motivation, il m’avait dit : « Bon, si c’est toi, oui. » Le temps a passé, et avec le tournage de La Sociale j’étais beaucoup sur les routes. Entre temps, d’autres réalisateurs s’étaient proposés de le suivre, mais Mélenchon avait tout décliné, car ça n’était vraiment pas son truc d’avoir une caméra sur le dos en permanence, d’autant plus avec le contexte oppressant et la méfiance qu’il a vis-à-vis de ces dispositifs. Je l’ai sollicité de nouveau en janvier 2017, donc très peu de temps avant le vote, en passant par Sophia Chikirou [alors directrice de communication de la France insoumise, ndlr] – qui vient de Haute-Savoie comme moi – et autour d’un café dans un bistrot j’ai pu le convaincre de mon projet. Je lui ai dit que de toute façon, je serai tout seul, sans preneur de son, qu’on serait dans la proximité et la confidence, et que ça n’engage à rien : on essaye, on avise, puis si on ça ne va pas et qu’on s’engueule, je rentre chez moi en Haute-Savoie et c’est terminé ! J’ai commencé à tourner dès début février, jusqu’au premier tour. On a respecté ce contrat dans la proximité, en faisant en sorte que ce ne soit pas oppressant, ni lourd pour lui, ni lourd pour moi. Même si les dix derniers jours, j’étais très souvent avec lui, ça n’était pas du 24h sur 24 non plus – il fallait parfois qu’on puisse se quitter pour se retrouver. Je sais que Yann L’Hénoret, le réalisateur du documentaire Emmanuel Macron, les coulisses de la victoire, était vraiment en permanence là, et c’est quelque chose que je voulais éviter. Je pense que ça a été sain pour tout le monde. D’ailleurs, j’ai côtoyé pendant le tournage Yann L’Hénoret, puisque je l’ai notamment croisé aux deux débats télévisés.

Laurent Cibien : Disons que quand je me préparais à tourner l’épisode 2 d’Édouard, mon pote de droite, intitulé Primaire, je ne me préparais pas pour autant à filmer les élections de 2017 – ça n’était pas mon échéance. L’objet de mon film, c’était Édouard Philippe, porte-parole d’Alain Juppé pendant les primaires. Donc certes, ç’aurait pu se poursuivre jusqu’à l’élection présidentielle mais de toute façon les électeurs de droite en ont décidé autrement. Le premier épisode, sur la campagne municipale du Havre de 2014, était d’ailleurs bien plus un « film de campagne » – et puis cela faisait déjà dix ans à ce moment-là que je filmais Édouard Philippe, sur un portrait au long cours. Le pari, c’était d’ailleurs à la fin du premier épisode de dire qu’il y en aura un deuxième : au fond, je n’en savais rien, et le projet aurait pu rester sur une étagère. Mais en soi, il n’y a pas eu de « début de tournage » pour ce deuxième épisode, puisque j’ai simplement continué à tourner après la victoire de Philippe en 2014. L’étape d’après qui s’est présentée de ce parcours politique, c’était les primaires et ça s’est profilé à partir de 2015. La différence entre les deux épisodes, c’est aussi que dans le premier, il était en lice pour lui-même, alors que dans le deuxième épisode, il travaillait pour quelqu’un d’autre, ce qui amène à d’autres enjeux, aussi au niveau du personnage. En l’occurrence, comment porter la parole de quelqu’un d’autre, ce peut être changer son propre langage, et comment cela se marque-t-il dans le corps. Et ça l’a en effet transformé, puisqu’il s’est autonomisé face à son mentor. Le tournage s’est donc globalement étalé de 2014 à 2016 – même si à moment, filmer des meetings de droite, je n’en pouvais plus. Et le fait que le film ait été rattrapé par le réel est au fond génial : pendant les trois quarts de la durée de l’épisode, Édouard Philippe pense que Juppé va gagner, et donc qu’il sera peut-être ministre un jour.  Ils sont sur des rails, favoris, jusqu’à en devenir presque arrogants. Puis ils perdent ! Édouard Philippe gagne quand même puisque cela débouche, à la fin de l’épisode, sur son arrivée à Matignon… Pour moi, la capsule temporelle du film devait s’arrêter à la défaite de Juppé à la primaire, et j’ai commencé à le pré-monter avant la présidentielle de 2017. Mais j’ai vite arrêté : j’ai eu l’impression que l’histoire n’était pas finie. L’affaire Fillon commençait, puis il y avait l’hypothèse que Juppé revienne par la fenêtre… Bref, la fin n’était pas encore là. J’ai donc continué à tourner entre les primaires et les présidentielles, avant de me mettre à le monter, quand j’avais ma fin.

Édouard, mon pote de droite, épisode 2 : Primaires, de Laurent Cibien (2017).

La Cravate est un peu plus particulier, puisqu’il y a deux tournages, le temps de la campagne, du militantisme, et une conversation avec ce jeune militant du FN, Bastien, que vous confrontez à la « novélisation » de sa propre vie, de ce dont vous avez été témoin. Et grâce à ce dispositif, on apprend quelque chose de capital sur Bastien, que vous n’auriez pas obtenu autrement.

Étienne Chaillou : Effectivement le tournage s’est fait en deux temps, en 2017 lors de la campagne puis le temps de cette lecture, un an plus tard. Au départ, nous avons rencontré Bastien par un film pour la télévision et la possibilité de rentrer au sein d’une section pour le Front national [pas encore devenu RN, ndlr], qui sont des lieux assez fermés. Il n’y a que pendant les campagnes électorales que cela s’ouvre un peu à nous. Le « mystère » qu’on a senti autour de Bastien nous a lancés dans La Cravate.

Mathias Théry : Un élément précurseur à notre film a été l’admission de Bastien dans le QG de campagne pour monter la chaîne Youtube de Florian Philippot. C’était la fin du film dans sa version qui nous était commandée pour la télévision. Ce QG, c’est un lieu complètement fermé aux caméras, et nous n’avions pas l’ambition de filmer la campagne en ce sein-là. En revanche, c’était le début d’une histoire. On est passé à ce moment-là du premier projet de commande à celui de La Cravate. On a très vite compris qu’il y avait un paysage au film qui était cette campagne, mais que le sujet était le citoyen Bastien, et pas uniquement le militant. À partir de là, on a continué à suivre Bastien avec notre caméra, en faisant une nouvelle demande à Bastien et à sa cellule du FN pour rester auprès de lui. En parallèle de cette présence, nous avons fait de longs entretiens non filmés pour échapper à la campagne médiatique en cours, et accéder à quelque chose de plus intime. Après un second temps d’écriture et de montage du film, on est revenus voir Bastien avec le texte, pour lui faire lire et l’interroger dessus… et qu’il nous parle de quelque chose d’important dans sa vie.

É.C. : Au moment du tournage de 2017, on ne connaissait pas cette histoire, on l’a apprise en cours d’écriture. Une question simple nous guidait : d’où vient son engagement à l’extrême droite. En remontant dans l’adolescence de Bastien, on s’est aperçu d’incohérences dans son récit. Dans le feu de la campagne on ne l’aurait pas capté. C’est parce qu’on a eu ce temps d’écriture qu’on a creusé.

M.T. : Mais ce n’est pas la pièce manquante qui a provoqué l’envie d’écrire, c’est l’envie d’écrire qui fait apparaître ces pièces.

Le documentaire de campagne, voire politique en général, pose une question logistique évidente : quand filmer, et quand ne pas filmer. Comment avez-vous appréhendé ceci dans vos films respectifs ?

L.C. : J’ai décidé d’inclure cela dans le documentaire. Au début de la campagne municipale de 2014, Édouard Philippe joue de la caméra en me présentant à ses colistiers. Il dit « Laurent a accès à tout, je n’ai aucun contrôle sur lui mais quand je lui demande d’arrêter, il arrête ». Ce que ça signifie, c’est que je ne filme contre l’accord de personne, lui ou son entourage. C’est une règle de base, sauf à faire de la caméra cachée. Pour la municipale, je pouvais tout filmer, mais je n’étais pas 24 heures sur 24 dans son bureau. Dans le deuxième épisode au moment des primaires, Édouard rejoue le jeu des présentations, cette fois-ci auprès de Juppé lors d’une première réunion. À la deuxième, le directeur de campagne de Juppé, Alain Boyer, me dit de manière très froide qu’il voit bien que ma présence met Juppé mal à l’aise donc qu’on va arrêter-là. De toute façon, pour moi, Juppé était un personnage secondaire. J’en ai pris mon parti et j’ai transformé mon dispositif d’après ce réel-là. Est-ce qu’on peut tout filmer ? Non. Est-ce que tout filmer serait intéressant ? Je ne crois pas, on ne ferait plus du cinéma, car le cinéma c’est faire des choix parmi les éléments dont on dispose. Partir de l’illusion qu’on voit tout ne permet pas de faire un film. Je trouve que ce que Mathias disait est intéressant : paradoxalement, je ne crois pas que nos films soient des « films de campagne » car ils n’ont pas forcément comme sujet principal la campagne.

M.T. : La question qui traverse tous nos films est ce qu’on peut filmer ou pas. Les films tournés dans ces conditions font tous face à des personnes qui ont quelque chose à gagner. Le choix de filmer ou pas n’appartient pas qu’à celui qui est derrière la caméra mais aussi à celui qui est devant. La difficulté est de savoir si on accepte de se laisser dicter la matière ou est-ce qu’on trouve des moyens pour apporter une autre point de vue sur les événements que celui qui est autorisé.

Le jeune Bastien, militant FN dans La Cravate (2019), lisant et commentant la version novélisée de sa propre vie politique.

L.C. : Les films politiques sont réussis quand il dépassent la campagne et se posent la question de savoir ce que cela raconte de plus universel. Tu dois en permanence déjouer la volonté de contrôle. Chaque film politique est unique : l’animalité de la campagne de Kennedy dans Primary [1960, de Robert Drew, ndlr] est une première. On ne voit plus le beau gosse qui fait de la politique. Et ce n’est plus possible de faire ce qu’à fait Depardon avec Giscard. Tous ceux qui filment après ont vu 1974, une partie de campagne. Quand Yves Jeuland filme Georges Frêche en cinéma direct dans Le Président, mais avec une distance ironique différente de celle de Depardon, c’est pareil. Avec Édouard, il fallait que je change en permanence de dispositif sinon il me bouffait. Robert Kramer disait, « Quand on tient la caméra on a le pouvoir », mais quand on filme le politique, la dialectique est bien différente. Il y a du pouvoir des deux côtés, et c’est une dialectique permanente d’équilibre des pouvoirs. On filme des dominants, et d’ailleurs, on est que des mecs et on ne filme que des mecs.

M.T. : Avec La Cravate, on voulait justement entrer dans la campagne par la petite porte, et non par les chefs de partis. On voulait filmer celui qui se met au service du puissant. En ça, il y a une différence dans la démarche.

G.P. : On peut essayer de contourner, de décrypter l’image qu’ils veulent donner et on se place par rapport à cela. Moi, en revanche, j’ai fait le choix d’assumer le côté direct. À la sortie du film, les journalistes me demandaient quelle était ma distance critique. Pour les emmerder, je leur disais qu’il n’y en avait pas. Mélenchon, c’est un mec que j’aime plutôt bien, qui m’aime plutôt bien, et j’ai fait un film d’après la campagne que j’ai vue. Ils étaient déçus car on ne le voit pas en colère, mais c’est parce qu’avec son équipe proche et moi-même, on a passé une campagne qui s’est bien déroulée. On a passé que du bon temps. Je revendique le fait qu’il n’y ait pas de distance critique entre nous deux. Si je suis là, ce n’est pas un hasard. Dans le film de Yann L’Hénoret sur Macron, ils ont essayé de faire croire qu’il y avait un regard extérieur et neutre, qui n’était pas passé par les filtres des communicants. Et lui-même l’a cru, je crois. Pour moi c’était un parti pris, et le spectateur fait ce qu’il veut avec ça. Moi, j’ai eu la chance d’avoir à faire à un mec qui marche tout à l’affect. La communication politique a pris une telle ampleur que je me disais par moment que c’était bizarre de se retrouver là. Mais lui ne m’a jamais demandé de couper la caméra. Parfois, je coupais la caméra juste pour respecter l’intimité de lui et de sa petite bande. Mais j’avais accès à tout. Quand il y a eu le débarquement chez Mélenchon avec les 100 policiers, 17 endroits perquisitionnés en même temps, « La République, c’est moi » et tout le reste, j’ai toutes les images de ces trucs-là. Je me disais que le lendemain matin à 6 heures on allait taper à ma porte et saisir mes rushes. Mais rien. Le coup médiatique était réussi et il en paye encore les conséquences. J’avais une seule angoisse, le soir des résultats, c’était de savoir si je pourrais être à côté de lui. J’avais fait tout le tournage, et ne pas être là au moment des résultats, ç’aurait été vraiment dommage. Ils étaient dans un tel état de tension que la petite équipe était enfermée dans le QG. Finalement, j’ai pu y accéder avec le photographe. Mais pour revenir à ce que je disais, quand tu dis à un journaliste qu’il n’y a pas de distance critique, cela paraît abominable. Le distributeur, Jour2Fête, avait déjà distribué deux de mes films et d’après eux cela a été le film le plus dur à sortir. Ils ont eu pas mal de déprogrammation, d’annulation d’interviews… L’expérience a été géniale pour moi qui aime bien la politique, et ces conditions étaient inespérées, mais la sortie a été rock’n roll. Au cinéma, on a fait 40 000 spectateurs. Emmanuel Macron, les coulisses d’une victoire, c’est sept millions de téléspectateurs, avec une critique unanime sur le formidable accès à la campagne. Mais lui avait des codes à respecter. Ils entrouvraient la porte quand il pouvait entrer, sinon il la fermait. Tout était calculé. Et L’Hénoret souffrait beaucoup du jeu de Macron qui changeait d’attitude en face ou non d’une caméra. Il me disait être entré parfois par les portes de derrière pour avoir un peu de spontanéité et que Macron ne sache pas qu’il filmait. Moi si j’avais filmé Méluche en douce, il m’aurait déglingué !

M.T. : Dans La Cravate, notre situation était très différente car notre rapport au parti filmé était clairement opposé. On assumait de ne pas être des sympathisants du tout. Effectivement, il y avait un enjeu autour de ce qu’ils nous autorisaient à filmer. Une de nos réponses à cela a été de faire ces entretiens avec Bastien qui dans les coulisses avait envie de nous raconter des choses, même s’il ne nous racontait pas tout non plus : lui-même décidait de ce qu’il voulait divulguer ou non. Le rapport de Bastien au film a changé au cours du film. Il voulait au départ être le militant qui voulait bien représenter son parti, et chemin faisant, il a été plutôt déçu par ce qu’il se passait à l’intérieur du parti pour sa pomme, et a décidé de jouer quelque chose de plus personnel, son histoire et plus seulement ses actions militantes. Avec ce recul-là, il s’est davantage ouvert à nous sur ce qu’il ne nous était pas donné à voir. Le temps nous a permis de pouvoir le raconter grâce au texte.

De filmer la campagne à filmer le pouvoir en place (mais entre amis), dans l'épisode 3 d'Édouard, mon pote de droite

Quand on filme un sujet politique au long cours, arrive-t-on forcément à une image au minimum sympathique du sujet ?

L.C. : Nous avons tous une position différente là-dessus. Gilles assume l’affection politique et personnelle envers Mélenchon, alors que dans La Cravate, il y a une opposition tout aussi assumée au parti en question, et moi je me trouve entre les deux. Édouard, je l’apprécie pour un tas de raisons et le fait de le catégoriser dès le titre « de droite » sous-entend un désaccord politique, en l’occurence que je suis de gauche. Ce qui est intéressant de savoir c’est ce que ça implique dans notre dispositif, et c’est par la mise en scène qu’on crée la distance nécessaire. Visiblement vous le trouvez sympathique dans le film, il y a plein de gens qui m’ont dit le trouver absolument antipathique. C’est un portrait de facettes. Quand on filme un humain, on fait ressortir son humanité. Bastien, c’est un facho, mais il est touchant. Daigner l’humanité à un humain, c’est un problème. Quand des gens de gauche me disent qu’il voient bien son côté désagréable mais se demandent si les autres vont le voir, c’est mésestimer les spectateurs – ce qui n’est pas très de gauche. Il faut se méfier de cette volonté de contrôle. S’il est sympathique, c’est pas grave, ce n’est pas pour cela qu’on votera ou pas pour lui, mais parce qu’on est d’accord ou non avec des propositions ou une vision du monde. Si cela semble risqué de faire apparaître l’humanité de son sujet, alors il ne faut pas faire de documentaire.

G.P. : Quand les gens qui détestaient Mélenchon ont vu L’Insousmis ils ont continué à le détester. Mais oui, on filme de l’humain, sinon il faut prendre sa carte de presse. Quand j’ai fait Les Jours heureux et que j’ai été reçu à l’Élysée, c’est sûr que François Hollande était sympa ! Le piège c’est que comme il est sympa, tu n’oses pas trop le torpiller au montage, alors que sa prestation était d’une vacuité à tous les étages. Avec le recul, on aurait dû encore plus couper. L’histoire a montré que voter pour quelqu’un de sympathique, c’est une véritable catastrophe.

É.C. : Pour La Cravate, la question de la sympathie était au cœur de l’approche qu’on avait de Bastien. Évidemment on le trouvait sympa, mais il fallait voir à travers lui tout ce qu’il voulait transporter en faisant le film, cette idéologie qu’il refusait de nous montrer. Ça a été assez difficile au montage de trouver la justesse : à des moments il paraissait tellement sympathique qu’on se faisait avoir, et on sentait que le spectateur ne verrait pas l’idéologie qui est derrière.

L.C. : En parlant avec le mec qui s’occupait des films politiques à France Télévisions, il me disait que c’étaient les films avec les pires résultats, en termes de chiffres et de retour qualitatifs, car les gens fondent leur avis sur l’affection qu’ils ont. Ils regardent la personne filmée, peu importe le film. En parlant de La Conquête de Clichy [de Christophe Otzenberger, ndlr], j’ai fait une expérience de spectateur avec ce film. Quand il est sorti en 1994, je sortais d’une école de journalisme, et le film te décrivait le système Chirac des Haut-de-Seine avec toute la corruption, l’époque Pasqua etc. Je me rappelle que j’avais vu ce film comme une charge d’une violence, d’une ironie et d’une méchanceté contre Didier Schuller [le candidat RPR à la mairie de Clichy, ndlr] et son système absolument jubilatoire. Je l’ai revu 20 ans plus tard, un peu avant la mort d’Otzenberger [disparu en 2017, ndlr], et en fait c’était pas du tout ça. Il y a finalement vachement de tendresse pour son personnage. Le temps du spectateur pour regarder ce film est fondamental. Il n’est pas aussi méchant que j’avais voulu le voir à 24 ans. C’est beaucoup plus complexe. C’est un film juste. Un spectateur qui regarde un film politique est déjà dans un rapport d’adhésion ou de rejet alors que tout ce qu’on essaye de faire en faisant des films, c’est de lui donner un espace de projection de pensée, d’affect, d’émotion et d’imaginaire. C’est tout l’enjeu des films politiques. Un film est raté quand tout est attendu.

É.C. : C’est très juste ce que tu dis. Dans un film politique on voit d’abord l’étiquette avant de voir l’homme ou la femme. Dans notre démarche, on voulait voir l’homme mais avec une telle étiquette facho et FN, c’était pas évident.

G.P. : On s’est vus à la première projection publique de La Cravate. Je m’attendais à la réaction du gaucho de service qui demande comment on peut donner la parole à des gens du FN. Ce n’est pas nouveau. Arriver à mettre de l’humain et à comprendre le fonctionnement et les moments par lesquels il est passé, c’est hyper intéressant, et il faut rendre hommage à votre film pour cela. Arriver à déconnecter l’impression et les sentiments du parcours politique et de ce qui va faire bouger les choses, c’est ce qu’on a essayé de faire avec Debout les femmes, le film que je viens de faire avec François Ruffin. On s’est coltiné Bruno Bonnell, qu’on aurait pu davantage couper, et finalement sa bonhomie n’a pas empêché qu’il n’a servi à rien et qu’il est nul. Et que la politique, ce sont des rapports de force.

Jean-Luc Mélenchon dans l'attente des résultats du premier tour dans L'Insoumis (2018).

M.T. : Sur la question de la sympathie, on a beaucoup discuté avec Étienne pendant la fabrication du film car on a été déstabilisés nous-même.  Et on a trouvé deux réponses à cette situation. D’abord c’est de ne pas choisir la place du cinéaste engagé mais celle de l’écrivain qui a pour obsession de bien peindre son personnage, même si celui-ci a des aspects répugnants. Ensuite, on s’est dit que ces états d’attirance et répulsion qu’on a nous-mêmes traversés devaient être accessibles aux spectateurs. Que ces spectateurs puissent avoir accès à nos outils. On explique la mécanique du film au sein-même du film pour que le spectateur voit qu’ici il nous fait du charme, que là peut-être qu’on est surplombant, que la vérité se trouve dans les enjeux de relation plutôt que sur les étiquettes. On a décidé que ça soit apparent. Et certains spectateurs sortaient de la salle en disant être emmerdés d’éprouver de la sympathie. Cela fait travailler les gens sur une question de notre époque, qui est comment fait-on avec la montée de l’extrême droite qui joue justement sur cette sympathie. Bastien a-t-il gagné le terrain des idées car il vous a touché ? C’est une réflexion avec laquelle notre société a du mal à se dépêtrer.

L.C. : Le portrait est une tradition picturale ancienne, peindre les puissants quels qu’ils soient, et les bons portraitistes arrivent à montrer plusieurs facettes sur un même portrait. Et certains se mettent eux-même dans un coin de l’image. Mon dispositif a été celui-là. Cela correspond à la situation réelle que je filmais en affirmant dans le titre le rapport entre nous deux, et surtout dans les épisodes deux et trois [Aux manettes, alors que Philippe est à Matignon, ndlr] en étant présent à l’écran. En acceptant de devenir le personnage de la contradiction ou celui qui se fait coincer. D’ailleurs, au montage je devais être sans pitié avec moi-même. La seule façon de laisser de l’espace au spectateur serait que je ne sois pas en position de surplomb et en laissant des moments où Édouard me coinçait parce que mon argument était trop nul. Et le spectateur va le voir. Cela laisse la place au spectateur de ne pas immédiatement s’identifier ni à Edouard ni à moi. Le temps d’absorption du montage est essentiel pour ça.

Vous est-il arrivé de filmer des images qui, selon vous, jouaient trop contre votre sujet ? N’allait pas dans le sens de ce que vous vouliez montrer ?

M.T. : Il y a un présupposé dans la question qui est que le film devrait embellir ou servir le sujet. Qu’est-ce qui est mauvais pour Bastien ? Son désir c’était de se réhabiliter aux yeux de son prochain, donc du spectateur. Il voulait donc être touchant et sympa. Une des situations qui ne joue pas dans le sens de Bastien, c’est un jour où on l’attend chez lui et où il nous appelle pour dire qu’il vient de tabasser deux arabes. On décide de filmer et on débriefe avec lui. En le faisant, on ne sert pas le projet de Bastien qui souhaiterait être vu comme non-raciste. Mais dans notre projet de portrait total du personnage, il faut montrer que c’est un raciste qui tape des arabes. Pour faire de beaux portraits de gens qu’on aime bien, ne montrer que les meilleurs jours ne les sert pas forcément.

G.P. : Un jour Mélenchon s’est énervé pour un détail dont je ne me souviens plus. On l’avait mis au montage, puis on l’a enlevé car ce n’était qu’une comète. Ce n’était pas explicité et à partir du moment où on n’avait pas le moyen d’amener ce moment avec la compréhension nécessaire, c’est que ça n’était pas intéressant. Ça l’aurait desservi par rapport à un caractère qui est déjà très mis en valeur. Il y a d’autres moments assez insupportables pour certaines personnes qui sont ses moments où il est centré sur lui-même. Je ne suis pas sûr que ça serve le personnage. Mais on l’a mis car c’était la relation qu’on avait tous les deux au moment du tournage. J’ai eu la chance de vivre ça lors d’une campagne qui se déroulait bien, dans un équipe soudée et jeune.

M.T. : La question c’est finalement de savoir si on s’auto-censure, non ? Monter un film, c’est s’autocensurer à plein de petits endroits. L’enjeu c’est de ne pas faire un portrait hagiographique mais faire quelque chose qui nous semble juste par rapport à notre subjectivité.

G.P. : Avec l’expérience, j’espère qu’on en est plus là. Si on accepte de faire le portrait, c’est en acceptant le bien et le moins bien. Je me souviens du moment où j’ai montré le film à Mélenchon – il ne me l’avait même pas demandé, c’est dire ! On l’a vu ensemble dans une petite salle à Paris, dans de supers conditions, et à la fin il a pleuré, ça lui a fait revivre des émotions. Il savait qu’il n’était pas toujours bien, il s’en fichait que les gens l’aiment ou pas, il était heureux qu’ils puissent le voir tel qu’il est. Il m’a remercié d’avoir été honnête. Quand on est documentariste, c’est pas mal comme retour.

É.C. : Car ce qu’on cherche, c’est pas le beau, c’est le vrai.

M.T. : Et le vrai c’est subjectif.

Bastien au QG local du FN dans La Cravate.

Gilles, aviez-vous en tête jusqu’où vous auriez filmé Jean-Luc Mélenchon si par exemple il avait été au second tour, ou même gagné ?

G.P. : Je n’avais pas anticipé grand-chose. Quand j’ai commencé fin janvier, il était à 9%. Il avait très peu de probabilités qu’il arrive au second tour. Les semaines avançant, il a monté significativement dans les sondages, et finalement tout le monde – et lui-même – commençaient à y croire. Maintenant que j’y repense, il y a peut-être quelque chose qui le dessert : il était persuadé d’arriver au second tour, et moi, je regardais ça avec un peu de distance. La déferlante médiatique a été terrible, quand la veille du scrutin on a annoncé son accession potentielle au second tour. À 20 heures, il était encore dans le déni. Et ce n’était pas tellement à son honneur de ne pas avoir voulu voir la réalité des chiffres. Mais pour moi, s’il fallait continuer, je continuais bien sûr jusqu’au second tour. 

Filmerez-vous la campagne actuelle de Jean-Luc Mélenchon ?

G.P. : Non je ne crois pas. Ils se filment eux-mêmes. De toute façon, je n’ai pas envie de faire le même film. Je l’ai fait car Mélenchon est un personnage ! Par exemple, Hamon, on peut avoir ses idées, mais c’est pas un personnage de cinoche ! La première fois que j’ai vu Mélenchon, il a pleuré en se remémorant des trucs au Chili. C’était étrange. Si ce n’était pas lui, ça n’aurait pas été pareil. Si j’avais eu un peu plus de temps, j’aurais proposé peut-être quelque chose de plus décalé et déconnant.

En admettant qu’on prenne le docu de campagne comme un genre, on pourrait y rattacher aussi La Sociologue et l’ourson (2016), sur la « campagne » du Mariage pour tous, et Je veux du soleil (2019), sur la « campagne » des Gilets jaunes, non ?

G.P. : Il y a un truc qui est sûr, c’est qu’on est dans des périodes d’effervescence politique, propice à produire de l’émotion et à ce que les langues se délient, que soit au moment du Mariage pour tous ou des Gilets jaunes. Quand on s’est décidé à faire Je veux du soleil avec François Ruffin, en deux jours on était partis, et on a été surpris à quel point les gens étaient en attente de témoignage. Au moment des élections, tout le monde se met à parler de politique, ça devient un sujet. Si on arrive à faire le film en six jours c’est parce que la France est en état d’effervescence.

É.C. : On peut rapprocher une campagne des événements politiques qu’on a filmés, car il y a de l’électricité dans l’air, les gens sont happés par la politique, on sent qu’il y a quelque chose à capter.

L.C. : Dans une campagne, il y a une dramaturgie naturelle. Avant le premier épisode d’Édouard, mon pote de droite, j’ai déjeuné avec Yves Jeuland car il avait l’expérience dans le film de campagne. Il m’a dit qu’il était assez difficile de sortir de cette dramaturgie naturelle de la campagne : à la fin il y a une élection, binaire, oui ou non, et on peut difficilement jouer avec ça. On peut annoncer le résultat final au début, mais à part cela, on est assez vite contraint. Donc, quand Mathias et Étienne racontent l’histoire du Mariage pour tous dans La Sociologue et l’ourson, il y a un point de départ et un point d’arrivée. Dans J’veux du soleil, c’est pareil, en plus d’être un road movie. Nécessairement, il y a une temporalité qui s’impose très fortement avec le cadre de la campagne. Je m’en suis rendu compte sur les trois épisodes. Pour les deux premiers, il y avait une date de fin s’il gagnait ou s’il perdait la municipale du Havre puis les primaires de 2017 avec Juppé. Quand je filme Philippe à Matignon, c’est différent : je ne sais pas combien de temps il va y rester, je ne sais pas pourquoi il veut en partir. Je dois travailler autrement la temporalité, et en même temps cela aurait été difficile de construire le film autrement que dans une chronologie.

En France, l’appétit du documentaire de campagne semble inversement proportionnel à celui pour la fiction, vous ne trouvez pas ?

L.C. : Avant tout, il y a plein de films politiques dans d’autres pays, comme en Suisse avec L’Expérience Blocher. Un autre grand film politique selon moi c’est Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon, d’Avi Mograbi. Ensuite, la fiction, ce n’est pas mon domaine. Si j’avais écrit en fiction l’histoire d’Édouard Philippe sur un mec qui devient Premier ministre de droite d’un Président qui se dit de gauche après avoir perdu une primaire, personne n’aurait cru au scénario ! Pour cela le réel est considérablement plus intéressant. Édouard Philippe est un fan des séries politiques et me dit depuis le début qu’une campagne peut se filmer en documentaire avec sa propre dramaturgie mais que seule la fiction peut réussir à raconter l’exercice du pouvoir. C’était notre discussion au début du troisième épisode, Aux manettes. Peut-être qu’une prise de décision ne se filme pas alors qu’elle peut être mise en scène en fiction en rassemblant des éléments et en jouant le « Euréka ! j’ai trouvé la solution ! ». Alors qu’une prise de décision réelle est le résultat d’une longue série d’événements, ce n’est pas du tout spectaculaire. 

É.C. : Je ferais bien le parallèle avec un match de foot : en fiction, il faut y aller pour scénariser ton match de foot et y mettre de l’intérêt. La campagne contient l’incertain, et c’est le documentaire qui capte cela le mieux.

M.T. : Du côté de la fiction, il y a de plus en plus envie de coller à une histoire proche et réelle. J’ai l’impression qu’il y a un petit goût pour la fiction politique qui raconte les coulisses des choses qui se sont passées, comme par exemple avec Baron noir. Des choses qui sont dans l’immédiateté. C’est une incursion du réel dans les fictions. À ce moment-là, il y a de l’intérêt pour le spectateur car la fiction va raconter le réel. Peut-être que le spectateur pourra aller chercher quelque chose sur un monde auquel il n’a pas accès, les coulisses de la politique.

L.C. : Sur le pouvoir et ses coulisses, L’Exercice de l’État de Pierre Schoeller était aussi un film très réussi.

Emmanuel Macron, les coulisses d'une victoire, de Yann L'Hénoret (2017).

Il y a donc un sentiment qui relève de la satisfaction d’être au cœur de la machine.

M.T. : Une campagne présidentielle, c’est traverser des moments qui sont grisants, à des échelles qui sont bien au-delà du réel, on s’emballe. Comment faire pour ne pas être emmenés par l’ivresse de qu’on filme ?

L.C. : En revanche, accepter de se mettre dans la performance d’un film qui doit sortir le lendemain de l’élection, c’est déjà se mettre dans une seringue. Pour son documentaire sur Macron, diffusé le lendemain même de l’élection, je ne vois pas comment Yann L’Hénoret pouvait avoir la distance suffisante pour voir qu’il était possible qu’il se fasse manipuler, et éventuellement déjouer. Quand France Télé a pris le troisième épisode d’Édouard, mon pote de droite, leur fantasme c’était de l’avoir immédiatement après sa sortie de Matignon. C’était dingue, et hors de question que je fasse ça ! Je reviens à ce que je disais : quand on filme un tel sujet, le temps de réflexion sur ses propres images est capital.

En introduction : Gilles Perret filme Jean-Luc Mélenchon dans L’Insoumis (2017).
Remerciements à Christian Pfohl et Yves Jeuland.

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