Tourné au lendemain de Mai-68, Solo montre une jeunesse dont la seule réponse à l’hypocrisie ambiante des dernières années de De Gaulle est la violence. Trublion inclassable du cinéma français, Jean-Pierre Mocky poursuit, tout au long des années 1960, une esquisse implacable de cette société française coincée, avec Solo comme paroxysme.
Au lendemain de Mai-68, voilà que le cinéma français se retrouvait encore cassé en deux, certes moins gravement qu’au lendemain de l’Occupation, mais quand même. D’un côté, Jean-Pierre Melville signait l’un des derniers grands gestes gaullistes avec son chef-d’œuvre L’Armée des ombres (1969) ; de l’autre côté, les radicaux de la Nouvelle Vague épousaient le mouvement étudiant. Au milieu, Jean-Pierre Mocky, le dernier des indépendants façon Walter Matthau dans Tuez Charley Varrick !, regardait ce qu’il se passait. Ou, peut-être, ce qu’il ne s’est pas passé.
Quand Mocky tourne Solo, en avril 1969, on sait, en effet, ce qu’il ne s’est pas passé. Les législatives de juin 1968 ont vu un raz-de-marée gaulliste lui garantissant une majorité absolue à l’Assemblée. Certes, à son premier tour de manivelle, Mocky ne peut pas savoir que le Général démissionnera à la fin du même mois. Mais qu’importe, car à De Gaulle succèdera son Premier ministre Pompidou lors d’une élection qui a vu la gauche, déjà, être divisée. Et quelques années plus tard, à Pompidou succèdera son ministre Giscard. Les dés sont pipés. Et puis comme le fera dire José Giovanni à Delon dans Deux hommes dans la ville (1973) : « Personne n’est jamais descendu dans la rue pour les droits communs. » Au fond, Mocky sait tout ça, c’est dans l’ADN de son cinéma, le monde ne va pas changer, et l’illusion libertaire est le fruit de marginaux (ce qu’il traduira encore plus cyniquement dans Y a-t-il un Français dans la salle ?), ou sinon de révolutionnaires de comptoir.

Fatum solitaire
À la fois comme trublion en chef du cinéma français mais aussi en bon portraitiste de sa société, Mocky a tiré une esquisse implacable de cette France coincée et hypocrite, avec en réponse des films libres et franchement punks avant l’heure – à ce titre, Les Compagnons de la marguerite est sans doute le plus beau plaidoyer qui soit pour la fin du couple traditionnel et l’amour libre. Enfin, c’était aussi l’ère du temps, et le mouvement hippie avait aussi pris racine en France. Mais au lendemain d’un grand changement qui n’a rien changé, le temps n’est plus à la satire rigolote, seulement à la tragédie. La légende veut que Mocky ait eu l’idée de Solo en écoutant des jeunes parler dans un café, réfléchissant à poser des bombes pour renverser le système. Ça aussi, c’était l’ère du temps, les Brigades rouges et Action directe, les « desperados du capitalisme sauvage » comme disait Mocky.
Car Solo, c’est presque une promesse de western. Un héros taciturne à la parole réservée, comme on les aimait tant dans le cinéma européen à la fin des années 60 : Clint Eastwood chez Sergio Leone, Jean-Louis Trintignant chez Sergio Corbucci, inévitablement Alain Delon chez Jean-Pierre Melville – comment d’ailleurs ne pas voir dans ce Mocky monolithique et ténébreux l’écho du Samouraï (1967), avec sa belle gueule au croisement de Delon et Gérard Philipe. C’est aussi ce paysage aride, où la mort est monnaie courante et l’issue incertaine. Une fuite en avant comme dans tant de westerns noirs, ceux de l’Amérique brisée en deux par le maccarthysme.

Et c’est vrai qu’au fond, Mocky a un peu de tendresse pour les bandits de son Ouest urbain, ces petits fils à papa qui mitraillent du bourgeois et autres « partouzeurs convenables » comme on entend à un moment. Leur acte est un peu minable, ou plutôt inconséquent, et Mocky le met en scène aussi comme tel, mais de toute façon, à quoi bon ? « Vous pensez parvenir à ce noble objectif en bousillant quelques gros pleins de soupe qui s’envoient des petites pétasses de 15 ans ? Mais demain matin, quand ils seront enterrés au Père Lachaise, d’autres gros pleins de soupe les remplaceront, il faudra les bousiller aussi. Vous n’avez pas fini. » 45 ans plus tôt, Solo augure les jeunes paumés du Nocturama de Bertrand Bonello qui vont faire sauter le Ministère de l’intérieur et flinguer des patrons avant de se réfugier dans un grand magasin parisien. En observateur taiseux, Mocky regarde cette force insurrectionnelle qui ne se maîtrise pas, fondée sur tellement de paradoxes que rien d’abouti n’en émerge.
Oh, pfffff...
Pas de grand discours, juste l’amère désillusion. Le cynisme un peu facile, peut-être, mais si beau à contempler, au son de la ballade lancinante et mélancolique de Georges Moustaki. Voilà pourquoi Vincent, ce trafiquant de diamants camouflé en musicien, n’a finalement plus que sa propre liberté à convoiter, entre quelques jolies filles, et sauver la seule chose importante à ses yeux, son frère. La marche du monde, les « événements », sont condamnés à être décevants, ou plutôt déceptifs, trompeurs. À quoi bon, toujours ? Comme une manière de répéter, façon Pierrot le fou (1965) : « Ce que je voulais dire… oh, pfff… », avant de se mettre un tas de dynamite sur la tête. Et Solo de mettre en scène non plus un héros révolutionnaire mais un héros tragique, en fin de compte, une figure classique.

SOLO
Jean-Pierre Mocky (1970)
Les Acacias Distribution
Au cinéma le 4 mai 2022
Sortie simultanée de Agent Trouble (1987), À mort l’arbitre (1984), La Cité de l’indicible peur (1964), Les Dragueurs (1959), Un drôle de paroissien (1963), Litan (1982), Le Témoin (1978) et La Tête contre les mains (1959) de Georges Franju.