Sorti à la veille de la Seconde Guerre mondiale, LA RÈGLE DU JEU a bousculé la France de 1939 à la fois par son extrême lucidité sur la société et son aspect de théâtre bouffon. Le film a maintenant un statut de chef-d’œuvre visionnaire qui cache peut-être les marques de sa fabrication douloureuse et la grandeur du Jean Renoir comédien.
Il est des films qui échappent à la fougue de la première jeunesse. Le Guépard est de ceux-là. Et le dernier John Ford, Frontière chinoise. Serge Daney écrivait – parlant, lui, de Rio Bravo – que de tels films « nous regardent ». Qu’ils en savent bien plus sur nous que ce que nous, croyons en savoir. Qu’ils nous observent grandir et nous ménagent, d’une vision à l’autre, une place que la vie vécue et le temps enfui nous permettront, un jour, d’habiter totalement.
La Règle du jeu était presque destiné à rejoindre la cohorte de ces films d’une vie, ne serait-ce que par son statut de chef-d’œuvre tard-venu. Ce fut le film de Renoir qui connut la gestation la plus heurtée, essuyant des défections de casting – Simone Simon, puis Jean Gabin déclinèrent les rôles offerts par le réalisateur de La Grande Illusion (1937) et La Bête humaine (1938) – et des retards accumulés, qui contraignirent le réalisateur, également producteur et co-scénariste du film, à commencer le tournage sans script définitif. Sa réception ne fut pas moins difficile : les exploitants, conscients d’avoir affaire à un « drôle de film », le reléguant loin des palaces de la Madeleine et des Champs-Elysées, dans des salles intermédiaires à la jauge plus réduite. Ils ne s’étaient pas trompés. Quand le film sortit sur les écrans en juillet 1939, à grand renfort de presse, le public bouda férocement. On lui reprocha son manque d’enjeux dramatiques – « rien ne se passe ! », lisait-on dans les compte rendus de la presse – mais aussi et surtout le jeu des comédiens, qui parut à presque tous les contemporains comme outré, bouffon et faux, insupportablement faux.

Théâtre des vanités
Comment Carrette pouvait-il jouer un contrebandier champêtre avec un tel accent parigot ? Et Nora Gregor, « la viennoise », si mal articuler le français ? On maquillait difficilement – si peu qu’on s’en donna la peine – les sous-entendus de ces remontrances affligées : ce qui scandalisait le bourgeois dans la minauderie amusée de Dalio, c’était qu’un acteur juif soit élevé par Renoir au rang de marquis ; qu’un château tel que celui de La Collinière, et qu’un titre de noblesse aussi élevé, appartiennent l’un comme l’autre à un Rosenthal, ce nom honni que portait déjà son personnage dans La Grande Illusion, et dont Jean Narboni rappelle dans son dernier livre [1] combien il déchaîna la haine de Céline dans Bagatelle pour un Massacre. Elle avait bien vu, la France de 1939, que le film se jouait d’elle. Qu’elle lui tendait un miroir grossissant au fond duquel apparaissait, déjà, le visage pathétique et sans joie de l’Étrange Défaite.
Car c’est bien ce qui se profile derrière le marivaudage avorté de La Règle du jeu, où le badinage d’une aristocratie finissante qui se joue à elle-même son petit théâtre de vanités sur la scène d’un monde qui n’est plus le sien, se détraque et file droit vers le chaos. On boit, on mange, on danse ; on présente sa collection d’automates aux figures froides et sans vie. On chasse le faisan et le lapin, jusqu’à faire éclater le film sous les coups de fusils. C’est un fait : jamais plus un spectateur ne pourra voir la partie de chasse du film de Renoir sans le contre-champs mental des charniers de la guerre à venir – Hitler envahit la Pologne moins de deux mois après la sortie du film en salle – ni la danse macabre qui suit dans les salons de La Colliniere, autrement que comme une sarabande au-dessus d’un volcan.

Jeu de vilains
Mais le film est autre chose encore : c’est celui d’une peau d’ours dont on ne parvient pas à se défaire. Celui d’un homme qui est partout et nulle part, au centre absolu du film, et à sa marge perpétuelle. Le génie suprême de Jean Renoir est celui de s’être attribué le rôle d’Octave, musicien raté et ami de tous, enfant de la balle et artiste bohème qui amuse la bonne société. Il est le lien qui unit tous les personnages, le ciment qui joint entre elles toutes les intrigues du film. Et pourtant. De tous les comédiens de La Règle du jeu, il est celui qui essuya les critiques les plus virulentes. On lui suppliait, embarrassé, de ne plus faire l’acteur, ce qui paraît aujourd’hui incroyable. Car Renoir a su donner à son jeu le ton exact de son film, laissant apparaître sous une bonhomie apparente, cette lucidité absolue et cette absence de toute forme de lyrisme romantique – ce qui tend sans doute à provoquer le rejet de ceux qui découvrent le film à l’adolescence. C’est par lui, auteur absolu qui dirige le cadre devant et derrière la caméra, que se révèle la vérité des personnages, par leur masque même. Car chacun joue sa partition, observant scrupuleusement – c’est le titre du film – la règle d’un jeu désuet et désormais morbide, dût-il les mener à la ruine et au monde des ombres du plan final. Tous, sauf Octave. Sauf Renoir, qui jamais ne trouve sa place. Il veut être partout, et disparaître. Jouer son rôle et retirer, dans le même mouvement, ce costume d’ours qui l’étouffe et dont personne ne se soucie de le soulager. Ne pas choisir. C’est la position que veut tenir jusqu’au bout l’acteur cinéaste, équilibriste affable rattrapé par les sombres temps à venir et par son propre film. C’est ainsi, peut-être, qu’il faut comprendre cette phrase célébrissime du film, d’Octave à Dalio : « Tu comprends, sur cette Terre il y a quelque chose d’effroyable », dit-il, « c’est que tout le monde a ses raisons ». La Règle du Jeu en montre le prix, dans le sang des bêtes qui agonisent.
[1] Jean Narboni, La Grande Illusion de Céline, Capricci, 2021.
