Les cinq westerns qu’Anthony Mann a tourné avec James Stewart ont réfléchi un Ouest âpre, violent et propice aux personnages de sociopathes. Je suis un aventurier, réalisé en 1954, ne déroge pas à la règle, tout en offrant les paysages majestueux du grand Nord et de la frontière avec le Canada.

Article originellement publié dans Revus & Corrigés n°10, printemps 2021.

On ne répètera jamais à quel point l’idée d’Anthony Mann de faire jouer à James Stewart – image même d’une Amérique bienveillante et intègre, proto-Tom Hanks avant l’heure – des rôles de sociopathes dans ses westerns, a été brillante. Stewart avait déjà tourné dans le western pro-indien et plutôt sombre La Flèche brisée (1950) de Delmer Daves avant d’être consacré dans Winchester ’73, sorti la même année par Anthony Mann ; le genre de western violent et âpre où son personnage dit à une femme, alors qu’ils se défendent contre des natifs, de garder la dernière balle pour elle. La sauvagerie contrôlée qu’il exprime dans les westerns de Mann, agissant presque comme une double personnalité par rapport à son image habituelle, sans doute la portait-il en lui, avec d’un côté cette figure de grand dadais dégingandé, de l’autre, son engagement républicain assez brutal, où, du haut de son grade de général de brigade [1], il serait plus tard bien à l’aise à l’idée de bombarder le Vietnam. Le producteur Aaron Rosenberg le disait lui-même : « Anthony Mann a perçu en James Stewart quelque chose que personne n’avait remarqué auparavant ; une rage folle qui se libère soudain. Le public, d’un coup, découvrait un acteur très différent de celui des films de Frank Capra ; il n’attendait certainement pas de lui cette dureté, cette violence refoulée [2]. »

Quatrième des cinq westerns que Mann a tourné avec Stewart, Je suis un aventurier utilise les fondamentaux du genre (le héros solitaire, la communauté, la province isolée…) pour réfléchir sur la violence qui lui est inhérente. Située pendant la ruée vers l’or du Klondike, l’histoire voit un cow-boy missionné pour faire traverser un troupeau de bovins dans les montagnes de l’Alaska avant d’enfin s’établir dans ce territoire du bout du monde. Le scénario de Borden Chase [3] (qui avait déjà signé pour le duo Mann/Stewart les westerns Winchester ’73 et Les Affameurs, mais aussi l’emblématique La Rivière rouge d’Howard Hawks) se garde bien d’être explicite sur le passé du personnage de Stewart – potentiellement un meurtrier recherché. Surtout, le spectateur peut y projeter ce qu’il souhaite, pour expliquer (ou non) les agissements à tendances sociopathiques du héros durant le périple, comme lors d’une séquence emblématique où il laisse un convoi s’aventurer dans un glacier qu’il sait mortel. « Tu aurais dû leur dire » remarque la jeune Renée (la Française Corinne Calvet) qui l’accompagne. « Pourquoi ? » répond-t-il… Évidemment, le « pourquoi », il ne peut pas le comprendre, cet aventurier qui conçoit la solitude misanthrope comme une carapace de protection dans l’Ouest sauvage. De même lorsqu’il abandonne une communauté à son sort, et en fait autant avec des amis de longue date (dont le formidable et toujours touchant Walter Brennan). Là, le héros solitaire tant chéri par le western n’est plus iconique ni inspirant – à la manière de l’ambiguïté sur laquelle joue, à la même époque, George Stevens et son Homme des vallées perdues (1953) incarné par Allan Dwan.

Seul au monde

Dans une certaine mesure, l’aridité morale des personnages des westerns d’Anthony Mann est inversement proportionnelle à l’aridité climatique. On est loin, ici, des maisons disséminées au milieu de nulle part dans le Monument Valley de John Ford : les territoires filmés par Anthony Mann sont montagneux, boisés et vivants. Même dans le grand Nord de Je suis un aventurier – aux extérieurs tournés au Jesper National Park d’Alberta, au Canada, et dans le glacier environnant d’Athabasca, élégamment filmés par le directeur de la photographie William H. Daniels (qui a collaboré à cinq reprises avec Mann, et aussi avec Von Stroheim, King Vidor, Clarence Brown, Frank Borzage, Ernst Lubitsch…). Seulement, c’est justement ce décor touffu qui crée le danger, qu’il soit humain – un tireur embusqué en haut d’une montagne, derrière un buisson – ou naturel – comme l’avalanche du glacier sur les malheureux membres du convoi. D’où le besoin d’une carapace, d’une protection, que certains pionniers se constituent à travers l’idée de communauté, particulièrement face aux sbires du shérif-despote local Gannon (très joyeusement interprété par John McIntire). Communauté qui, pour notre lonesome cowboy, est une forme de faiblesse, sans parler du risque de s’ouvrir à quelqu’un et d’en souffrir.

Je suis un aventurier n’est pas, néanmoins, le meilleur des westerns de son auteur. Il n’a pas l’efficacité de Winchester ’73, les relations et caractérisations plus complexes des Affameurs, ou encore la violence bien plus poussive du plus tardif L’Homme de l’Ouest (1958) – où c’est cette fois-ci l’image de Gary Cooper que le cinéaste s’empresse de démolir (au sens propre). Il n’en reste pas moins un geste important pour cette appréhension du territoire sauvage et de sa corruption par une société non moins sauvage. L’histoire ne se termine pas véritablement bien pour James Stewart, malgré un pseudo happy ending. C’est aussi le moment où le western entre dans sa période dépressive. Celle qui laisse John Wayne tout seul sur le pas de la porte à la fin de La Prisonnière du désert (1956). Et James Stewart, bientôt figure hitchcockienne torturée, ne retrouvera pas l’innocence de jadis.

Sidonis Calysta
Combo Blu-ray / DVD / Livret
12 février 2021

Cette nouvelle édition du film par Sidonis présente un livret par Marc Toullec (144 p.) consacré à la carrière de James Stewart dans le western. On retrouve les bonus de la précédente édition, dont les traditionnelles présentations de Bertrand Tavernier (30 min.), qui ne manque pas d’amour pour le film et surtout évoque cette fantastique anecdote sur le quasi-copier/coller entre le roman Les Fugitifs de l’Alder Gulch et le scénario du film, et celle de Patrick Brion (12 min.), toujours efficace pour remettre en perspective le western dans la carrière de Mann et le genre. Aussi, deux documentaires TV sur le cinéaste ; Anthony Mann chez Universal (33 min.) et L’Ouest de Mann (24 min.), et enfin une bande-annonce.

[1] Il avait auparavant combattu pendant la Seconde Guerre mondiale et gagné ses galons de colonel.

[2] Le producteur Aaron Rosenberg, cité par Marc Toullec dans le livret accompagnant l’édition.

[3] Dans les bonus, Bertrand Tavernier évoque la très grande proximité du scénario de Chase avec le roman Les Fugitifs de l’Alder Gulch (1942) d’Ernest Haycox, jusqu’à ce que le film reprenne plusieurs noms de personnages secondaires !

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